Vie liturgique et sacramentelle

L'Eucharistie : Le sacrement de la joie

par le père Alexandre Schmemann


La Communion des Apôtres

La Communion des Apôtres
Fresque du Monastère Saint-Antoine-le-Grand
Saint-Laurent-en-Royans, Franc
e

 


L’eucharistie c’est l’Église qui entre dans la joie de son Maître. Entrer dans cette joie comme en être le témoin dans le monde est, en vérité, l’appel même adressé à l’Église, sa leitourgia essentielle, le sacrement par lequel " elle devient ce qu’elle est ".

La meilleure façon de comprendre la liturgie eucharistique est de la regarder comme une route ou une procession. C’est la route par où l’Église entre dans la dimension du Royaume. Nous employons ce mot " dimension " parce qu’il semble le meilleur pour indiquer le comment de notre entrée sacramentelle dans la vie ressuscitée du Christ.

Notre entrée dans la présence du Christ est une entrée dans une quatrième dimension qui nous permet de pressentir l’ultime réalité de la vie. Ce n’est pas une évasion du monde. C’est plutôt l’arrivée à un point privilégié d’où notre vue peut plonger plus profondément dans la réalité du monde.

La mise en route commence quand les chrétiens quittent leurs maisons et leurs lits. En vérité, ils quittent leur vie dans ce monde, dans ce monde présent et concret. Qu’ils aient à faire trente kilomètres en auto ou qu’ils contournent à pied un pâté de maisons, ils commencent déjà à poser un acte sacramentel, un acte qui est la condition première pour tout ce qui va arriver d’autre. Car ils sont alors en route pour constituer l’Église, ou plus exactement, pour être transformés en Église du Christ. Ils étaient des individus, les uns blancs, d’autres noirs, les uns riches, d’autres pauvres, ils étaient le monde " naturel ", une communauté naturelle.

Et voilà qu’on les a appelés à " se rassembler en un même lieu ", à apporter avec eux leur " monde " même, à être plus qu’ils n’étaient : une communauté nouvelle vivant d’une vie nouvelle. Nous sommes déjà bien au-delà des catégories d’adoration et de prière en commun. Le but de ce " rassemblement " n’est pas simplement d’ajouter une dimension religieuse à la communauté naturelle, de la rendre " meilleure ", plus responsable, plus chrétienne. Le but est d’accomplir l’Église, c’est-à-dire de re-présenter, de rendre présent l’Unique, en qui toutes choses sont à leur fin, et toutes choses sont à leur commencement.

La liturgie commence alors comme une réelle séparation du monde. Le Christ dont nous parlons n’est pas de ce monde (cf. Jean 8,23 ; 18,36) ; après sa résurrection, il n’a pas été reconnu, même par ses propres disciples. Marie Madeleine le prit pour un jardinier. Quand deux de ses disciples faisaient route vers Emmaüs jésus lui-même s’approcha et fit route avec eux " et ils ne le reconnurent pas avant qu’il ait pris du pain, l’ait béni, rompu et le leur ait donné " (Luc 24, 15-16, 30). Il apparut aux Douze " les portes étant fermées ". Il devint évident alors qu’il ne suffisait plus, désormais, de savoir simplement qu’il était le fils de Marie. Il n’y avait matériellement rien qui oblige à le reconnaître. En d’autres termes, il ne " faisait plus partie de ce monde ", de sa réalité ; et le reconnaître, entrer dans la joie de sa présence, être avec lui voulait dire se convertir à une autre réalité. La glorification du Seigneur n’a pas l’évidence contraignante et objective de son humiliation et de sa croix. On ne connaît sa glorification que par la mort mystérieuse aux fonts baptismaux, par l’onction de l’Esprit Saint. Elle n’est connue que dans la plénitude de l’Église quand celle-ci se rassemble pour rencontrer le Seigneur et partager sa vie ressuscitée.

Partir, arriver..., c’est le commencement, la ligne de départ du sacrement, la condition nécessaire à sa puissance et à sa réalité transformantes. La liturgie orthodoxe commence par la doxologie solennelle : " Béni soit le Royaume du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, maintenant et à jamais, dans les siècles des siècles. " Dès le début, on proclame la destination : la route mène au Royaume. C’est là que nous allons, et pas symboliquement, mais réellement. Dans le langage de la Bible qui est le langage de l’Église, bénir le Royaume n’est pas simplement l’acclamer. C’est annoncer clairement qu’il est le but, le terme de tous nos désirs et intérêts, de toute notre vie, la valeur suprême et ultime de tout ce qui existe. Bénir c’est accepter dans l’amour et avancer vers ce qui est aimé et accepté.

Ainsi l’Église est l’assemblée, la réunion de ceux qui ont reçu la révélation du but ultime de toute vie, et qui l’ont acceptée. Cette acceptation s’exprime dans la réponse solennelle à la doxologie : Amen. C’est, en vérité, l’un des mots les plus importants du monde, car il exprime l’assentiment de 1’Église à suivre le Christ dans son ascension vers le Père, à faire de cette ascension la destinée de l’homme. C’est le don que nous a fait le Christ, car c’est seulement en lui que nous pouvons dire Amen à Dieu, ou plutôt c’est lui-même qui est notre Amen à Dieu, et l’Église est un Amen au Christ. C’est sur cet Amen que se joue la destinée de la race humaine. Il révèle que la marche vers Dieu est déjà commencée.

Mais nous n’en sommes encore qu’au début. Nous avons quitté " ce monde-ci ". Nous nous sommes rassemblés. Nous avons entendu la proclamation de notre destination ultime. Nous avons dit Amen à cette proclamation. Nous sommes l’ecclésia, la réponse à cet appel et à cet ordre. Et nous commençons avec des " prières et supplications ", avec une louange communautaire et joyeuse.

Une fois de plus, il nous faut souligner le caractère joyeux du rassemblement eucharistique. Car l’insistance médiévale sur la croix, bien qu’elle ne soit pas erronée, ne présente cependant qu’un aspect. La liturgie, avant tout, est le rassemblement joyeux de ceux qui vont rencontrer le Seigneur ressuscité et entrer avec lui dans la chambre nuptiale. Et c’est cette joie de l’attente, et l’attente de cette joie qui s’expriment dans les chants et le rituel, les ornements et l’encensement, dans la " splendeur " de la liturgie qu’on a si souvent dénoncée comme sans nécessité, voire pécheresse.

Sans nécessité, certes, elle l’est, car nous sommes bien au-delà des catégories du " nécessaire ". La beauté n’est jamais " nécessaire ", " fonctionnelle " ou " utile ". Et quand, dans l’attente de quelqu’un que nous aimons, nous mettons une très belle nappe sur la table, la décorons de bougies et de fleurs, nous faisons tout cela non point par nécessité mais par amour. Et l’Église est amour, attente et joie. Elle est le ciel sur terre, selon notre tradition orthodoxe. Elle est la joie de l’enfance recouvrée, cette joie libre, inconditionnelle et désintéressée qui est seule capable de transformer le monde. Dans notre piété adulte, sérieuse, nous demandons définitions et justifications et celles-ci sont enracinées dans la crainte. Crainte de la corruption, des déviations, des " influences païennes ", etc. Mais " celui qui craint n’est pas consommé en amour " (I Jean 4, 18). Tant que les chrétiens aiment le Royaume de Dieu, et ne se contentent pas d’en discuter, ils le " re-présentent " et le signifient, dans l’art et la beauté. Et le célébrant du sacrement de la joie se présente revêtu d’une chasuble splendide, parce qu’il est nimbé de la gloire du Royaume, parce que, même dans une forme humaine, Dieu apparaît en gloire. Dans l’eucharistie, nous nous tenons debout en présence du Christ et, comme Moïse devant Dieu, nous sommes là pour être couverts par sa gloire. Le Christ lui-même portait une tunique sans couture que les soldats au pied de la croix n’ont pas déchirée. On ne l’avait pas achetée au marché, mais, selon toute vraisemblance, elle avait été tissée par les mains aimantes de quelqu’un. C’est vrai, la beauté de notre préparation pour l’eucharistie n’a pas d’utilité pratique.

L’acte suivant de la liturgie est l’entrée : la venue du célébrant à l’autel. On en a donné toutes les explications symboliques possibles, mais ce n’est pas un " symbole ". C’est le mouvement même de l’Église, comme passage du vieux au neuf, de " ce monde " au " monde à venir " ; c’est le mouvement essentiel de la " route " liturgique.

En " ce monde ", il n’y a pas d’autel, et le temple a été détruit. Car le seul autel est le Christ lui-même, son humanité, qu’il a assumée et divisée, et dont il a fait le temple de Dieu, l’autel de sa présence. Et le Christ est monté au ciel. Ainsi l’autel est le signe que, dans le Christ, nous avons accès au ciel, que l’Église est le passage vers le ciel, l’entrée dans le sanctuaire céleste, et que c’est seulement en " entrant ", en montant au ciel que l’Église s’accomplit et devient ce qu’elle est Ainsi donc l’entrée à l’eucharistie, cette approche du célébrant et, en lui, de toute l’Église, n’est pas symbole. Elle est l’acte crucial et décisif dans lequel les vraies dimensions du sacrement se révèlent et s’établissent. Ce n’est pas la " grâce " qui descend d’en haut : c’est l’Église qui entre dans la " grâce ", et la grâce signifie l’être nouveau, le Royaume, le monde à venir. Et, tandis que le célébrant s’approche de l’autel, l’Église entonne l’hymne que les anges chantent éternellement devant le trône de Dieu : Dieu saint, Dieu puissant, Dieu immortel... ; et le prêtre dit : " Dieu saint, toi qui es loué par la voix trois fois sainte des Séraphins, glorifié par les Chérubins, et adoré par tous les Esprits des cieux... "

Les anges ne sont pas là pour le décor et l’inspiration. Ils représentent précisément le ciel, cet au-delà et cet au-dessus glorieux et incompréhensible, dont nous ne savons qu’une chose : il résonne éternellement de la louange, de la gloire et de la sainteté divines. " Saint... " est le nom réel de Dieu, du Dieu " non des philosophes et des savants ", mais du Dieu vivant de la foi. Nos connaissances sur Dieu aboutissent à des définitions et à des distinctions. La connaissance de Dieu nous amène à ce mot unique, incompréhensible, et pourtant évident et inévitable : saint. Et, dans ce mot, nous exprimons à la fois que Dieu est le tout autre, l’unique, sur qui nous ne savons rien, et qu’il est le terme de toute notre faim, de tous nos désirs, l’inaccessible qui mobilise nos volontés, le trésor mystérieux qui nous attire, et qu’il n’y a rien à connaître que lui. " Saint " est le mot, le chant, la " réaction " de l’Église tandis qu’elle entre au ciel, tandis qu’elle se tient debout devant la gloire céleste de Dieu.

Maintenant, pour la première fois depuis que la route eucharistique a commencé, le célébrant se retourne et fait face au peuple. Jusqu’à cet instant, il était celui qui menait l’Église dans son ascension, mais maintenant le mouvement a atteint son but. Et le prêtre, dont l’unique fonction et service dans l’Église est de re-présenter, de rendre présent le sacerdoce du Christ lui-même, dit au peuple : " La paix soit avec vous ". Dans le Christ, l’homme retourne à Dieu et, dans le Christ, Dieu vient à l’homme. Comme nouvel Adam, comme homme parfait, il nous conduit à Dieu ; comme Dieu incarné, il nous révèle le Père et nous réconcilie avec Dieu. Il est notre paix, la réconciliation avec Dieu, le pardon divin, la communion. Et la paix que le prêtre nous annonce et nous confère est la paix que le Christ a établie entre Dieu et son monde, et dans laquelle, nous, l’Église, sommes entrés.

C’est dans cette paix - " qui passe tout entendement " - que commence maintenant la liturgie de la parole. La proclamation de la Parole est un acte sacramentel par excellence’ parce que c’est un acte qui transforme. Elle transforme les paroles humaines de l’Évangile en la parole de Dieu et la manifestation du Royaume. Elle transforme l’homme qui l’écoute en un tabernacle de la parole et un temple de l’Esprit... Chaque samedi soir, lors de la vigile solennelle de la résurrection, on apporte, dans une procession solennelle, l’évangile au milieu de l’assemblée et, dans cet acte, on proclame et manifeste le jour du Seigneur. Car l’évangile n’est pas seulement un " souvenir " de la résurrection du Christ : la parole de Dieu est la venue éternelle à nous du Seigneur ressuscité, la puissance et la joie mêmes de la résurrection.

Dans la liturgie la proclamation de l’Évangile est précédée par " Alléluia ", le chant de ce mot, mystérieux " théophore " (porteur de Dieu), qui est l’accueil joyeux de ceux qui voient venir le Seigneur, qui connaissent sa présence et expriment leur joie de cette glorieuse " parousie ". " Le voici " serait peut-être une pauvre, mais presque adéquate traduction de ce mot intraduisible.

C’est pourquoi la lecture de l’évangile et l’homélie dans l’Église orthodoxe sont un acte liturgique, une partie intégrale et essentielle du sacrement. On l’écoute comme parole de Dieu et on la reçoit dans l’Esprit - c’est-à-dire dans l’Église, qui est la vie de la parole et sa " croissance " dans le monde.

Pain et vin. Les Pères appelaient " eucharistie " le pain et le vin de l’offertoire, leur offrande et consécration, et, finalement, la communion. Tout cela était eucharistie et tout cela ne pouvait se comprendre que dans l’eucharistie.

A mesure que nous avançons dans la liturgie eucharistique, arrive le moment d’offrir à Dieu la totalité de nos vies, de nos personnes, du monde dans lequel nous vivons. C’est d’abord cela que nous signifions en apportant à l’autel les éléments de notre nourriture. Car nous savons déjà que la nourriture est vie, qu’elle est le principe même de la vie et que le monde entier a été créé pour nourrir l’homme. Nous savons aussi qu’offrir cette nourriture, ce monde, cette vie à Dieu est la fonction " eucharistique " primordiale de l’homme, son véritable épanouissement en tant qu’homme. Nous savons que nous avons été créés comme célébrants du sacrement de la vie, pour la transformer en vie en Dieu, en communion avec Dieu. Nous savons que la vie réelle est " eucharistique ", mouvement d’amour et d’adoration vers Dieu, mouvement qui seul peut révéler, accomplir en plénitude, valoriser tout ce qui existe et lui donner sens. Nous savons que nous avons perdu cette vie eucharistique et, finalement, nous savons que dans le Christ, le nouvel Adam, l’homme parfait, cette vie eucharistique a été redonnée à l’homme. Car il a été, dans sa personne, l’eucharistie parfaite. Il s’est offert lui-même à Dieu dans la plénitude de l’obéissance, de l’amour, de l’action de grâces. C’est Dieu qui était le cœur de sa vie. Il nous a donné cette vie parfaitement eucharistique. En lui Dieu est devenu notre vie.

Ainsi, cette offrande du pain et du vin à Dieu, nourriture que nous devons manger pour vivre, est offrande de nous-même, de notre vie et du monde entier au Seigneur. " Prendre en nos mains le monde entier comme on prendrait une pomme ", a dit un poète russe. C’est notre eucharistie. C’est le geste qu’Adam n’a pas su faire ; et dans le Christ il est devenu la vie même de l’homme. Geste d’adoration et de louange dans lequel toute joie et toute souffrance, toute beauté et toute frustration, toute faim et tout épanouissement, s’orientent vers leur fin ultime et deviennent, finalement, signifiants. Bien vrai, c’est un sacrifice. Mais le sacrifice est l’acte le plus naturel de l’homme, l’essence même de sa vie. L’homme est fait pour le sacrifice parce qu’il trouve sa vie dans l’amour et que l’amour est sacrifice. L’amour place la " valeur ", le vrai sens de la vie, dans l’autre, donne sa vie à l’autre, et dans ce don, dans ce sacrifice trouve le sens et la joie de vivre.

Nous offrons à Dieu le monde et nos personnes. Mais nous le faisons dans le Christ et en mémoire de Lui. Nous le faisons dans le Christ parce qu’il a déjà offert à Dieu tout ce qui doit lui être offert. Une fois pour toutes, il a accompli cette eucharistie sans rien laisser qui n’ait été offert. En lui était la vie ; et cette vie de nous tous, il l’a donnée à Dieu. L’Église, c’est tous ceux qui ont été assumés dans la vie eucharistique du Christ. Et nous faisons cela en mémoire de lui, parce que, alors que nous offrons encore et encore à Dieu notre vie et notre monde, nous découvrons à chaque fois que nous n’avons rien d’autre à offrir que le Christ lui-même, la vie du monde, la plénitude de tout ce qui existe. C’est son eucharistie et il est l’Eucharistie. Comme dit la prière de l’offertoire, " c’est lui qui offre et c’est lui qui est offert ". La liturgie nous a introduits dans l’eucharistie universelle du Christ ; elle nous a révélé que la seule eucharistie, la seule offrande du monde, c’est le Christ. Nous venons et revenons avec nos vies à offrir. Nous apportons et " sacrifions " - c’est-à-dire, donnons à Dieu - ce qu’Il nous a donné ; et chaque fois nous arrivons à la fin de tous les sacrifices, de toutes les offrandes, de toute eucharistie, parce qu’à chaque fois nous est révélé que le Christ a offert tout ce qui existe, et que lui et tout ce qui existe a été offert dans son offrande de lui-même. Nous sommes compris dans l’eucharistie du Christ et le Christ est notre eucharistie.

Et, tandis que la procession s’avance, elle apporte le pain et le vin sur l’autel, et nous savons que c’est le Christ lui-même qui nous prend tous dans la totalité de notre vie pour nous mener à Dieu dans son ascension eucharistique. C’est pourquoi, à ce moment de la liturgie, nous faisons mémoire des autres en disant : " Que le Seigneur Dieu se souvienne dans son Royaume... " Le souvenir est un acte d’amour. Dieu se souvient de nous. Voici que nous sommes. Son amour est la fondation du monde. Dans le Christ, nous nous souvenons. Nous redevenons des êtres ouverts à l’amour, et nous nous souvenons. L’Église, en se séparant de " ce monde ", en faisant route vers le Ciel, se souvient du monde, de tous les hommes, de l’ensemble de la création, et le rassemble avec amour pour l’offrir à Dieu. L’eucharistie est le sacrement du souvenir cosmique. En vérité, elle est une " retrouvaille " de l’amour comme vraie vie du monde.

Le pain et le vin sont maintenant sur l’autel, recouverts, cachés, comme notre " vie est cachée, avec le Christ, en Dieu), (Colossiens 3, 3). C’est là, cachée en Dieu, la plénitude de la vie que le Christ a rendue à Dieu. Et le célébrant dit : " Aimons-nous les uns les autres pour que, d’une seule voix, nous puissions dire... " Suit le baiser de paix, un des rites essentiels de la liturgie chrétienne. L’Église, si elle doit être l’Église, doit être la révélation de cet amour divin que Dieu a " versé dans nos cœurs ". Sans cet amour, rien n’est " valide " dans l’Église, parce que rien n’est possible.

La substance de l’eucharistie est l’amour et ce n’est que par l’amour que nous pouvons y entrer et y participer. Cet amour, nous en sommes bien incapables. Cet amour nous l’avons perdu. Cet amour, le Christ nous l’a donné et ce don est l’Église. L’Église s’édifie par l’amour et sur l’amour, et, en ce monde, elle a à " témoigner " de l’amour, à le re-présenter, à faire de l’amour une présence? L’amour seul crée et transfigure : c’est pourquoi il est le " principe " même du sacrement.

" Élevons nos cœurs ", dit maintenant le célébrant, et le peuple répond : " Nous les élevons vers le Seigneur ". L’eucharistie est une anaphore, l’ " élévation " de notre offrande de nous-mêmes. C’est l’ascension de 1’Église vers le Ciel. " Mais que m’importe le Ciel, dit saint Jean Chrysostome, quand je suis devenu moi-même le Ciel... " On a si souvent expliqué l’eucharistie seulement par référence aux dons : Qu’arrive-t-il au pain et au vin? pourquoi et quand cela arrive-t-il? Mais nous devons comprendre que ce qui " arrive " au pain et au vin, arrive parce que, d’abord, quelque chose nous est arrivé, à nous, à l’Église. C’est que nous avons " édifié " l’Église, et cela signifie que nous avons suivi le Christ dans son Ascension ; c’est qu’il nous a acceptés à sa Table dans son Royaume ; c’est que, en termes de théologie, nous sommes entrés dans l’Eschaton, nous sommes par-delà le temps et l’espace. C’est parce que tout cela est d’abord arrivé, que quelque chose va arriver au pain et au vin.

" Élevons nos cœurs ", dit le célébrant. " Nous les élevons vers le Seigneur ", répond l’assemblée. " Rendons grâces au Seigneur " (Eucharistisomen), dit le célébrant.

Quand un homme se tient devant le trône de Dieu, quand il a accompli tout ce que Dieu lui a donné à accomplir, quand tous péchés sont pardonnés, toute joie restaurée, alors, il ne lui reste plus qu’à rendre grâces. L’eucharistie (action de grâces) est l’état de l’homme dans sa perfection. Eucharistier, c’est vivre dans le Paradis. L’eucharistie est la seule réponse plénière et véridique que l’homme peut apporter à la création divine, rédemption et don du ciel. Mais cet homme parfait, debout devant Dieu est le Christ. C’est en lui seul que tout ce que Dieu a donné à l’homme trouve sa plénitude et se rapatrie dans le ciel. Lui seul est l’être eucharistique en perfection. Il est l’eucharistie du monde. C’est dans, et par cette eucharistie que la création tout entière devient ce qu’elle devait être depuis le commencement, et où, pourtant, elle a connu l’échec.

" Il est digne et juste de rendre grâces ", répond l’assemblée, exprimant ainsi cet " accord inconditionnel " par lequel commence la véritable " religion ". Car la foi n’est pas le fruit d’une recherche intellectuelle, ni du " pari " de Pascal. Elle n’est pas la libération rationnelle des frustrations et des angoisses de la vie. Elle ne naît pas d’un " manque " mais, bien au contraire, d’une plénitude d’amour et de joie. " Cela est juste et bon " exprime cette vérité. C’est la seule réponse possible à l’invitation que Dieu nous adresse à vivre et à recevoir la vie en abondance.

Et le prêtre commence ainsi la grande prière eucharistique : " Il est digne et juste de te chanter, de te bénir, de te louer, de te rendre grâces, de t’adorer toujours et partout dans ton royaume… " Habituellement, on appelle ce début de la prière eucharistique " préface ". C’est précisément cette préface - cet acte, ces paroles, ce mouvement d’action de grâces - qui " rend réellement possible " tout ce qui suit. Car, sans ce commencement, le reste ne pourrait avoir lieu. L’eucharistie du Christ et le Christ eucharistique sont la " brèche " par où nous pouvons accéder à la table du Royaume, monter au Ciel et partager la nourriture divine. Car l’eucharistie - action de grâces et louange - est l’expression et le contenu même de la vie nouvelle que Dieu nous octroie quand, dans le Christ, il nous réconcilie avec lui-même. La réconciliation, le pardon, le pouvoir de vivre, tout cela trouve sa justification et son accomplissement dans cette nouvelle manière d’être, ce nouveau style de vie : l’eucharistie, la seule vie réelle de la création avec Dieu et en Dieu, le seul mode de la relation véridique entre Dieu et le monde.

C’est, en vérité, la préface au monde à venir, la porte ouverte sur le Royaume ; et ceci nous le confessons et le proclamons quand, parlant du Royaume à venir, nous affirmons que Dieu nous l’a déjà donné en héritage. Ce futur nous a été donné, jadis, pour qu’il puisse être le présent même, la vie réelle, aujourd’hui, de l’Église

C’est ainsi que la préface s’épanouit dans le Sanctus - le Saint, Saint, Saint, de la doxologie éternelle, essence mystérieuse de tout ce qui existe : " Le Ciel et la Terre sont emplis de ta Gloire ". Il nous fallait monter au Ciel dans le Christ pour voir et comprendre la création dans sa réalité comme glorification de Dieu, comme cette réponse à l’amour divin qui, seule, permet à la création de devenir ce que Dieu la veut, action de grâces, eucharistie, adoration. C’est là - dans la dimension cosmique de l’Église, avec les " milliers d’archanges, les myriades d’anges, les chérubins et les séraphins... qui, portés sur leurs ailes, planent au plus haut des cieux... " - que nous pouvons, finalement, " nous exprimer •, et nous disons alors :

" Saint, Saint, Saint, Dieu sabaoth,
Le Ciel et la Terre sont remplis de ta Gloire.
Hosanna au plus haut des cieux.
Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.

Telle est la raison d’être suprême de tout ce qui existe, sa fin, son but et son accomplissement, parce que c’est le commencement, le principe de la création.

Nous nous tenons devant Dieu, nous rappelons tout ce qu’il a fait pour nous, lui offrons notre action de grâces pour tous ses bienfaits ; nous découvrons alors, inévitablement que la substance véritable de toute cette action de grâces et de tout souvenir est le Christ. " En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes. " Dans la lumière de l’eucharistie, nous voyons que le Christ est vraiment la vie et la lumière de tout ce qui existe, la gloire qui emplit le ciel et la terre. Il n’y a rien d’autre à rappeler, rien d’autre pourquoi remercier, parce que c’est en lui que toute réalité trouve son être, sa vie, sa fin.

Ainsi le Sanctus nous amène tout simplement, tout logiquement à cet Homme unique, à cette nuit unique, à cet événement unique dans lequel ce monde a trouvé, une fois pour toutes, son jugement et son salut. Ce n’est pas que, après avoir chanté le Sanctus et confessé la majesté de la gloire divine, nous les mettions de côté pour entrer dans la partie suivante de la messe : l’anamnèse. Non, le souvenir est l’épanouissement de notre doxologie ; c’est encore l’eucharistie qui nous introduit " naturellement " au cœur même de tout souvenir et de toute action de grâces.

Debout devant Dieu, nous n’avons rien d’autre à rappeler, à apporter avec nous et à offrir à Dieu que cette offrande de lui-même faite par le Christ, parce que c’est en elle que trouvent leur épanouissement toute action de grâces, tout souvenir, toute offrande, c’est-à-dire la plénitude de la vie de l’homme et du monde.

Jusqu’à cet instant, l’eucharistie a été notre ascension dans le Christ, notre incorporation, en lui, au " monde à venir ". Et maintenant, voici que, dans le Christ, cette offrande eucharistique de toutes choses à l’unique à qui elles appartiennent, et en qui seul elles ont une existence réelle - voici, donc, que ce mouvement d’ascension a atteint son terme. Nous sommes à la table pascale du Royaume. Ce que nous avons offert, notre nourriture, notre vie, nous-même, et le monde entier, nous l’avons offert dans le Christ et comme le Christ, parce que c’est lui qui a assuré notre vie et est notre vie. Tout cela nous est maintenant restitué comme le don d’une vie nouvelle et, donc, nécessairement, comme nourriture.

" Ceci est mon corps, ceci est mon sang. Prenez, mangez, buvez... " Tout au long de notre recherche, ce qui n’a cessé de nous guider, le voici : c’est la liturgie tout entière qui est sacramentelle ; une seule action transformante, un seul mouvement d’ascension. Et le but même de ce mouvement d’ascension est de nous arracher à " ce monde " pour faire de nous des participants de " ce monde à venir ". Dans " ce monde " - celui qui a condamné le Christ et, par là, s’est condamné lui-même - il n’y a aucun pain, aucun vin qui puisse devenir le Corps et le Sang du Christ. On ne peut " sacraliser " seulement un de ses éléments. Mais la liturgie de l’Église est toujours une anaphore, une élévation, une ascension. L’Église s’épanouit dans le ciel, dans ce nouvel éon que le Christ a inauguré dans sa mort, sa résurrection et son ascension et qui a été donné à l’Église à la Pentecôte, comme sa vie, comme la " fin " vers laquelle elle avance. En ce monde, le Christ est crucifié, son corps déchiré, son sang versé. Et nous devons sortir de ce monde, nous devons monter au ciel dans le Christ, pour devenir citoyens de ce monde à venir.

Cependant, ce n’est pas un " autre " monde, différent de celui que Dieu a créé et nous a donné. C’est notre même monde, déjà parfait dans le Christ, mais qui n’est pas encore en nous. C’est notre même monde, racheté et restauré dans lequel le Christ " emplit toutes choses de lui-même ". Et puisque Dieu a créé le monde pour nous nourrir, nous a donné la nourriture comme moyen de communier avec lui, de vivre en lui, la nourriture nouvelle de la vie nouvelle que nous recevons de Dieu dans son Royaume est le Christ lui-même. Il est notre pain, parce que, dès le commencement, toute notre faim a été faim de lui, tout notre pain n’a été que symbole de lui, symbole qui devait devenir réalité.

Il s’est fait homme, il a vécu en ce monde. Il a mangé et bu ; cela signifie que ce monde, dont il a été participant et qui est notre nourriture, est devenu son corps, sa vie. Mais sa vie était totalement, entièrement eucharistique. Tout en elle se transformait en communion avec Dieu et tout en elle est monté au ciel. Et maintenant, il partage avec nous cette vie glorifiée. " Ce que j’ai fait seul, je vous le donne maintenant : Prenez, mangez... "

Nous avons offert le pain en mémoire du Christ, parce que nous savons que le Christ est la Vie, et que toute nourriture doit, par conséquent, nous conduire à lui. Et maintenant, quand nous recevons ce pain de ses mains, nous savons qu’il a assumé toute vie, l’a emplie de lui-même, en a fait ce qu’elle devait être : communion avec Dieu, sacrement de sa présence et de son amour. Là, et seulement là, nous pouvons confesser avec saint Basile que " ce pain est véritablement le corps précieux de notre Seigneur, ce vin le sang précieux du Christ ". Ce qui, ici en ce monde, est surnaturel, se révèle là comme naturel. Et c’est toujours pour nous mener " là " et faire de nous ce que nous sommes que l’Église s’accomplit dans la liturgie.

C’est l’Esprit Saint qui révèle le pain et le vin comme corps et sang du Christ. L’Église orthodoxe a toujours souligné avec insistance que le changement (métabole) des éléments eucharistiques s’accomplit par l’epiclesis - l’invocation de l’Esprit Saint - et non par les paroles de l’institution. Toutefois, les orthodoxes eux-mêmes ont souvent mal compris cette doctrine. Il ne s’agit pas, dans cette perspective, de remplacer une " causalité " - les paroles de l’institution - par une autre " formulation " différente. Il s’agit de révéler le caractère eschatologique du sacrement. L’Esprit Saint vient au " dernier et grand jour " de Pentecôte. Il révèle le monde à venir. Il inaugure le Royaume. Il nous entraîne toujours dans un au-delà. Être dans l’Esprit, c’est être au ciel, car le Royaume de Dieu est " joie et paix dans l’Esprit Saint ". Ainsi, dans l’eucharistie, c’est lui qui scelle et confirme notre ascension au ciel, qui transforme l’Église en corps du Christ et - par conséquent - révèle les éléments de notre offrande comme communion dans l’Esprit Saint. C’est la consécration.

Mais avant que nous puissions partager la nourriture céleste, il reste à accomplir un dernier acte, essentiel et nécessaire : l’intercession. Être dans le Christ veut dire lui ressembler, faire nôtre le mouvement essentiel de sa vie : " Du fait qu’il demeure pour l’éternité... Il est capable de sauver de façon définitive ceux qui par lui s’avancent vers Dieu, étant toujours vivant pour intercéder en leur faveur. " Cette intercession - nous ne pouvons y échapper - doit être la nôtre. L’Église n’est pas une société de gens qui s’évadent (tout seuls ou en groupe) de ce monde pour savourer le bonheur mystique de l’éternité. La communion n’est pas une " expérience mystique ". C’est à la coupe du Christ que nous buvons, et il s’est donné lui-même pour la vie du monde. Le pain sur la patène, le vin dans le calice, sont là pour nous rappeler l’incarnation du Fils de Dieu, la croix et la mort. Ainsi c’est la joie même du royaume qui nous fait nous souvenir du monde et prier pour lui. C’est la communion en vérité avec l’Esprit Saint qui nous rend capables d’aimer le monde, comme le Christ l’a aimé. L’eucharistie est le sacrement de l’unité et le moment de la vérité. Là nous voyons le monde dans le Christ, comme il est réellement, et non selon nos points de vue personnels, qui sont limités et partiaux. C’est là que commence l’intercession, dans la gloire du banquet messianique, et c’est là seulement que commence, en vérité, la mission de l’Église. Lorsque nous avons " laissé de côté tout souci terrestre ", nous semblons avoir abandonné ce monde ; en fait, nous le recouvrons dans toute sa réalité. C’est pourquoi l’intercession constitue la seule préparation réelle à la communion. Dans la communion et par elle, non seulement nous devenons un seul corps et un seul esprit, mais nous sommes réintroduits dans cette solidarité et cet amour que le monde a perdus. Et la grande prière eucharistique se résume dans la prière du Seigneur, dont chaque demande implique notre engagement total et absolu au Royaume de Dieu dans le monde. Elle est sa prière, il nous l’a donnée, il en a fait notre prière, comme il a fait de son Père notre Père. Personne n’a jamais été " digne ", n’a jamais été " prêt " pour recevoir la communion. Tous mérites, toute justice, toutes dévotions disparaissent et s’évanouissent alors. La vie nous est rendue comme un don, un don libre et divin.

C’est pourquoi, dans l’Église orthodoxe, nous appelons les éléments de l’eucharistie, les dons très saints. Le Paradis s’ouvre à nouveau pour Adam ; il est sorti de son néant pour être couronné roi de la création. Tout est libéré, toute dette abolie, tout nous est donné. Et c’est pourquoi l’humilité et la soumission profondes sont d’accepter le don, de dire oui, dans la joie et la gratitude. Nous ne pouvons rien faire, et pourtant nous devenons exactement ce que Dieu nous veut de toute éternité, quand nous sommes eucharistiques.

Et maintenant le temps est venu pour nous de revenir dans le monde. " Partons en paix ", dit le célébrant en quittant l’autel ; et c’est le dernier commandement de la liturgie. Nous savons qu’il nous est bon d’être sur le mont Tabor, mais pourtant nous ne devons pas y rester. On nous renvoie. Mais maintenant, " nous avons vu la vraie Lumière, nous sommes devenus participants de l’Esprit Saint ". Et c’est comme témoins de cette Lumière, comme témoins de l’Esprit que nous devons " aller " et commencer cette mission de l’Église qui ne finit jamais. L’eucharistie était la fin de notre route, la fin du temps. Et voici qu’elle est, de nouveau, le commencement, et que l’impossible nous est révélé comme à nouveau possible. Le temps du monde est devenu le temps de l’Église, le temps du salut et de la résurrection. Dieu nous a faits compétents, comme a dit Paul Claudel, compétents pour être ses témoins, pour accomplir ce qu’il a fait et continue de faire. Tel est le sens de l’eucharistie ; c’est pourquoi la mission de l’Église commence dans la liturgie de l’ascension, car c’est elle seule qui rend possible la liturgie de la mission.

Extrait du livre
du père Alexandre Schmemann,
Pour la vie du monde, Desclée, 1969.

Du père Schmemann, voir aussi
L’Eucharistie, sacrement du royaume,
O.E.I.L./YMCA-Press, 1985.


Introduction à la Divine Liturgie

 

Dernière modification: 
Lundi 27 mars 2023