Pères et mères dans la foi

Le sens de l’expérience religieuse

Interview avec le père lev Gillet

En 1972, le père Lev Gillet accorda une interview à Edward Robinson, un « chercheur en expérience religieuse » du collège Manchester de l’université Oxford. L’interview est publié dans le livre d’Edward Robinson : This Time-Bound Ladder: Ten Dialogues on Religious Experience [L’Échelle du temps : Dix dialogues sur l’expérience religieuse] (Religious Experience Research Unit, Manchester College, Oxford, 1977).

Père Lev a 79 ans au moment de l’interview. Cette interview constitue un document unique sur la vie intérieure du père Lev, bien qu’il comprenne aussi de longs échanges, en apparence secs et académiques, avec le chercheur. Car le père Lev et le chercheur ne tiennent pas le même discours : le chercheur est un académique qui se veut scientifique, alors que le père Lev, qui comprend très bien le milieu académique et le point de vue de son interlocuteur, est avant tout un spirituel, un « libre croyant universaliste, évangélique et mystique » (sous-titre de la biographie par Élisabeth Behr-Sigel, Lev Gillet, « Un moine de l’Église d’Orient », Cerf, 1993). Il a une longue expérience en tant que conseiller spirituel auprès de toutes sortes de personnes aux appartenances les plus variées. De fait, l’interview débute difficilement, sur une discussion quelque peu abstraite sur le sens et la nature de l’« expérience religieuse ». Alors que la pensée du père Lev s’oriente tout naturellement vers le concret, le vécu, le chercheur introduit à plusieurs reprises des notions intellectuelles dans la discussion. Mais ce sont les paroles du père Lev relatant ses expériences intimes intérieures, ses convictions personnelles au-delà tout credo formel, qui donnent à cette interview toute sa valeur de témoignage d’un grand spirituel.

Les parties en italiques sont les questions et remarques du chercheur et en caractères normaux, les réponses du père Lev. Traduction : Valère De Pryck et Paul Ladouceur.

 

Au point de départ on a demandé à des personnes d’écrire un rapport de toute expérience où ils sentaient qu’ils avaient été sous l’influence d’une puissance soit au-delà ou en partie au-delà d’elles-mêmes et de nous raconter l’effet qu’une telle expérience avait produite sur leur vie. Nous avons reçu un grand nombre de comptes-rendus très variés, allant de descriptions les plus sensationnelles du super-naturel et de l’occulte, des apparitions des morts et des rencontres avec des soucoupes volantes jusqu’à une forme plus traditionnelle d’expérience religieuse. Quelle approche faites-vous d’un tel ensemble ?

Je pense que chaque cas doit être considéré à part, étudié et analysé très attentivement.

En faisant cela, on trouve certains traits communs. Qu’attendez-vous de trouver qui présente un intérêt particulier ?

Cela dépend de votre conception d’un phénomène religieux. J’ai bien sûr, ma propre idée là-dessus.

Pouvez-vous nous dire quels sont vos critères ?

Je pense qu’il s’agit d’un phénomène religieux lorsque vous avez conscience, d’abord, de quelque chose qui vous transcende : quelque chose de plus grand que vous-même, au-delà de vos limites. Deuxièmement, bien que ce soit transcendant, cela doit de quelque façon être immanent à vous-même, vous devez le rencontrer en vous. Troisièmement, entre ces deux expressions d’une réalité suprême (que je ne définirai pas pour le moment), il existe une possibilité d’échange dynamique. Vous en recevez quelque chose et vous lui donnez quelque chose. C’est ma conception d’un phénomène religieux. Ceci s’applique à beaucoup de cas où Dieu n’est pas en question. Vous pouvez envisager le sexe, par exemple, comme cette réalité à la fois transcendante et immanente. Ce pourrait être une sorte de religion. Vous pourriez prendre la société, ou le cosmos, pris au sens scientifique. Vous pouvez aussi la considérer comme une réalité personnelle ou supra personnelle – Dieu.

Dans quel sens le sexe, la société ou le cosmos peuvent-ils être transcendants ?

Prenons le cas d’un psychologue freudien. Il peut envisager la libido comme un pouvoir qui est transcendant et cependant immanent à tout homme et constituant la réalité suprême : quelque chose qui correspond à l’élan vital de Bergson.

Est-ce que ceci ne consiste pas à prendre ses désirs pour des réalités ? En fait, il le projette et le considère comme transcendant parce qu’il veut avoir quelque chose qui de fait est au-delà de lui-même, n’est-ce pas ?

Je ne le juge pas. Je m’intéresse seulement de savoir si pour lui cela possède une valeur transcendante ou non.

Diriez-vous alors que tout le monde est religieux en un certain sens ?

Je ne sais pas ; je n’en suis pas sûr ; il peut y avoir des personnes qui ne le sont pas du tout. Mais je suppose que la plupart des gens le sont de mille façons différentes.

Comment reconnaîtriez-vous alors une personne non-religieuse ? Serait-ce quelqu’un pour qui l’existence n’a pas de sens ?

Oui. Ou bien quelqu’un qui ne veut reconnaître rien au-delà de sa propre réalité physique ou mentale. Prenez un marxiste : je ne le considère pas comme non religieux. Le marxisme est bien une théologie. Le matérialisme dialectique, pour autant que d’abord ce soit le matérialisme, est dogmatique et deuxièmement « dialectique », implique cette sorte de structure cosmique, universelle.

À partir de ceci, vous pouvez dire que tous ceux qui trouvent un quelconque sens à la vie sont religieux.

Peut-être ; mais je pense qu’il y a pas mal de gens qui n’ont pas du tout de quête de sens ; des gens qui n’ont pas d’intérêt, qui n’accusent pas ou qui ne reconnaissent pas un tel besoin. Ils vivent un jour après l’autre sans se poser de questions.

Existe-t-il vraiment de telles personnes qui ne cherchent pas du tout de sens ?

J’en ai rencontré pas mal. D’abord, j’étais victime d’une illusion : je pensais que ces personnes vivaient vraiment une sorte d’anxiété intérieure mais ne savaient pas comment l’exprimer, ou bien qu’elles n’en étaient pas conscientes. J’ai changé d’avis maintenant que j’ai rencontré à Londres pas mal d’hommes et de femmes qui ne se posent certainement pas la moindre question ; elles n’éprouvent aucun besoin de chercher du sens, cela ne les intéresse pas. De toutes apparences, leur expérience est simplement une réaction aux événements et aux circonstances au fur et à mesure qu’ils se présentent.

Diriez-vous que cette attitude peut survivre à une crise qui pourrait se présenter dans leur vie ? Je m’intéresse à un certain nombre de personnes qui nous écrivent pour dire les effets de toute sortes de crises, et comment, jusqu’au moment où elles furent confrontées à des événements qui exigeaient un sens – le deuil ainsi de suite – ils ne cherchaient vraiment pas un sens. Diriez-vous que les personnes que vous décrivez n’ont jamais eu à affronter des problèmes qui demandent quelque chose de plus profond que l’existence quotidienne ?

Permettez-moi de vous raconter une étrange expérience que j’ai vécue l’an passé [1971]. Au mois de mars, à ce moment même, j’étais très malade. J’étais en train de mourir. Pendant une semaine environ j’étais inconscient et je délirais. D’une part, je disais des choses dépourvues de sens aux personnes autour de moi. Mais tout le temps, il y avait le développement d’une sorte de dialectique à l’intérieur de moi, dont j’étais conscient et qui tenait la route. Il s’agissait de l’extension d’un rêve ou d’une vision, que je vais vous raconter maintenant.

Le premier jour de ma maladie, j’avais rendu visite à une femme persane qui avait une enfant handicapé moteur (spastique). Je lui rendais visite avec mon médecin. Je vis cet enfant bouger sur le lit, émettant des gémissements, essayant de faire des mouvements mais incapable de les coordonner. Il tenait simplement une bouteille de lait en main, gémissant et cherchant quelque chose. Ensuite, quelques personnes sont arrivées ainsi qu’une famille persane. La situation était plutôt drôle : la mère ennuyée, ça sautait aux yeux, aurait préféré qu’elles partent. Soudain, l’enfant spastique semblait prendre conscience de la situation et se leva quelque peu disant : « Maman, kawa !» Cela voulait dire que l’enfant savait que vous offrez du café à tout hôte ; il rappelait à sa mère de leur présenter du café. Ce qui était frappant, profondément émouvant, était de voir cet enfant sortir tout à coup de ses limites, sa prison d’enfant spastique et de manifester un intérêt altruiste pour ces personnes. J’en étais fortement impressionné.

La nuit suivante, je devins très malade ; je commençai à perdre conscience. Puis j’eux un rêve – ou bien le vis-je d’une façon imaginaire ? – je ne sais. Je me vis sur une plaine très blanche pendant une nuit noire ; j’étais couché sur le sol. Je ne pus voir aucune lumière ni à droite ni à gauche, pas de maison, rien. Seulement sortant de terre, par ci par là, de petits êtres spastiques semblables à des vers de terre. Certains d’entre eux prononçaient le mot « café » (kawa en perse) ; ils portaient une très petite lumière, comme des vers luisants. Soudain j’avais l’impression d’avoir une vision de l’univers entier : notre univers est tel où chacun, jusqu’à un certain degré, est un enfant spastique. Chacun se meut selon son propre spasme, qui peut être l’ambition, l’argent, le sexe, n’importe quoi. Chacun est prisonnier de son propre spasme comme cet enfant spastique. Mais il arrive que soudain certains d’entre eux prennent conscience de réalités en dehors d’eux-mêmes et commencent à demander du café pour les autres.

Pour moi, c’était une forme de dialectique qui se développa pendant toute une semaine dans mon inconscient alors que je délirais aux yeux des autres personnes. Il me sembla que tout l’univers était ainsi. Le sens de tout progrès dans le monde était que nous devrions aider toutes ces personnes spastiques autour de nous de façon à devenir capables, à certains moments, de demander du café pour les autres. Ceci dura toute une semaine avec des développements que je ne préciserai pas maintenant. Il y avait une séquence dialectique dans tout ceci.

Je pense maintenant que vous avez raison, quand vous avez dit qu’il y a des personnes qui, à moins de faire une crise, ne sont pas conscientes de tout ceci. Ce sont en effet des personnes spastiques, qui se meuvent seulement de façon quelque peu mécanique, jusqu’au moment où leurs yeux s’ouvrent tout à coup et ils prennent conscience des autres.

Ceci suggère que notre état naturel n’est pas d’être conscient du sens, et que tous nous devons sortir de cet état.

Selon ma propre conception qui est purement individuelle et que je ne peux ni prouver ni réfuter, je pense que l’enfant spastique ne pourrait jamais être capable de songer à du café pour d’autres personnes si cela ne lui était pas donné ou suggéré par quelque chose ou quelqu’un qui lui est transcendant : ce qu’un chrétien appelle la grâce.

Quelles limites mettriez-vous à ce qu’on appelle le transcendant ? Nous avons un grand nombre de personnes parmi nos correspondants qui disent : « Nous avons trouvé un sens, c’est cela notre expérience religieuse. » Nous ne pouvons approcher entièrement cette réalité sans préconceptions, sans certaines valeurs qui nous soient propres. Nous devons demander comment le pouvoir transcendant peut être reconnu, et comment percevoir la bonté ou la malignité des influences de ce genre.

Je ne me posais aucune question à ce sujet : j’en étais venu à cette interprétation du rêve parce que j’avais déjà mes propres convictions religieuses. Celles-ci sont en relation avec une puissance personnelle ou super-personnelle, avec qui je pense avoir eu un contact personnel à certains moments de ma vie – aux moments décisifs de ma vie. J’ai eu dans ma vie tout à fait personnelle et intime, d’abord un sentiment de présence, d’une présence donnée et super personnelle. Ce sentiment demeurait en moi une heure entière de façon très intense, m’envahissant, me faisant pleurer sans la moindre raison, me submergeant complètement. Ceci m’est arrivé aux bords du lac de Galilée, peut être sous l’influence de l’environnement, le paysage et les souvenirs associés au lac de Galilée dans l’Évangile. Mais c’était tellement saisissant que je vis soudainement que l’intention que j’avais eue d’aller à Jérusalem était tout à fait inutile. Ce que j’avais vu et ressenti dépassait tout ce que j’aurais pu faire à Jérusalem. Il ne me restait qu’à retourner immédiatement en Europe et rien d’autre.

Avez-vous connu à d’autres moments cette sensation de présence ?

Oui, beaucoup, mais celle-ci, ainsi que le rêve des personnes spastiques, étaient les plus frappants. L’impact de ce rêve sur moi était le suivant : si je voulais voir les enfants spastiques sortir du sol, je ne pouvais le faire que si moi-même j’étais couché par terre tout à fait à plat, perdant toute sensation de ma propre importance, réalisant que tout ce que je faisais : écrire, parler aux gens, n’a aucune importance. La seule chose qui importait était d’être capable de rester couché sur le sol. Alors je pouvais voir ces personnes spastiques qui se levaient. La seule chose que je peux faire est d’aider de telles personnes.

Comment mettriez-vous en rapport ces expériences en rêve et le sens de présence que vous avez ressentie avec les expériences que d’autres personnes appelleraient purement psychiques ?

Je n’ai aucune expérience psychique de quelque nature que ce soit. Ces choses me sont entièrement étrangères.

Beaucoup de personnes nous écrivent en décrivant ce qui leur semble être une véritable expérience religieuse alors qu’ils ont vu une lumière, ou des lumières, ou leurs environnements illuminés ; ceci se combine avec la joie et parfois de la crainte. Pourquoi est-ce si courant ?

Je pense que c’est un phénomène courant dans toutes les religions. Moi-même, par exemple, j’éprouve très souvent un sentiment, non d’une lumière extérieure mais d’une sorte d’illumination intérieure, quelque chose de radieux associé au nom de Jésus. J’ai beaucoup pratiqué ce que les orthodoxes appellent la prière de Jésus, qui consiste simplement dans la répétition du nom de Jésus. Cette expérience du nom de Jésus peut devenir quelque chose qui vous imprègne et vous donne une sorte de lumière intérieure : vous vous sentez entouré d’une lumière intérieure que vous ne pouvez décrire.

Comment pouvez-vous défendre ceci devant la critique du sceptique qui y verrait simplement une technique dont le contenu est sans rapport ? N’importe quelle philosophie que vous aimez pourrait servir de contexte à cette sorte d’expérience.

Je ne veux pas le nier. Je pense que c’est tout à fait possible qu’il y ait une origine psychologique. Mais je dirais en même temps que je ne dissocie pas Jésus de Mohammed, ni de Bouddha ou de Krishna, ou de beaucoup d’autres divinités, Isis ou Aphrodite. Je pense que beaucoup de personnes ont des contacts authentiques avec Jésus sous d’autres noms et formes.

Et je suppose qu’elles prendraient les mêmes attitudes que vous ?

Un Hindou certainement.

Vous dites ne pas avoir d’expérience psychique. Mais que diriez-vous à quelqu’un qui décrirait votre expérience comme psychique ? Votre sens de la présence par exemple ?

Je ne dirais rien. Sa déclaration pas plus que la mienne ne peuvent se prouver. J’en resterais là.

Un de nos grands problèmes consiste en la difficulté de distinguer entre ce que certaines personnes écarteraient d’emblée comme étant psychique et ce que d’autres apprécieraient comme étant de grande valeur et appelleraient religieuses. Et le cœur même de ces expériences qui, dans beaucoup de cas, paraît être semblable. Ce qui semble constituer l’élément religieux est la façon dont les gens réagissent, la façon dont ils reçoivent et répondent.

Ce sont des choses qu’on peut partager ou pas. Si quelqu’un ne partage pas son expérience, c’est inutile d’en parler. Dans ce domaine il n’y a pas de vérification au sens scientifique. Là où on ne peut pas mesurer, la vérification est impossible, et il n’y a pas de mesures à appliquer à ce genre de choses. C’est un domaine qui relève du qualitatif sans aucune recherche possible sur le quantitatif.

Vous diriez alors, qu’à moins de pouvoir présenter des résultats sous forme quantitative, votre travail n’est pas scientifique ?

Il fut un temps [1917-1918] où je travaillais dans le laboratoire de psychologie expérimentale à Genève avec [Édouard] Claparède. Il avait placé ces paroles de Lord Kelvin sur la porte de son laboratoire : « Si tu peux exprimer en chiffres ce dont tu parles, tu en possède une certaine connaissance. Sinon, tu n’en connais rien et ce que tu dis n’a guère de valeur ».

Seriez-vous encore d’accord maintenant avec ce point de vue ?

Certainement d’un point de vue scientifique. Dans mon esprit je fais une distinction très nette entre ce qui peut être analysé par la recherche scientifique et ce qui ne peut l’être. Il n’y a pas de pont entre le quantitatif et le qualitatif.

L’un est-il plus réel que l’autre ou ne portez-vous pas de jugement ?

Il ne m’appartient pas de juger. D’une certaine façon, je suis un parfait agnostique et un parfait croyant d’autre part.

N’êtes-vous pas ouvert à la compartimentation, à penser en termes de deux mondes qui ne peuvent pas entrer en contact l’un avec l’autre ?

Je ne dirais pas cela. Je dis simplement que je ne me permets pas de dire que je sais, si je ne peux pas prouver par l’expérience ce que je sais.

Alors, la seule sorte de psychologie que vous accepteriez comme scientifique est une sorte de psychologie behavioriste ?

Non, je rejette le behaviorisme comme je rejette la psychanalyse. En ce qui me concerne, la seule forme de psychologie scientifique prouvée est la psycho-statistique.

On pourrait objecter à Lord Kelvin qu’en fait les nombres n’ont d’autre signification que mythique.

Les nombres sont la seule façon pratique d’appliquer la connaissance à la vie. Sans les nombres, il n’y a pas de connaissance scientifique, pas de technique scientifique. Je ne crois pas du tout dans une mystique des nombres.

Je pense que Kelvin disait aussi qu’il ne pouvait réellement comprendre une théorie que s’il pouvait construire un modèle.

C’est de l’imagination. Cette phrase n’a aucune valeur pour moi. Ce qui a de la valeur est le nombre, la réalité. Le modèle n’a pas de réalité ; c’est une illusion de l’esprit. Dans le domaine de la science, les modèles peuvent changer tous les vingt ans, les nombres restent.

Mais un modèle est utile pour communiquer vos idées à quelqu’un d’autre.

Oui, de façon purement empirique.

Je pense qu’on peut soutenir que les nombres sont aussi un simple modèle, que toute description scientifique est peut-être un modèle dans un langage différent : un langage qui est plus pratique dans un certain sens ; vous pouvez vous en servir pour contrôler ou pour prédire. Mais c’est cependant un modèle : cela ne nous rapproche pas davantage de ce qui est vraiment là.

Je ne comprends pas l’idée de « ce qui est vraiment là ». J’ai été impressionné profondément par quelque chose qui s’est passé dans un laboratoire de botanique. J’essayais de dessiner ce que je voyais sous le microscope. Le professeur vint voir ce que chacun faisait. Moi, je dessinais des cellules ; mais à la place de laisser des intervalles entre elles je les dessinais toute à fait contiguës. Le professeur me dit : « Que pensez-vous que vous êtes en train de faire ?» Je dis : « J’essaie de dessiner ces cellules. » « Pas du tout, répondit-il, vous faites de la métaphysique ». Ces paroles me sont restées et ont eu une énorme influence éducative sur moi.

Que voulait-il dire ?

Il voulait dire que j’étais en train de dessiner quelque chose qui n’était pas une réalité physique. Les intervalles entre les cellules étaient la réalité ; mais moi, j’étais en train de dessiner des cellules qui se touchaient, ce qui n’était donc pas une réalité physique et par conséquent pas de la physique non plus ; donc de la métaphysique, de la spéculation.

Voulait-il dire que vous aviez permis que votre perception soit influencée par une théorie métaphysique ?

Je ne pense pas qu’il soit allé aussi loin. Je pense que pour lui la métaphysique était une des pires qualifications. Je dessinais simplement quelque chose que je ne voyais pas.

Vous venez justement de dire maintenant que vous n’acceptiez pas la conception de « ce qui est réellement présent là ». Mais au début, vous parliez de l’expérience religieuse comme expérience d’une réalité transcendante.

Veuillez m’excuser, je déteste les mots « expérience religieuse ». Je pense qu’ils sont la cause d’une grande confusion et j’en veux à William James [philosophe pragmatique américain 1842-1910] d’avoir introduit pareille idée. Essayez par conséquent de trouver d’autres mots. Il y a quelques mots que j’aimerais faire disparaître du dictionnaire tels que « expérience religieuse » ou le mot « mysticisme ».

Pourrais-je définir l’expérience religieuse comme l’expérience d’un phénomène religieux, en d’autres termes, comme quelque chose qui est l’objet propre de notre intérêt religieux ?

Le mot « phénomène » suffit amplement – « ce qui apparaît ». Qu’y a-t-il derrière l’apparence ? Je ne le sais ; quantitativement, scientifiquement, je ne le sais.

Mais vous avez des critères pour dire : « J’ai fait l’expérience de ceci ; je suis maintenant dans le “domaine religieux” ».

Je peux dire que ceci est le domaine des expériences religieuses ; vu de l’extérieur, je pense qu’un sociologue ou un psychologue athée seraient d’accord avec moi sur la définition d’un phénomène religieux.

Vous ne pensez pas que c’est nécessaire d’avoir soi-même un intérêt religieux, d’être sensible à quelque chose avant qu’on puisse reconnaître ce qui est important dans ce domaine ? Je ne pense pas qu’un athée ait assez d’intérêt dans le domaine de la religion pour percevoir les caractéristiques importantes d’un phénomène religieux.

Je connais des psychologues de la religion qui sont des athées et qui s’intéressent très fort aux phénomènes mystiques, etc.

Sont-ils qualifiés pour les interpréter correctement ?

Oui, parce qu’ils ont un esprit scientifique. L’interprétation ne m’intéresse pas tellement, ce qui m’intéresse, c’est la description.

Mais si vous décrivez un phénomène comme étant religieux, ce mot a alors sûrement une valeur interprétative ?

Il a seulement un sens conventionnel. Je déteste également les mots « religion » et « religieux ». De même que le mot « mysticisme », la « religion » ne trouve pas place dans la Bible.

Vous finissez par adopter une position purement phénoménologique. Vous dites : « Je ne demande pas une interprétation de ces expériences ; tout ce que je ferai est simplement les approcher toutes ».

Oui, exactement.

Ceci semble être plutôt réducteur. Ce qui est important pour la personne qui a vécu l’expérience en est l’interprétation.

Je suis incapable d’en donner l’interprétation. Je peux simplement essayer de tâtonner, de voir ma voie à un moment donné.

Comment pouvez-vous alors évaluer l’expérience d’autres personnes ?

Je n’évalue pas l’expérience d’autres personnes.

Diriez-vous que ceci est une attitude scientifique ?

Oui, exactement. Le mot « valeur » n’a pas sa place en science.

D’où viennent les valeurs alors ?

Je n’ai probablement pas de valeurs.

Vous n’avez pas de valeurs ?

Je ne pense pas. J’ai des réactions.

Vous pensez que les principes du comportement humain sont purement relatifs au moment ?

C’est une question d’éthique personnelle.

Oui, mais cela n’est pas en rapport avec la question de valeur ?

Je ne sais pas. Je hais le mot « valeur ». Je hais tous ces termes philosophiques. Je peux peut-être parler de guidance ; je sais ce que cela signifie ; je sais ce que je ferais dans des cas particuliers. Ou même d’amour, qui est un mot terrible.

Dites-vous que toutes ces choses sont intuitives, qu’il ne sert à rien d’essayer d’en faire un système ?

Je ne sais pas ce que signifie « intuitif », bien que je fusse un disciple de Bergson dans ma jeunesse. Mais je crois qu’il peut y avoir cette conviction, qui n’a rien à voir avec la science, qu’il y a une lumière intérieure donnée par Dieu. J’en parle dans le sens que lui donnent les Quakers.

En fin de compte, la seule guidance valable est justement ce que tout un chacun éprouve comme sa propre expérience individuelle ?

Il n’y a pas deux cas qui soient semblables. Il ne peut y avoir de valeurs absolues qui ont la même force pour des personnes différentes. Bien que j’admette tout à fait qu’un État doit avoir des lois.

Lorsque saint Jean dit : « Il faut éprouver les esprits » [ 1 Jn 4,1], pour voir quels sont les bons et les mauvais, n’incluait-il pas que vous deviez avoir quelques critères de jugement ?

Oui, j’ai des critères.

D’où viennent-ils ?

Je pense qu’ils viennent de Dieu.

Ceci ne nous amène-t-il pas à une position où chacun peut dire : « Je possède mes propres valeurs intuitives, ma propre guidance, qui sont aussi bonnes que les vôtres » ?

Je pense certainement que vous avez toujours le droit de dire « ma guidance est aussi bonne que la vôtre ». Si c’est vraiment de la guidance, elle est aussi bonne que celle de n’importe qui. Il n’y a pas de guidance commune à deux personnes.

Mais notre connaissance de Dieu est imparfaite et chacun de nous interprète la volonté de Dieu selon sa propre expérience. Vous direz sûrement que certaines personnes sont plus proches de l’Esprit de Dieu que d’autres ?

Certainement. Mais Dieu a une façon différente d’agir selon chaque personne. Je rejetterais absolument comme une hérésie horrible – pour autant que je sois un chasseur d’hérésies, ce que je suis – l’idée que Dieu aime certaines personnes plus que d’autres. Je dirais qu’il n’y a rien de quantitatif en Dieu, en lui il n’y a pas de plus ni de moins. Ne quantifiez pas Dieu. N’évaluez pas Son amour. L’amour de Dieu est une sorte de pression atmosphérique qui porte chacun de façon égale. La seule différence est qu’il y a des personnes qui s’ouvrent à cette pression, tandis que d’autres se ferment. Mais c’est le même amour entier, total, divin, absolu qui entoure chacun, qui parle à chacun, qui agit en chacun.

Et un Hitler,un Staline sont complètement fermés à cela, pensez-vous ?

Certainement. Ils ont été entourés par la même pression d’amour divin que n’importe quel autre saint mais ils se sont fermés.

Comme disciple de Bergson, pourriez-vous nous dire comment il approchait des questions de cette sorte ? Il aurait sûrement validé l’expérience d’autres personnes.

Oui, certainement.

Plus que vous ?

Non. J’ai le plus grand respect pour l’expérience sincère d’autres personnes. Comme disait Bergson, lorsque vous voulez connaître un sujet, vous allez trouver un spécialiste. Lorsque je veux connaître la réalité des choses spirituelles je vais directement trouver les mystiques, les saints, les personnes qui ont des visions ou des extases. Ils connaissent des choses que moi je ne connais pas ; je dois me renseigner auprès d’eux. Si j’ai des réparations électriques à faire dans ma maison, je fais venir un électricien.

Vous diriez alors qu’il peut y avoir une certaine valeur dans l’étude de l’expérience religieuse d’autres personnes ?

L’expérience religieuse d’autres personnes peut m’ouvrir de formidables paysages, d’énormes et nouvelles visions. Et je serai toujours reconnaissant à ceux et celles dont les visions ont enrichis les miennes.

Ceci comprendrait William James ?

Eh bien, j’ai des sentiments très complexes à l’égard de William James.

Beaucoup de personnes sont reconnaissantes à James parce que par ses travaux, il a ouvert leurs esprits à la possibilité de l’expérience religieuse.

Oui, son livre [Les variétés de l’expérience religieuse, 1902] a eu une influence énorme. Mais je me demande s’il n’a pas seulement soulevé un intérêt pour cette question. A-t-il mené à une foi plus grande dans la validité de ces expériences ? D’un point de vue scientifique, c’est très intéressant, mais pas du tout d’un point de vue religieux. La seule question religieuse pourrait être : Est-ce que le livre de James a créé chez les personnes qui l’ont lu plus d’amour pour Dieu et pour leur prochain ?

Il a créé chez beaucoup de personnes, j’en suis sûr, qui auparavant n’étaient pas prêtes à regarder ces choses sérieusement, un empressement à se demander : « Je me demande s’il y a quelque chose en tout ceci ou non ? » Et ceci a fait tomber pas mal de personnes au bas de l’échelle qui…

Oui, probablement. Je pense que son influence peut avoir été très positive.

Vous avez introduit beaucoup de valeurs ; vous les avez glissées par la porte arrière : des attitudes positives, l’amour de Dieu – pourquoi est-ce que ces choses en valent la peine ?

Oh, parce que on m’a dit que cela valait la peine, Dieu me l’a dit.

Que diriez-vous de la personne qui aurait fait l’expérience contraire ?

Je dirais probablement qu’il a fait une expérience authentique et que Dieu lui a parlé par sa conviction qui est très différente de la mienne. Mais il doit y avoir une faille quelque part. Je pense que toute expérience qui est authentique, immédiate, sincère est vraie. Je dirais qu’une expérience authentique conduit à un contact authentique avec Dieu.

Il me semble que ceci conduit à une grande richesse et en même temps à un désordre suprême.

Je ne suis pas sûr que cet univers soit bien ordonné. Selon moi, cet univers n’est pas celui que Dieu a fait : c’est un univers imparfait. Et ce Dieu, mon Dieu, est un Dieu qui souffre.

Comment en arrivez-vous à ce jugement sur votre Dieu ? Vous avez choisi votre Dieu.

Non, je n’ai pas choisi mon Dieu. Dieu a choisi la sorte d’expérience, si vous aimez ce mot, qu’il m’a donné. Ce n’est pas mon choix : c’est une sorte de révélation que Dieu m’a faite de lui-même.

Mais c’est vous qui choisissez. Vous dites que vous allez trouver les experts qui ont l’expérience. Mais il y a beaucoup de personnes qui vous donneraient des conseils différents, qui prétendent avoir eu une expérience directe et authentique.

Je suis toujours disposé à les écouter.

Et alors vous discernez pour vous ce qui est valable ou pas.

Je pense que Dieu me guide dans mon interprétation et mon choix.

« Dieu » semble alors être simplement un nom pour ce que vous pensez être la réalité la plus valable.

Je suis tout à fait d’accord d’éliminer le mot « Dieu ». Il ne signifie rien. Il ne contient rien de précis ni d’instructif ni d’éclairant sur lui.

C’est dans la Bible, à la différence de « religion » et « mysticisme ».

Il ne se trouve pas dans la Bible. Dans la Bible il a un nom très personnel, Yahvé. L’Ancien Testament ne parle jamais de Dieu de façon abstraite. Je pense que nous avons vidé le mot « Dieu » de toute signification. Si nous voulons vraiment que notre prière soit authentique, nous devrons nous adresser dans tous les cas à Dieu personnellement avec nos besoins actuels qui nous font nous adresser à lui. Il y a des moments où je lui dirais : « Seigneur de Beauté » ; à d’autres : « Seigneur de Vérité ». Mais pas : « Dieu », qui est simplement une abstraction.

Où trouvez-vous l’unité dans ces différents aspects de Dieu ?

Je pense que toutes ces qualifications que nous donnons à Dieu, toutes nos demandes pour nos besoins, peuvent toutes se ramener à quelque chose que nous recevons de Dieu : « Tu es aimé », les paroles mêmes adressées par l’ange au prophète Daniel [Dn 9, 23]. Et ma réaction : « Je t’aime et j’aime les autres » – c’est l’Évangile. « Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? », demande l’Évangile : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout toi-même. » [Mt 22, 37-40] C’est tout.

Mais ceci ne veut pas dire que vous devriez aimer tout ce qui, pour vous, a une signification au sens le plus large.

Je pense qu’un mot très important dans cette phrase de Jésus est « ton ». « Le Seigneur ton Dieu » est un Dieu dont tu peux faire l’expérience comme ton Dieu.

Pourriez-vous dire quelque chose au sujet du mal ?

Le problème du mal est insoluble pour moi si vous le séparez de l’idée d’une chute. La véritable tragédie n’est pas apparue avec le premier homme mais avec la première séparation de ce que l’Évangile appelle la puissance des ténèbres, le Prince des ténèbres. A un moment donné, il y a eu un affrontement que nous ne connaissons pas entièrement, une séparation. Depuis lors, les créatures qui étaient créées pour vivre en synchronisation, pour coopérer, commençaient à se dénaturer en se développant indépendamment. Je suis d’accord avec Teilhard de Chardin lorsqu’il dit que l’origine du mal peut déjà se rencontrer en biologie lorsqu’un tissu ou une cellule veut vivre une vie indépendante, ne dépendant plus des autres. C’est à ce moment que le cancer commence. Le cancer est vraiment un modèle du mal parce que c’est le genre de chose qui se déclare indépendant et qui veut croître indépendamment en rompant la coopération avec d’autres éléments. Il y eut à un certain moment, un temps de refus, lorsque Dieu demanda un « oui » ou un « non » à certaines puissances. Certaines dirent « non » et en disant ce « non » elles devinrent indépendantes. Et l’harmonie entière de tout l’univers fut brisée. Alors les différentes espèces biologiques commencèrent à se manger les unes les autres, etc. Ce n’est pas cela que Dieu voulait.

Je pense maintenant que Dieu est un Dieu souffrant, non un Dieu assis sur un trône, mais luttant avec nous, parmi nous. Et durant cette lutte, il lui arrive d’être blessé, même d’être apparemment tué dans telles ou telles âmes. Et pourtant nous croyons qu’il est plus fort à la fin. Comment un Dieu tout-puissant, comme je le crois, peut-il être en même temps un Dieu souffrant ? Être un Dieu souffrant ne veut pas dire qu’on peut lui imposer de force la souffrance. On ne peut forcer Dieu en rien. Mais volontairement, spontanément, il peut prendre la souffrance humaine sur lui – partager notre souffrance, parce que c’est nécessaire pour que notre propre « oui » à son égard puisse être totalement libre.

Il veut que nous lui disions « oui ». Si nous devons pouvoir dire « oui » valablement, nous devons aussi être capables de dire « non ». Et si nous sommes capables de dire « non », cela ouvre la porte à tous les reniements, les refus, les chagrins, les catastrophes et tout le reste.

Je m’étonne combien cette harmonie qui existait jadis et qui a été cassée est, à vos yeux, en relation avec l’expérience que beaucoup de personnes rapportent comme étant une sorte de sentiment « océanique », un sens d’unité cosmique, comme formant d’une certaine façon « un » avec leur environnement – la sorte de chose que [William] Wordsworth a décrit ?

Je pense que dans cette vie déjà cette harmonie, cette unité peut être établie par quelques personnes privilégiées. Je pense qu’il y a des personnes, des saints par exemple, qui peuvent obtenir un pouvoir sur le monde physique, le monde animal et végétal.

Mais l’établissement de cette harmonie même est peut-être quelque chose de différent de la vision momentanée que beaucoup de personnes décrivent dans leur expérience.

Cet instant de vision est une partie de l’harmonie originelle, je pense, une anticipation de ce que nous aurons ou pourrons avoir.

Qu’en est-il alors de la doctrine chrétienne de la création qui dit qu’elle est très bonne ?

Elle était très bonne. Je pense que l’important est ce qui s’est passé dans le monde des anges. Je crois fermement en un monde angélique qui est plus important que notre monde humain. Je pense que de grandes décisions ont été prises dans le monde des anges et des démons.

Je pense que la seule représentation correcte de la grande personne du démon est la représentation musulmane. La représentation chrétienne est une caricature. Le Satan musulman est Iblis. Le péché d’Iblis fut un excès d’amour pour Dieu. Il était tellement attiré par la beauté de Dieu, la splendeur de Dieu, qu’il ne pouvait pas supporter l’idée que Dieu puisse un jour venir parmi les hommes. Il rejeta cette idée afin de sauvegarder l’unicité de Dieu, la suprême beauté de Dieu. C’est la conception musulmane, qui est très belle.

Mais n’est-ce pas l’élément d’indépendance que vous trouviez être au centre de la conception chrétienne de la chute ?

Je pense que le lien entre les deux conceptions est une certaine recherche de noblesse et de pureté. Nous ne devons pas voir Satan dans la caricature du monde occidental. Il est un personnage de grande noblesse, beauté et importance. Il demeure un Prince des anges. Et les vraies tentations qui viennent de Satan ne sont pas des tentations ignobles, comme celles qui viennent des instincts. Elles viennent sous la plus belle forme de l’intellect, le moral, le spirituel et l’esthétique : des créations séparées de Dieu. Elles se trouvent en toute création artistique qui nous mène au désespoir ou qui est une expression de désespoir. Je vais dire quelque chose qui pourrait vous scandaliser. Je considère les œuvres de Wagner et des musiques comme la neuvième symphonie de Beethoven et les nocturnes de Chopin comme influencées par le diable, parce qu’elles sont souvent l’expression d’un pur désespoir, sans la moindre lueur d’espoir du monde beau, grand mais séparé.

Est-ce que celles-ci n’expriment pas une authentique expérience ?

Si, mais il n’y a pas de place pour Dieu.

Mais est-ce qu’on ne trouve pas Dieu dans cette conscience existentielle de désespoir et dans le fait d’y faire face ?

Certainement, si ce désespoir est transformé par une lueur de lumière, Dieu y serait présent. Mais dans le cas de Schopenhauer, par exemple, c’est diabolique.

Mais le désespoir peut de fait être un état créatif. Beaucoup de personnes décrivent qu’elles ont seulement été capables d’atteindre une nouvelle conscience de la vérité, résultat d’un désespoir total ; elles se sentent au fond du panier.

Vous revenez alors à cette image dont j’ai parlé quand j’ai moi-même fait l’expérience d’être couché à terre incapable de descendre plus bas encore. Comme une balle qui touche le sol et doit alors rebondir. Mais il y a des personnes qui restent à terre et ne voient aucune lueur d’espoir.

Est-ce que je peux revenir à Bergson ? Comment interpréteriez-vous son idée de l’élan vital en termes religieux ? Quelle relation y a-t-il entre ceci et ce que nous appellerions l’expérience religieuse ?

Jung a fait un lien entre eux. Pour lui, la libido était l’élan vital. Il y a une tendance vers quelque chose de toujours plus grand, tendant, comme dirait Teilhard de Chardin, vers le Point Oméga.

Mais est-ce que l’élan vital est quelque chose d’immanent ou est-ce quelque chose qui vient d’au-delà de l’homme ?

D’au-delà de l’homme, oui. Bergson a écrit explicitement dans une phrase dont je me souviens : « Je crois en un Dieu, libre et personnel, libre et créateur ».

Mais l’idée de la libido de Jung n’est pas aussi transcendante que cela.

Dans les deux dernières années de sa vie, Jung pensa cet élan comme existant vraiment. Et il ajouta à ceci son idée des Archétypes qui agissent sur nous depuis le commencement.

Pensez-vous que le mal puisse prendre une initiative ? Lorsque nous parlons de guidance, je pense à des démons déguises en anges de lumière.

Il y a des critères très précis pour juger la guidance. D’abord la guidance ne doit pas venir seulement une fois ; elle doit être répétée. Deuxièmement, elle doit être prononcée dans le style de Dieu ; c’est très important. Dieu a son langage, à lui. Je dirai que vous pouvez reconnaître grammaticalement une phrase parlée par Dieu. Troisièmement, vous pouvez tester une guidance en la partageant avec d’autres personnes. Demandez à quatre ou cinq personnes qui comprennent votre problème de prier pour trouver une solution et demander une guidance, et voyez si les réponses convergent. Quatrièmement, celle sans équivoque : est-ce que cette guidance vous cause de la tristesse, de l’amertume, de la haine ou bien la joie et l’amour envers Dieu et les autres ? Jugez l’arbre à son fruit.

Pourriez-vous dire quelque chose sur le style ? Différentes personnes le décrivent de façon différente. Les variétés d’expériences religieuses reflètent les variétés de la grammaire de Dieu. Comment pouvez-vous dire que tel est un vrai style et un autre un faux ? Que se passe-t-il si quelqu’un n’est pas d’accord avec vous sur le style ?

J’ai posé ces questions à plusieurs personnes et j’ai vu qu’elles s’accordaient sur le style de Dieu. Mais souvent, dans leurs interprétations, leurs développements des paroles prononcées par Dieu, elles essayaient de les formuler de façon humaine – en de longues phrases que l’on ne peut pas attribuer à Dieu. Dieu parle toujours en de très courtes. Il ne dépasse souvent pas plus de cinq ou six mots. Ils sont prononcés d’une façon telle que je ne trouve qu’un adjectif : IRRÉVOCABLE. Il ne laisse pas la porte ouverte à aucun argument, aucune contestation, aucun questionnement. Je pense que ce sont les deux caractéristiques : une grande brièveté et un caractère absolu.

Beaucoup de personnes qui nous écrivent disent que leur première conscience de cette autre dimension leur vint sous forme de doutes. Des questions s’élevèrent elles-mêmes. Ceci semble être un problème différent du verdict final, autoritaire et définitif. Cela ressemble davantage à de l’incompréhension.

C’est un autre problème. C’est ce que j’appellerais la méthode d’infiltration par Dieu. Vous vous rappelez l’épisode dans l’Évangile des deux disciples sur la route d’Emmaüs. Ils discutent entre eux quand Jésus arrive [cf. Lc 24, 13-16]. Dans l’Évangile, lorsque Jésus rencontre des personnes, il leur fait face. Ceci est le seul cas où Il s’approche d’eux par derrière. Il les suit, les écoute, les entend et entre dans leur conversation. Ceci n’est pas la façon de parler avec autorité mais la méthode d’infiltration. Il peut entrer en nous comme l’encre peut pénétrer dans du papier buvard.

Il se peut qu’il y en a qui sont conscients d’aucune guidance au moment même, rien de transcendant, mais plus tard ils regarderont en arrière et verront un style ; ils verront que des portes furent ouvertes et fermées.

Oui, cela arrive.

Je me demande si les idées de Michael Polanyi vous intéressent, lorsqu’il fait la distinction entre la connaissance explicite et tacite, et suggère que la connaissance tacite est plus fondamentale que la connaissance explicite. Je pense que la connaissance explicite s’ajoute à la connaissance tacite de façon continue.

Je tiens seulement beaucoup à ne pas mélanger ce qui est science avec ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire, ce qui n’est pas vérifiable, mesurable.

Mais toute science ne peut pas s’exprimer en termes de choses matérielles.

Je ne réduis pas la réalité à des choses matérielles. Pour l’instant, je parle seulement des critères de la connaissance scientifique.

Est-ce que Bergson aurait admis que l’élan vital soit ouvert à l’investigation scientifique ?

Non. Il insista là-dessus.

Comment alors défendre sa philosophie contre l’accusation de produire un deus ex machina dans cet élan vital, une sorte de Dieu qui remplisse les lacunes dans les parties que la science ne peut expliquer ?

C’était simple pour Bergson : il ne s’appuya pas sur la science mais sur l’intuition, et l’intuition est quelque chose de tout à fait différent de l’approche scientifique.

Et le critique dira que vous déplacez gentiment le problème dans un monde où vous ne pouvez plus le questionner. Selon Polanyi, il n’est pas nécessaire de prendre cette sorte d’action défensive, puisque d’après lui, la science dépend davantage de l’intuition qu’on est actuellement prêt à le reconnaître.

Ne compliquons pas les choses. Je parle de la connaissance scientifique. Lorsque je dis que le roi Louis XVI fut décapité le 21 janvier 1793, je parle de quelque chose que l’on peut vérifier. Ceci est de la connaissance scientifique. Mais il y a beaucoup de choses qui ne sont pas de la connaissance scientifique. Nous parlons des lois de la nature : elles n’existent pas. Nous avons seulement les calculs des probabilités et les statistiques. Vous ne pouvez pas, par exemple, prouver qu’il ne peut pas y avoir une résurrection des morts. La seule chose que nous pouvons dire est que, jusqu’à maintenant, nous ne disposons pas d’un cas vérifiable de résurrection d’un mort. Cela ne signifie pas que, parce que 99 ne sont pas ressuscités, le 100me ne ressuscitera pas. C’est une question de probabilité : il n’y a pas de lois. Les lois de la nature sont une fiction de l’imagination. En ce qui me concerne, je ne vois pas de conflit entre la religion et la science parce qu’elles ne se mélangent d’aucune façon.

Vivons-nous alors dans un ordre dualiste ?

Exactement, je suis d’accord avec vous. Du point de vue de la connaissance, nous ne pouvons jamais mélanger ce qui est vérifiable avec ce qui ne l’est pas. Du point de vue de la connaissance, nous vivons dans un monde dualiste. Mais je ne dis pas que la science nous donne l’essence du monde.

 

Dernière modification: 
Vendredi 22 juillet 2022