Soyez toujours joyeux !
Le Christ aux Enfers : La Résurrection |
par le Père Alphonse Goettmann |
Soyeux toujours joyeux,
rendez grâce en toutes circonstances !
(1 Thessaloniciens 5, 18)
L’action de grâces est, bien sûr, de la même famille que la bénédiction, mais elle porte celle-ci à incandescence. Avec elle, on entre dans le cœur brûlant du Christ, on arrive à la plénitude de ce dont l’homme est capable par la grâce : être admis au silence abyssal de Jésus, participer au mystère le plus sacré de son âme, vivre en Lui et par là apprendre de Lui l’orientation secrète de toute son existence et ce qui est derrière chacun de ses gestes de Fils unique...
L’UNITE NUPTIALE DE LA DOULEUR ET DE LA JOIE
Parce qu’Il est le Fils Absolu, Il n’appartient qu’au Père, Il est seul à partager cette intimité inouïe, à la posséder toute entière et à être possédé par elle. À chaque instant Il vit à la Source et ne se reçoit que d’Elle ; tout ce qu’est le Fils, Il le reçoit du Père. C’est dans cette dépendance totale et ce dépouillement infini que se trouve toute sa joie et l’origine finalement indicible de son action de grâces permanente. C’est un débordement d’amour dans l’Esprit Saint. Amour que le Fils fait remonter vers le Père et descendre vers les hommes, auxquels Il le donne à grandes brassées tout au long de sa vie. L’action de grâces est don sans mesure, par elle on devient pauvre de tout sauf de la Joie ! Pour le Christ, qui se trouvait constamment dans cette résonance profonde, le ciel était toujours ouvert, comme le révèle son Baptême et sa Transfiguration. L’action de grâces le met en relation immédiate avec le Père, l’Au-delà et la Source de tout.
Le ciel n’est pas un " ailleurs ", l’Au-delà ne se trouve pas derrière les nuages, il est là, c’est l’autre face des apparences que seule l’action de grâces rend transparentes. Et cela jusqu’au pire. À l’heure où Jésus est écrasé par sa Passion, quand Il s’engouffre dans le sinistre engrenage de sa condamnation à mort et que l’angoisse extrême de l’agonie s’abat sur Lui, quand la douleur le saisit dans tout son être et ne laisse plus aucun vide, Il reste inébranlable dans son action de grâces et garde jusqu’au bout sa fermeté dans cette attitude ! Même si à l’extérieur on n’arrive plus à lire ce frémissement de joie, dont parle si souvent l’Évangile, c’est vraiment là l’Heure par excellence, tant attendue, où, par le plus noir même du sacrifice suprême, Jésus rend gloire à son Père. Ses dernières paroles avant d’aller à Gethsémani essayent de dire encore l’indicible :
Père, l’heure est venue : glorifie ton Fils,
afin que ton Fils te glorifie...(Jn 17, 1)Il faudrait lire et relire, peut-être apprendre par cœur cette longue prière du chapitre 17 de saint Jean, pour découvrir lentement sous les mots leur souffle mystérieux. Cela, seul, nous fait expérimenter comment l’action de grâces non seulement transfigure toute la Passion, alors qu’il n’y a désormais plus un seul mot qui le suggère, mais bien plus comment la Passion et l’horreur de la souffrance de Jésus sont la substance de l’action de grâces elle-même !
Rien, strictement rien ne peut altérer la conscience de Jésus, cela est clair. Or le centre de son action de grâces se trouve précisément dans sa conscience lumineuse d’être le Fils unique de Dieu, de ne jamais perdre le Père, quoi qu’il arrive et quelles que soient les circonstances, d’être donc toujours abouché à la source même du bonheur, alors que tout paraît contraire. Aucune action n’est plus grande que de faire la Volonté du Père jusqu’au bout, c’est vraiment l’action de grâces et donc de la grâce à son degré le plus élevé. Nous sommes au cœur du sens de toute la Passion :
Père... non pas ce que je veux, mais ce que tu veux (Mc 14, 36).
Tout est accompli (Jn 19, 30).
Les actes de Jésus, accomplissant la volonté de Dieu, prolongent le rayonnement de sa conscience. Celle-ci est pure transparence avec la conscience du Père, communication sans l’ombre d’un intermédiaire, réciprocité infinie d’amour. Selon saint Grégoire Palamas (XIII°s.), la splendeur de cette étreinte est le resplendissement de l’Esprit Saint du Père vers le Fils et du Fils vers le Père. Là réside l’inaltérable joie de Dieu, cette joie que rien ne peut enlever (Jn 16, 22). Elle est le grand signe de l’amour. C’est pourquoi l’agonie du Christ impliquait l’envahissement de son être par la joie du ciel : car c’est l’Amour de Dieu qui fut crucifié dans sa personne, et cet amour est essentiellement Joie, Béatitude, Douceur infinie (1). La souffrance de Jésus était à la proportion même de sa joie, car cette joie divine a ouvert en Lui sa sensibilité à l’extrême. Il y a ici une antinomie totalement inaccessible à notre raison, mais c’est l’expérience centrale à laquelle Jésus invite chacun de nous :
Celui qui veut me suivre, qu’il prenne sa croix (Mt 16, 24).
Le Christ veut nous conduire jusqu’à ce point de croisement de la verticale et de l’horizontale, de l’éternité et du temps où se vit, sans pouvoir s’exprimer en des mots, l’unité nuptiale de la douleur et de la joie... secret de Dieu (2). Quand le Christ par son amour fou devient un avec sa croix, quand Il l’épouse et s’y ajuste au point qu’il n’y a plus " l’épaisseur d’un cheveu " entre Lui et elle, alors il y a la coïncidence des contraires, le malheur peut être un suprême bonheur (3). Seul l’amour a ce pouvoir, c’est pourquoi il résume la Loi et les Prophètes (Mt 22, 36-40) et Jésus en est le Chemin (Jn 14, 6). Depuis qu’il nous l’a ouvert en le parcourant Lui-même, chacun de nous est appelé à mourir de joie, c’est-à-dire à vivre dans sa dimension d’éternité dès maintenant et au cœur même de sa détresse humaine. Il faut apprendre l’amour pour apprendre Jésus, apprenez de moi dit-Il (Mt 11, 29) ; l’amour est pleine adhésion à ce qui est. Mais on ne peut naître à l’amour sans la gratitude. Rendre grâces en tout temps et en tout lieu, c’est être libéré des déterminismes et des conditionnements extérieurs et intérieurs, c’est devenir libre de toute dépendance : la joie que rien ne peut enlever se situe au-delà des opposés, l’Amour est non-conditionné, il est gratuité et gratitude, il est Dieu Lui-même. C’est pourquoi la vie terrestre du Christ culmine dans cette transmission-tradition à l’homme de sa propre chair et de son sang, afin que nous devenions comme Lui, que nous sachions aimer comme Lui (Jn 15, 12) et que sa joie demeure en nous (Jn 15, 11). Habités par le Christ-Dieu, notre être est d’essence eucharistique, nous avons la louange et l’action de grâces dans notre chair et dans notre sang, nous sommes entrés dans la joie de notre Maître (Mt 25, 21) et obéissons à sa dernière demande : Faites ceci en mémoire de moi(Lc 22, 19), c’est-à-dire : faites eucharistie, rendez grâces, transformez le monde par la joie, libérez la vie de tout ce qui empêche la Fête...
COMMUNIER À L’EXULTATION DIVINE
Il ne s’agit plus d’un optimisme béat, de prendre les choses à la légère ou de ne voir que leur beau côté : avec l’action de grâces du Christ, nous avons saisi le mal à sa source, dans ses conséquences universelles et son poids ultime, nous avons compris que là n’est qu’une vérité partielle et qu’il faut vivre la lumière dans sa plénitude. Encore faut-il passer de ces ténèbres à cette lumière. L’action de grâces est précisément cet agir divino-humain par lequel le Christ nous insère dans sa propre eucharistie et nous arrache par là au vieil homme englué dans le monde du péché ! Manger le pain et le vin transformés substantiellement en corps et en sang du Christ, c’est vouloir entrer dans ce mouvement de transformation radicale et devenir soi-même une autre substance. On devient ce que l’on mange... Ne pas se nourrir de la vie divine, c’est croire que l’on ne dépend que de soi-même : là se trouve la mort de toute reconnaissance et dans cette ingratitude se cache la racine et le moteur de l’orgueil. C’est l’orgueil qui arrache l’homme à Dieu depuis Adam et le plonge dans l’exil de la Chute à chaque instant. Croire qu’on a la vie en soi sans Dieu, c’est croire qu’il existe de l’eau sans source...
L’action de grâces prend l’exact contre-pied de l’orgueil, origine de tout mal : par sa lumière et sa puissance elle réoriente toutes nos facultés déchues vers leur pôle créateur et fait du désir à nouveau le lieu de la communion avec Dieu. Comme le péché est un état de séparation avec Dieu, l’action de grâces est un état de communion avec Lui, une permanence. C’est pourquoi saint Paul dit : Vivez dans l’action de grâces (Col 3, 15). Il s’agit de vivre, et de vivre pleinement ; or il n’y a de vie qu’en Dieu. Cette " plénitude " de grâces est celle d’un Dieu qui est " toujours au travail " en nous, en tout et partout (Jn 5, 17) pour nous libérer de notre vie morte. L’homme qui rend grâces finit par ressentir l’exultation de Dieu à travers son action omniprésente et communie par son agir propre à cette exultation divine. Notre action n’a d’ampleur et de profondeur que par l’union à l’action de Dieu. Cette synergie est toujours nuptiale car elle exprime l’amour même (4). Ceux qui épousent ainsi la volonté de Dieu à chaque moment, en rendant grâces pour tout, apportent une grande paix aux hommes. Ce sont des êtres bénis, ils accomplissent tout avec légèreté et aisance, parce qu’ils sont en harmonie avec les Lois de la Création. Leur vie est un chant. Et ce chant est à la fois l’action la plus puissante et la contemplation la plus élevée, et les deux sont un.
Ne croyons pas que cela soit réservé aux saints ou aux moines, chacun y est appelé. Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu, dit saint Paul (1 Co 10, 31). Il y a donc une manière radicalement nouvelle de vivre et de faire les plus petites choses, aussi les plus banales et répétitives comme boire et manger. C’est le style même de l’Évangile, celui de tous les " anawim ", les " pauvres " du Seigneur : Marie, Joseph, Élisabeth et tant d’autres dont Jésus est le modèle par excellence. Ils sont le véritable humus de cette terre nouvelle, porteuse de notre libération. Leur présence silencieuse imprègne tout l’esprit des Psaumes d’une nappe de joie et de confiance indescriptibles : Je chanterai le Seigneur tant que je vivrai, je célébrerai mon Dieu tant que j’existerai (Ps 104, 33), Sa louange est sans cesse en ma bouche... ! (Ps 34, 2). De tout cela Marie est le merveilleux résumé ; elle nous livre d’emblée le chant de sa vie et, comme pour offrir la tonalité juste à ceux qui veulent s’y accorder, elle laisse entendre quelques notes du fond permanent de son être : Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit est ravi de joie en Dieu mon Sauveur...(Lc 1, 46-47). Celui qui s’y accorde vraiment naît à nouveau : Devenir l’homme nouveau dépend de la décision immédiate et ferme de notre esprit, de notre foi qui dit " oui " simplement, humblement, et suit dans l’allégresse le Christ : alors tout est possible, et les miracles se font (5). Ils peuvent jaillir, en effet, sous l’évènement le plus banal, pas en marge, parce que Dieu n’est pas extérieur à notre histoire, mais sous l’évènement, du dedans, grâce à notre foi qui le rend transparent. Les miracles dans les vieux pays orthodoxes sont le vrai pain quotidien du peuple. Mais le grand miracle par excellence, c’est que l’action de grâces sanctifie chaque parcelle de mon être et du monde entier pour une lente divinisation et, ce faisant, elle introduit silencieusement dans ce monde de profit et d’ingratitude, de violence et de fanatisme, le scandale de l’amour désintéressé. Celui-ci est d’ailleurs aussi scandaleux pour les conformismes religieux que pour les obscurantismes politiques ou culturels. Ni les uns ni les autres n’ont jamais su engendrer l’homme nouveau et le conduire à la seule chose qu’il attend : la joie. À leurs yeux le saint est un homme inutile, il ne " sert " à rien ! C’est pourtant lui le seul révolutionnaire, sa vie est un acte prophétique et politique au sens le plus fort de ces termes, son être est d’une fécondité divine qui défie tous les systèmes, il porte mystérieusement sur ses épaules le poids du monde et oriente en secret son histoire profonde. Les humaines révolutions n’ont laissé derrière elles que des monuments aux morts, mais qui dira jamais les grandes semailles d’un François d’Assise ou d’un Séraphim de Sarov ? Ils peuvent être morts depuis des siècles, leur rayonnement continue à illuminer nos ténèbres. Et c’est pourquoi, pour le dire avec Léon Bloy : Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints. Cela parce que, au sein de ce monde et tel qu’il est, le saint a découvert la vraie Vie ; il est l’homme dans le quotidien au-delà du quotidien, on l’appelle l’homme du huitième jour, celui qui vit l’éternel dans l’éphémère. Un de ces êtres de feu parmi les Pères du Désert, Évagre le Pontique (IV°s.) l’a magnifiquement décrit :
Il est séparé de tout et uni à tout ;
Impassible, et d’une sensibilité souveraine ;
Déifié, et il s’estime la balayure du monde.
Par-dessus tout, il est heureux,
Divinement heureux... (6)TOPOGRAPHIE DU RETOURNEMENT
Peut-il y avoir un autre sens à la vie que celui-là ? Un autre que de laisser vivre la Vie pleinement ? Mais cela suppose une décision, avons-nous dit. Le mot " décision " est celui qui traduit le mieux ce qu’est la Pâque dans la vie d’un homme. La décision fait mourir à ce qui n’est pas la vie et renaître à un tout autre plan de conscience, elle structure l’homme et le met sur un chemin de libération. Mourir cependant est un sacrifice, c’est en cela que l’action de grâces épouse en profondeur la logique de l’eucharistie : la transformation est un passage et cette mutation de l’être est d’autant plus douloureuse que les murs de protection dont l’ego s’entoure sont plus épais...
À cette conversion que le Christ nous invite sans cesse, là est vraiment le cœur de son message, et lorsqu’Il entre dans sa propre Pâque, Il se fait le premier de cordée pour tous ceux qui veulent le suivre. Notre géographie intérieure dans cette traversée comporte trois zones :
- Le noyau de notre être a été créé à l’image de Dieu, dit la Bible (Gn 1, 26). Ce lieu de notre profondeur est très beau, très bon (Gn 1, 4 ss.), c’est le trône de Dieu dans l’homme, dans l’esprit de l’homme (Jn 14, 23). C’est en ce " milieu " de l’homme que se trouve le Royaume de Dieu (Lc 17, 21) et c’est là que le Christ nous convie à demeurer (Jn 15, 5 et9). En ce lieu de nos racines où sourd la Vie, nous pouvons avoir une perception immédiate de la Présence Divine et nous plonger dans son océan d’amour. Seul l’homme qui sait se recevoir de cet endroit porte beaucoup de fruit, car hors de moi vous ne pouvez rien faire (Jn 15, 5), Soyez donc enracinés et fondés dans l’amour (Ép 3, 17). Là gît dans l’homme un abîme de paix et de silence qui surpassent toute intelligence (Ph 4, 7).
- Ce noyau de notre être est enveloppé d’une zone d’ombre, d’épines, de sueurs et de souffrances, de vide et de solitude. Depuis la Chute où l’homme s’est arraché à Dieu, son âme est dans la nostalgie de ce qu’elle a perdu, elle baigne dans l’absurdité et l’angoisse devant la mort, dans des tourments continuels et le dépit. C’est la zone de la culpabilité, de l’amertume, de la haine... et de tout ce qui peut conduire l’homme de la déprime au suicide en passant par toutes les thérapies de la psyché.
- Face à cela, chacun se construit son système de protection pour survivre. C’est la troisième zone, où l’ego s’affirme afin de parer à toutes ces souffrances. Le moi se revêt alors d’une épaisse cuirasse avec les possessions de toutes sortes, la carrière et le profit, le renom et le " m’as-tu vu "... Même la religion n’est pour beaucoup dans ce cas qu’un pare-chocs, un refuge, ou une assurance sur la vie éternelle ... Toutes les passions dont l’homme se nourrit sont des substituts de la vraie Vie de laquelle l’homme ne cesse de se détourner.
ON NE TRANSFORME QUE CE QUE L’ON ACCEPTE
Il s’agit donc d’opérer un retournement. C’est en cela que consiste la décision. Le Christ dit : Si vous ne vous retournez pas, vous périrez tous (Lc 13, 3). Cette troisième zone, qui est le lot de chacun, est une vie pour la mort (Heidegger). Passer de la périphérie vers le centre, de l’esclavage vers la liberté, de notre Égypte intérieure vers la Terre Promise de nos profondeurs, c’est le chemin le plus long... Il a duré 40 ans pour les Hébreux, chiffre d’une lente maturation et d’un enfantement à l’âge d’homme-dieu. C’est dans ce chemin de croix pour naître à la vraie Joie que réside l’essence du sacrifice, qui fait de l’action de grâces un sacrifice de louange.
Quand l’homme s’est enfin décidé à changer de direction, il est d’abord rempli de joie, car il correspond intérieurement à la grâce d’appel incessante. Mais dès qu’il applique à son quotidien l’instrument de forage qu’est l’action de grâces, il entre rapidement dans la zone douloureuse où il bute à chaque instant à la forteresse de son ego, car la joie est ce qu’il y a de plus opposé à l’égoïsme. Le moi n’existe qu’en se plaignant, en étant contre, se réjouir gratuitement est sa mort. C’est cette mort précisément, avec son cortège de souffrances, qui donne accès au noyau de notre être. Le chemin qui y mène doit inévitablement traverser les deux zones qui l’enveloppent. C’est donc un chemin de croix où l’acceptation de l’inacceptable est la grande loi. Jésus dit : Celui qui veut me suivre (c’est-à-dire venir là où je me trouve : dans le fond de ton être), qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. Qui en effet veut sauver sa vie la perdra (celle de la 3° zone), mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera (Mt 16, 24-25). Aucune vraie conversion, aucune libération n’est possible sans l’acceptation de la souffrance.
Mais l’acceptation de l’inacceptable peut être pratiquée avec une intensité très variable. On peut accepter passivement ou on peut donner à l’acceptation sa portée maximale en rendant grâces pour ce qui est le plus contraire et même tragique. Sur le chemin de croix il arrive alors ce qui arrive à la baguette du sourcier : si la baguette bascule, c’est qu’elle est déjà en contact avec l’énergie de l’eau au fond de la terre. Ainsi l’action de grâces, nous l’avons dit, met celui qui l’exerce déjà en contact avec le fond de son être et transfigure totalement la souffrance : C’est par la croix que la joie est entrée dans le monde (7).
La souffrance ne contient aucune vie en elle-même, elle sera toujours inacceptable et à rejeter comme telle. Mais le don de soi qu’elle suppose lorsque l’homme la porte et la supporte ouvre grandes les vannes de la Vie. On reçoit à la mesure du don. Les Anciens connaissaient ce principe de base que saint Irénée (II°s.) avait formulé d’une manière concise : Rien ne peut être libéré qui ne soit auparavant accepté. La psychologie actuelle l’a redécouvert et Jung le formule ainsi : On ne transforme que ce que l’on accepte.
L’homme qui commence à vivre ce Chemin ne veut plus en aucun cas en perdre sa trace. À cet effet, une nouvelle hiérarchie des valeurs s’ancre solidement en lui et désormais toute décision, petite ou grande, passe au fil tranchant de cette épée qui vérifie tout. C’est dans la primauté de l’orientation spirituelle que se trouve le retournement. Un sentiment de paix qui ne cesse de s’approfondir vient en signer l’authenticité. Autant les fausses priorités suscitaient en cet homme une perpétuelle insatisfaction, une sorte de mal être apparemment injustifié, une humeur dépressive sans motif, car tout est là pour être heureux mais il ne l’est pas, autant maintenant, dans cette orientation décisive de son être, rejoint-il son fond de joie. Sa nostalgie profonde et la volonté de Dieu, en effet, c’est tout un. L’homme ne sort de son tourment que lorsqu’il répond vraiment pour de bon à la question de Jésus : Que cherchez-vous ? (Jn 1, 38). Ce sont les premières paroles du Christ dans l’Évangile de saint Jean, c’est d’elles que dépend tout le reste : de quoi s’agit-il exactement dans ma vie en dernière instance ?
UNE MUTATION INCESSANTE
Dès que l’homme sait répondre à cette question, il est dans l’ordre du sacrifice. Cela veut dire qu’il a trouvé le lieu de sa naissance. Dans la mesure même en effet où l’homme se donne, il meurt. C’est dans cette mutation incessante que se trouve la possibilité d’un avènement inédit, d’une nouveauté radicale. Quand l’homme est visité par Dieu parce que Celui-ci trouve le vide de lui en lui, alors cet homme est engendré à son propre mystère par le baiser créateur de Dieu. L’homme a toujours eu le pressentiment et la nostalgie de cette expérience possible, depuis les origines de l’humanité. Déjà Caïn et Abel offrent un sacrifice à Dieu, dès les premières pages de la Bible (Gn 4, 3-4). Mais on trouve cette réalité dans toutes les traditions spirituelles, mêmes les plus primitives. Par le sacrifice, l’homme cherche à entrer en relation avec l’Inconnu, le Divin ou Dieu en personne. À travers son offrande, c’est l’homme lui-même qui s’offre et demande, réciproquement, à ce que Dieu s’offre à lui. Ces " rites de passages " sont universels et constituent le noyau de toute religion, le reste n'en est que le déploiement. Dans la mystique juive aussi bien que dans les plus anciens textes des Upanishads hindous, on considère que l’homme n’est homme que par sa capacité de sacrifice. Mais à tous les âges de l’histoire ces rites ont pu être aussi ambiguës que multiples, à tel point que Dieu lui-même les a parfois en horreur (Is 1, 11-16). C’est seulement la mort du Christ qui purifie le sacrifice de toute magie et offre, à celui qui le désire, la grâce de faire de sa propre mort, de toutes ses morts, un sacrifice de louange.
Seul le sacrifice de louange est dépourvu de toute recherche d’intérêt, totalement gratuit. Il rend grâces à Dieu simplement parce que Dieu est et parce qu’Il est comme Il est. Cette absolue gratuité est toujours transformante. Comme le pain et le vin sur l’autel se transforment en Corps et en Sang du Christ par l’action de grâces dans la puissance de l’Esprit, ainsi la mort du Christ se transforme en gloire de résurrection, et ainsi également chacune de nos souffrances, les grandes, mais aussi ces petites et banales souffrances de notre vie quotidienne, dont les attaques ébranlent parfois si cruellement notre existence, toutes, par l’action de grâces, peuvent se transformer en joie.
L’important est de persévérer. Le temps est un grand facteur de maturation dans ce travail, l’unique vrai Travail de l’homme. Il faut le temps d’une percée qui, à la fois, purifie et ramasse toutes ses facultés dans son cœur. L’action de grâces est un processus. Une fois que le cœur est atteint, c’est l’être tout entier qui est saisi;il s’agit alors d’une attitude de vie, mais c’est seulement à partir du cœur que l’homme expérimente la plénitude. Le cœur est le centre de notre être, en lui s’unifient l’intellect, la volonté et l’affectivité, l’âme et le corps, le passé et l’avenir. Cette " action " de grâces qui conduit au cœur libère en lui précisément la gratitude. Celle-ci est un don, peut-être le Don même de la Vie, on ne peut pas le " faire ", seulement l’accueillir. Elle est cette Puissance transformante ; celui qui l’a découverte voit autrement et autre chose, la Réalité. Il est non seulement unifié en lui-même, mais se sent profondément un avec les autres hommes et toute autre créature de l’univers, car dans le cœur Dieu m’est plus intime à moi que moi-même (saint Augustin, V°s.).
LE SACRIFICE DE LOUANGE
Dans la mesure même où j’entre dans cette intimité, l’ego est brûlé en holocauste sur l’autel que devient mon cœur. C’est la célébration d’une mort pour la Vie. Ce " rite de passage " atteint son sommet quand l’homme passe totalement en Dieu et qu’il peut affirmer en toute sa vérité : Ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ qui vit en moi (Gal 2, 20). Alors le sacrifice est consommé : il n’y a pas de louange plus haute, ni donc de libération plus profonde ; l’homme reçoit la grâce dans sa plénitude et il rend grâces dans la joie parfaite, car sa volonté repose dans la Volonté de Dieu auquel il s’est entièrement abandonné. C’est précisément à cette Heure de sa gloire que le Christ introduit ses disciples quand Il leur dit lors de la célébration de l’Action de grâces, l’eucharistie, faites ceci en mémoire de moi (Lc 22, 19). Mais Il ne dira de cette Action de grâces : Tout est accompli qu’au moment du sacrifice suprême, sa propre mort (Jn 19, 30). S’il jaillit alors de son côté transpercé de l’eau et du sang, c’est que nous avons là nos propres fondations : le baptême et l’eucharistie. Par ces deux sacrements vécus en puissance s’ouvre pour chacun d’entre nous son Heure, c’est-à-dire l’éternité dans le temps, ou le Christ dans sa vie.
Ainsi le paradoxe du " sacrifice de louange " est-il résorbé par la vie elle-même. Il ne s’agit plus de faire le tri entre la souffrance et la joie, mais par l’action de grâces d’opter pleinement pour la vie telle qu’elle se présente. Comme dit Martin Buber à propos de la mystique juive des Hassidim : le plus simple des hommes de la rue trouve sa joie, une joie enthousiaste, dans ce monde tel qu’il est, à cette vie comme elle est, à cette heure même de la vie dans le monde, quel que soit le contenu de cette heure. Toute absurdité par laquelle ce monde te blesse continuellement, ajoute-t-il, vient te provoquer pour que tu découvres la signification en son tréfonds. Toute souffrance originelle veut participer de ta joie enthousiaste. La foi hassidique s’enracine dans le fait que l’accomplissement messianique est en cours de réalisation, cela déclenche un enthousiasme tel qu’il imprègne toute l’existence. Là est la preuve qui éprouve l’authenticité et l’énergie vivifiante d’une religion. Le vrai Hassid témoigne que, malgré toutes les souffrances indicibles de la créature, le pouls au cœur de l’être est la joie divine et qu’à tout moment et partout l’on peut pénétrer vers elle. La seule condition requise est de focaliser toutes ses énergies avec passion en cet endroit et d’être pleinement là où l’on doit être, en cet instant précis, pour faire ce que l’on a à faire avec un saint recueillement (8). Pour Rabbi Nahman de Braslav, l’un des grands maîtres du hassidisme, tout réside dans cette joie, car, sans elle, la vie se dégrade et toutes les maladies s’emparent de l’homme. Mais le Rabbi donne ailleurs un aphorisme tout à fait essentiel : Lorsque la joie, dit-il, saisit le corps de l’homme, ses mains se lèvent, ainsi que ses pieds, il ne peut alors s’empêcher de danser (9).
JE DANSE, DONC JE SUIS
La danse est précisément l’allégresse de l’être, c’est pourquoi elle peut se vivre dans la parfaite immobilité ; le geste n’en est que la libre expression, le jeu de la vie quand la danse l’habite consciemment. La prise de conscience de la permanence de l’exultation dans le fond de notre être enlève toute tension à la focalisation de nos énergies. C’est une attention totalement détendue, une simple écoute sans volonté, un accueil libre de toute réaction, abandon. Le corps se dilate alors au maximum, l’âme n’interfère en plus rien et l’esprit est pure présence, conscience sans objet. Dans ce silence de l’être propre se trouve l’apogée du sacrifice et la louange n’est plus que transparence à la perception directe de la Présence. Lorsque la réceptivité est ouverture absolue, sans condition et non orientée, dans un état de détente profonde, on est saisi par la grâce qui est jubilation de l’être.
Là réside le secret de toutes les grandes œuvres d’art qui surgissent de cette façon. Mais tout homme doit devenir artiste d’un chef d’œuvre qui est sa propre vie. Cependant celle-ci s’en va justement quand on se l’approprie, quand elle devient " propre ", propriété... La vie est grâces, don, elle ne se donne pleinement qu’à celui qui sait l’accueillir sans l’endiguer. À celui qui s’en étonne, elle est toujours une surprise, à celui qui ne projette pas sur elle ses vieilles mémoires du " déjà vu ", elle est inédite et jaillissante du fond d’éternité toujours nouveau. Quand il n’y a pas d’obstacles, la vie est tout simplement, elle s’exprime pour la simple joie de s’exprimer, la vie est Jeu, elle joue avec elle-même, gratuitement.
Dans cette progressive libération apparaît le vrai " je " de l’homme et la vie qui s’exprime précisément dans ce " je " est le " Je " divin. Nous sommes dans la connaissance à l’état pur, naissance de l’un à l’autre, de l’un par l’Autre, sans interférence d’un ego. C’est une réciprocité de consciences sans relation, sans dualité : Dieu est à l’intérieur de tout ce que je suis, Il est l’intelligence de mon intelligence, le cœur de mon cœur, la volonté de ma volonté, le geste de mon geste, le souffle de mon souffle....Vivre, c’est le Christ (Ph 1, 21). Tout est dans le sentir, dans la façon de regarder et d’en être conscient. Quel est mon enthousiasme et où se ressource-t-il ? Dans le miracle permanent du " non-agir ", de l’Abandon, effort sans effort. Le Suis-moi de Jésus contient la vraie révolution introduite par Dieu dans l’histoire humaine. Cela veut dire, selon un merveilleux glissement de lettres bien connu : " Sois-moi ! ", en d’autres mots : cesse d’intervenir, mets tes pas dans les miens, mets tes pensées dans les miennes, mets tes choix dans les miens, laisse-toi inspirer !
Dans l’exercice de cette vigilance à chaque instant gît le bonheur. La vigilance sans cesse répétée engendre la permanence, qui est le Chemin. Par une adhérence totalement ouverte à ce qui est se révèle Celui qui est, en nous et en dehors de nous. Si vivre c’est le Christ, alors on peut recevoir tout avec une joie et une jubilation égales, petites ou grandes choses, belles ou néfastes, puisque à travers tout, de moment en moment, c’est Lui qui se révèle ! Vivre, c’est être dégagé de tout problème, de tout trouble et souci, c’est faire fi de l’imagination mortelle qui jette toujours sur la Réalité présente le voile du passé ou de l’avenir. Vivre, c’est être, or on ne danse pas avec un fardeau sur le dos, car dit Claude Vigée : Je danse donc je suis !
Cet article a été publié dans la revue Le Chemin,
numéro 44, 1999. Reproduit avec l’autorisation
du Père Alphonse Goettmann et Le Chemin.
NOTES
- M.D. Molinié, Le courage d’avoir peur, Cerf, p. 211.
- F. Varillon, Souffrance de Dieu, Centurion, p. 113.
- À.D. Sertillanges, De la mort, Morel, p. 90.
- Synergie = coopération.
- Paul Evdokimov, L’amour fou de Dieu, Seuil, p.77.
- Irénée Hausherr (trad.), Les leçons d’un contemplatif – Traité d’oraison, Beauchesne, p.187.
- Chant de la Résurrection dans l’Église Orthodoxe.
- Martin Buber, Die Erzählungen des Chassidim, Manesse, pp. 15-27.
- M.À. Ouaknin, Tsimtsoum, Albin Michel, p.127.