Pères et mères dans la foi

Prendre sa Croix

Saint Innocent, Métropolite de Moscou,
Apôtre d'Amérique

Le père Jean Veniaminov, le futur évêque Innocent, composa lui-même un alphabet aléoute afin de pouvoir imprimer en langue locale un catéchisme, l’Évangile selon saint Matthieu et les prières les plus importantes. Vers 1830, dans la langue des Aléoutes, il écrit un ouvrage intitulé L’indication du chemin qui conduit au Royaume des Cieux. Le Saint-Synode de l’Église russe recommanda qu’il soit imprimé, non seulement en aléoute, mais aussi en slavon et en russe. Pendant longtemps, ces instructions de saint Innocent seront diffusées parmi les orthodoxes en des milliers d’exemplaires ; le livre sera réédité 47 fois. L’extrait du Chemin du Royaume que nous présentons est une méditation sur le thème « prendre sa croix », d’après la parole du Christ :Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive (Mt 16, 24).


Sous le nom « croix », on comprend les souffrances, les amertumes et les désagréments. Il y a des croix extérieures et des croix intérieures. Prendre sa croix signifie accepter et supporter tout sans murmurer, quoi que ce soit qui nous arrive dans notre vie de désagréable, de douloureux, de triste, de difficile et de pénible. C'est pourquoi si quelqu'un t'offense, se moque de toi, te fait des ennuis, te cause de l'affliction, te vexe ; si tu as fait du bien à quelqu'un et qu'au lieu de t'en être reconnaissant, il se dresse contre toi ; si tu veux faire du bien et que tu n'y réussis pas ; si tu es victime de quelque malheur (ta propre maladie ou celle de ta femme et de tes enfants) ; si, malgré toute ton activité et tes labeurs incessants, tu es dans le besoin et connais les privations ou même la pauvreté et que tu en es accablé ; si tu endures quelques déboires, supporte tout cela sans réagir, sans murmurer, sans faire de commentaire et sans te plaindre. Ne te considère pas comme offensé et n'attend pas de récompense terrestre. Supporte tout avec amour, avec joie et avec fermeté.

Prendre sa croix ne signifie pas seulement porter les croix envoyées par les autres ou par la Providence mais prendre et porter ses propres croix ou, encore, en prendre sur soi et les porter. Le chrétien doit faire divers vœux douloureux pour son cour. Ces vœux doivent être conformes à la parole du Seigneur et à sa volonté, et non pas à la sagesse du chrétien. Il doit les faire et les accomplir. Il peut s'agir d’œuvres utiles aux autres : servir les malades, aider activement ceux qui en ont besoin, rechercher les occasions de collaborer avec patience et douceur au salut des hommes, par action, en parole, par des conseils et des prières etc.

Lorsque tu portes ta croix, conformément à la parole et à l'intention du Seigneur, et que naît, en même temps, en toi l'orgueilleuse pensée que tu n'es pas un homme comme les autres mais un homme ferme, pieux et meilleur que tes frères et que tes voisins, fais tout ton possible pour déraciner cette pensée, car elle peut anéantir toutes tes vertus.

Il a été dit plus haut que les croix sont extérieures et intérieures, or, jusqu'à présent, nous n'avons parlé que des croix extérieures. Bienheureux celui qui sait les porter avec intelligence car le Seigneur ne permettra pas qu'il périsse mais il lui enverra l'Esprit Saint qui le fortifiera, l'instruira et le conduira plus avant. Cependant, pour devenir saint et être semblable à Jésus-Christ, les croix extérieures ne sont pas suffisantes car, sans les croix intérieures, elles ne sont pas plus utiles que la prière extérieure sans la prière intérieure. En vérité, il n'y a pas que les disciples de Jésus-Christ qui portent les croix et les souffrances extérieures, c'est le lot de tous les hommes ; il n'existe, en effet, pas un seul homme dans le monde qui ne souffre ou n'endure une chose ou l'autre. C'est pour cette raison que celui qui veut être un véritable disciple du Christ et qui veut le suivre doit porter aussi les croix intérieures.

On peut toujours trouver des croix intérieures ; et on peut les trouver plus rapidement que les croix extérieures. Il suffit pour cela de faire attention à soi-même et d'examiner son âme dans un sentiment de pénitence. Aussitôt, des milliers de croix intérieures se présentent à nous. Tu peux, par exemple, réfléchir à la manière dont tu es venu au monde, à la raison pour laquelle tu existes dans ce monde, et te demander si tu y vis comme tu le devrais. Sois attentif a cela et tu verras du premier coup d’œil qu'étant la créature et l’œuvre des mains du Dieu Tout-Puissant, tu n'existes dans ce monde que pour glorifier son Nom, grand et saint, dans toutes tes actions, dans toute ta vie et dans tout ton être. Or, non seulement tu ne le glorifies pas, mais encore tu l'offenses et le déshonores par ta vie pécheresse. Souviens-toi ensuite de ce qui t'attend de l'autre côté de ta tombe et quelle sera ta place lors du Jugement redoutable du Christ : seras-tu placé à la droite du Christ ou à sa gauche ? Si tu penses à ces choses, involontairement tu en viendras à te troubler et à perdre la tranquillité. Ce sera le début des croix intérieures. Si tu n'éloignes pas de toi de telles pensées et que tu ne cherches pas à te distraire dans les plaisirs mondains et dans les vains amusements, si tu veilles sur toi-même très attentivement, alors tu trouveras encore plus de croix. L'enfer, par exemple, dont jusqu'ici tu n'avais peut-être même pas lapensée, sinon en y étant indifférent, se présentera alors à toi dans toute son horreur. Le paradis que le Seigneur t'a préparé et auquel jusqu'à présent tu ne pensais pas ou tu ne pensais que de temps en temps, t'apparaîtra tel qu'il est : il sera pour toi un lieu de joies pures et éternelles dont tu te prives toi-même, à cause de ta négligence et de ta folie.

Si, en dépit de l'affliction et des souffrances intérieures éprouvées à cause de ces pensées, tu décides fermement de les supporter ; si tu ne te mets pas à chercher une consolation dans quelque chose de mondain et que tu pries avec ferveur le Seigneur pour ton salut, si tu t'abandonnes entièrement à la volonté de Dieu, le Seigneur commencera alors à te montrer l'état dans lequel est en vérité ton âme, afin d'installer et d'entretenir la crainte de Dieu, et une affliction et un chagrin sans cesse croissant qui te purifieront de plus en plus.

Sans la miséricorde et l'aide du Seigneur, nous ne pouvons pas voir l'état de notre âme dans toute sa nudité, nous ne pouvons pas sentir dans quel danger elle se trouve, car l'intérieur de notre âme nous est dissimulé par notre égoïsme, par notre sagesse, par nos passions, par nos préoccupations domestiques, par les illusions du monde etc. S'il nous semble parfois que nous voyons l'état de notre âme, nous n'en voyons en réalité que l'extérieur. Nous ne pouvons voir que ce que notre propre raison et notre propre conscience peuvent nous montrer.

L'ennemi de nos âmes, le diable, sachant combien il nous est salutaire d'examiner et de voir l'état de notre âme, emploie toutes ses malices et ses ruses pour nous empêcher de le voir, afin que nous ne nous convertissions pas et que nous ne commencions pas à chercher le salut. Mais, quand il voit que sa malice est impuissante et que l'homme, avec l'aide et les dons de Dieu, commence à se voir lui-même, alors il emploie une autre méthode encore plus rusée : il s'efforce de montrer à l'homme, brusquement, l'état de son âme et de n'en montrer que le côté misérable, pour effrayer l'homme et l'entraîner au désespoir. Si le Seigneur permettait au diable d'user systématiquement de cette dernière méthode, peu parmi nous résisteraient, car l'état de l'âme du pécheur et, particulièrement, du pécheur qui ne s'est pas repenti, est terrible. Ce n'est pas propre à l'âme des pécheurs, puisque les saints et les justes, qui avaient une conduite droite, ne trouvaient pas assez de larmes pour pleurer sur leur âme.

Quand le Seigneur daignera te révéler l'état de ton âme, tu commenceras à voir clairement et à ressentir nettement que, malgré toutes tes vertus, ton cour est corrompu et perverti, que ton âme est souillée et que le péché et des passions, dont tu es l'esclave, te dominent totalement et ne te permettent pas de t'approcher de Dieu. Ta commenceras également à voir qu'il n'y a rien de véritablement bon en toi et que, si tu as quelques bonnes actions, elles sont toutes mêlées au péché. Elles ne sont pas le fruit d'un amour véritable mais les enfants des diverses passions et circonstances. Tu souffriras alors inévitablement. La crainte, l'affliction et l'amertume s'empareront de toi. La crainte, parce que tu es exposé au danger de périr, l'affliction et l'amertume, parce que tu as longtemps détourné avec obstination ton oreille de la douce voix du Seigneur qui t'appelle dans le Royaume des cieux et parce que tu l'as longuement et sans honte irrité par tes transgressions. Au fur et à mesure que le Seigneur te révélera l'état de ton âme, tes souffrances intérieures augmenteront.

Voilà ce qu'on appelle les « croix intérieures ».

Vu que les hommes n'ont pas tous les mêmes vertus ni les mêmes péchés, les croix intérieures ne sont pas les mêmes pour tous. Pour les uns, elles sont plus pénibles, pour les autres, moins ; pour les uns, plus persistantes, pour les autres, moins ; pour les uns, elles surviennent d'une façon, pour les autres, d'une autre. Tout dépend de l'état de l'âme de chacun, de même que la durée et la méthode de traitement d'une maladie dépendent de l'état du malade. Ce n'est pas la faute du médecin s'il doit utiliser des moyens puissants et qui prennent du temps, pour guérir une maladie grave et ancienne ; le malade a peut-être envenimé et renforcé lui-même sa maladie. Celui qui veut être en bonne santé est d'accord pour tout supporter.

Les croix intérieures sont pour certains si lourdes que, parfois, ils ne trouvent de consolation en rien.

Tout ceci peut t'arriver à toi aussi, mais, quelle que soit la situation dans laquelle tu te trouves, quelles que soient les souffrances que ton âme éprouve, ne désespère pas et ne pense pas que le Seigneur t'a abandonné. Non ! Il est toujours avec toi et te fortifie invisiblement, même lorsqu'il te semble que tu te trouves au bord de la ruine. Non ! Il ne permet pas que tu sois éprouvé plus qu'il n'est utile pour toi. Ne désespère pas et ne crains pas mais endure et prie dans la soumission et dans un abandon total à la volonté divine.

Dieu est notre Père. Il est un Père rempli d'amour pour ses enfants. S'il permet que l'homme qui s'abandonne à lui tombe dans les tentations, c'est uniquement pour lui montrer d'une manière plus compréhensible et claire son impuissance, sa faiblesse et sa nullité, et pour lui apprendre à ne jamais se confier en lui-même. Nul ne peut faire quelque chose de bien sans Dieu. Si le Seigneur permet que l'homme soit introduit dans la souffrance, s'Il pose des croix sur son dos, c'est uniquement pour guérir, par ce moyen, son âme, pour le rendre semblable à Jésus-Christ et purifier parfaitement son cœur dans lequel il veut habiter lui-même avec son Fils et son Saint-Esprit.

Quand tu es dans l'affliction, fais comme si elle ne t'était pas pesante. Ne cherche pas de consolation auprès des hommes, si le Seigneur ne t'envoie pas son élu. Les gens qui n'ont pas l'expérience des oeuvres spirituelles sont déjà de mauvais consolateurs dans les chagrins usuels ; mais ils sont des consolateurs encore plus lamentables dans les chagrins et les afflictions selon le Seigneur parce qu'ils n'en ont pas la notion ; ils peuvent plus facilement te nuire que te consoler ou alléger tes souffrances. Le Seigneur est ton Seigneur, ton Aide, ton Consolateur et ton Maître, n'aie recours qu'à lui et ne cherche secours et consolation qu'en lui seul.

Bienheureux, cent fois bienheureux, l'homme auquel le Seigneur donne de porter des croix intérieures, car elles sont un véritable remède de l'âme et un moyen fidèle et sur de le rendre semblable au Christ. Par conséquent, elles sont une marque particulière et manifeste de la miséricorde du Seigneur et un signe visible de sa sollicitude pour le salut de l'homme. Cet homme est bienheureux également parce qu'il se trouve dans une situation que nous ne pouvons pas atteindre sans la collaboration de la faveur divine et que nous ne pouvons pas considérer comme utile à notre salut sans cette collaboration.

Si tu supportes tes souffrances en te soumettant à la volonté du Seigneur et en t'y abandonnant, si tu ne cherches pas d'autre consolation que dans le Seigneur, dans sa bonté, il ne t'abandonnera pas et ne te laissera pas sans consolation. Sa faveur touchera ton cœur et il te communiquera les dons du Saint-Esprit. Lorsque tu seras dans l'affliction, parfois même dès que tu commenceras à être affligé, tu sentiras dans ton cœur une douceur indicible, une tranquillité étonnante et une joie, telles que tu n'en as encore jamais éprouvées. Tu sentiras également en toi la force et la possibilité de prier Dieu véritablement et de croire en lui d'une foi vraie. Ton cœur brûlera d'un amour sans tache envers Dieu et envers le prochain. Tout cela est un don du Saint-Esprit.

Si le Seigneur te rend digne d'un tel don, ne le considère nullement comme une récompense de tes labeurs et de tes peines, et ne pense pas que tu as atteint la perfection ou la sainteté. De telles pensées sont des suggestions de l'orgueil. L'orgueil a tellement pénétré ton âme, il y est si fermement enraciné qu'il peut apparaître même chez un homme qui aurait le don d'accomplir des miracles.

De telles consolations et de tels contacts de l'Esprit Saint ne sont pas une récompense. Ils sont seulement une manifestation de la miséricorde du Seigneur qui te donne à goûter aux biens qu'il a préparés à ceux qui l'aiment avec deux objectifs : y ayant goûté, tu les rechercheras avec un zèle plus grand et une ferveur plus vive ; d'autre part, cela te fortifiera et te préparera à supporter de nouvelles afflictions et de nouvelles souffrances. Cet amour que tu connaîtras n'est pas encore l'état parfait que les saints atteignent sur la terre, il n'en est qu'un indice.

Extrait de : Le Chemin du Royaume,
par Saint Innocent de Moscou,
Éditions du Désert
(La Planette, 07460 France), 2002.

Dernière modification: 
Mardi 7 février 2023