Pères et mères dans la foi

Le pèlerin sans frontières

Le pèlerin sans frontières : Aperçu de la vie du père Lev Gillet

par Paul Ladouceur

 


LE VEILLEUR AVANT L’AURORE
LE MINISTÈRE PARISIEN (1928-1938)
    
L’Église des émigrés et la jeunesse russe
    Naissance d’une « orthodoxie française »
    Le pasteur et l’aumônier des prisons
    L’ami de mère Marie
    L’œuvre littéraire
LE MINISTÈRE LONDONIEN (1938-1980)

     L’« animateur » du Fellowship de 
      Saint-Alban et Saint-Serge et le chapelain
      de St Basil’s House
    
Le « dialogue avec Tryphon »
    
Le ministère antiochien
    L’œcuménisme et la rencontre
     des religions
    Le prédicateur itinérant
    L’auteur anonyme

NOTES

LE VEILLEUR AVANT L’AURORE

Louis Gillet, le futur père Lev, le « Moine de l’Église d’Orient », est né le 6 août 1893 à Saint-Marcellin, dans le département d’Isère, d’une famille de catholiques fervents. Il fait ses études primaires et secondaires dans des écoles catholiques, s’intéressant aux langues – il apprend l’anglais, l’allemand, l’italien, se met au russe – et à la philosophie. Il termine une licence en philosophie à l’université de Grenoble en 1913, puis passe une année d’études à Paris avant la catastrophe de la première Guerre mondiale. Mobilisé et envoyé au front, il est blessé et fait prisonnier en septembre 1914. Il passe plusieurs années dans les camps de prisonniers de guerre en Allemagne, ayant comme compagnie beaucoup de prisonniers russes : il perfectionne son russe et éprouve beaucoup de sympathie pour ces « Russes si mobiles, si passionnés, si artistes, si dévoués à une idée », comme il écrivait à sa famille[1]. Transféré en Suisse en 1917, il entreprend des études de psychologie expérimentale et de psychanalyse freudienne à Genève.

Attiré par la vie monastique, en janvier 1920 il devient novice au monastère bénédictin de Clervaux au Luxembourg, puis il continue son noviciat pendant quatre ans, surtout à l’abbaye de Farnborough, dans le sud de l’Angleterre, monastère franco-anglais situé dans le cadre d’un renouveau liturgique de l’Église catholique. À la fin de 1921, il est envoyé à Rome pour des études supérieures. Louis Gillet avait rencontré à Farnborough en 1921 le métropolite Andréas (André) Szeptykiy, chef spirituel de l’Église de Galicie orientale unie à Rome, Église de rite byzantin issue de l’« Union de Brest » de 1595. Cette rencontre est décisive dans la future orientation du jeune moine. Son intérêt pour les Églises des pays slaves est renforcé pendant son séjour à Rome, où il est en contact étroit avec d’autres jeunes bénédictins ayant les mêmes intérêts, notamment dom Lambert Beauduin et dom Olivier Rousseau, futurs fondateurs du monastère d’Amay-Chevetogne en Belgique. Même sans avoir jamais fait partie de la future fondation monastique, père Lev en est considéré comme l’un de ses « esprit fondateurs »[2]. Il prend connaissance aussi de la « politique orientale » de l’Église catholique, qui souhaite l’« union » avec les Églises slaves alors en pleine ébullition.

En septembre 1924 Louis Gillet rejoint le métropolite Sheptytsky à Lvov, capitale de la Galicie, alors en Pologne (aujourd’hui en Ukraine occidentale). Il devient moine du monastère d’Ouniov, prenant le nom Lev (forme slave de Léon). Il travaille étroitement avec le métropolite Sheptytsky, surtout en vue d’une évangélisation éventuelle en Russie, mais en même temps il reste en communication avec ses amis bénédictins belges et il participe aux discussions sur l’union des Églises. Il publie plusieurs articles sur la spiritualité orthodoxe russe dans des revues catholiques, en particulier la Revue liturgique et monastique de l’abbaye de Maredsous, et la revue Irénikon, revue du monastère d’Amay-Chevetogne, dès la fondation de cet revue en 1926.

Mais les intentions de l’Église catholique à l’égard des Églises slaves inquiète de plus en plus le père Lev ; ne voyant plus d’avenir pour l’œuvre unioniste en Galicie, il accepte à la fin de 1926 un ministère temporaire à Nice avec une œuvre catholique d’assistance aux émigrés russes. Le père lev Gillet forme des bonnes relations avec les pauvres émigrés russes de Nice, mais il a de plus en plus de doutes concernant le vrai but de l’organisme dans lequel il œuvre : venir en aide aux nécessiteux, ou convertir les russes à l’Église catholique ?

Élisabeth Behr-Sigel résume ainsi la période « unioniste » de père Lev : « Commencé dans l’enthousiasme, l’expérience unioniste s’achève ainsi dans l’amertume. Déjà latente, la crise intérieure de Lev Gillet éclatera à Nice »[3]. Père Lev n’accepte pas l’« uniatisme » comme voie de l’union des Églises et il se rend compte qu’il est en rupture avec la politique de l’unionisme catholique officiel. Sans vouloir rompre ni avec le métropolite André, ni avec ses amis du monastère d’Amay en Belgique, mais sentant qu’il doit poursuivre sa propre voie, le père Lev prend mal la publication de l’encyclique du pape Pie XI Mortalium animos en janvier 1928. Cet encyclique condamne le mouvement œcuménique naissant et appelle les Églises orthodoxes « schismatiques » à revenir dans le sein de l’Église romaine, mater et magistra de l’Église universelle. Père Lev, dont les opinions sont mal vues dans les milieux catholiques officiels, coupe les liens au premier semestre de 1928 : il quitte l’œuvre de Nice et le monastère cistercien auquel les autorités catholiques l’avaient assigné à résidence, pour se rende dans les milieux de l’émigration russe de la Côte d’Azur. Il fait connaissance de l’archevêque Vladimir (Tikhonitsky), homme simple et saint, qui l’introduit auprès de son supérieur ecclésiastique, le métropolite Euloge (Georgievski), homme pieux et ouvert à l’implantation d’une « Orthodoxie locale » en Occident. Après des échanges de lettres avec le métropolite, qui est responsable des Églises orthodoxes russes en France et en Europe occidentale, le père Lev se rend à Paris à la mi-mai 1928 et il entre en contact avec l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge. Le dimanche 25 mai 1928, le métropolite Euloge invite le hiéromoine français à concélébrer la Divine liturgie avec lui. Par cet acte, père Lev entre en communion avec l’Église orthodoxe : on ne lui impose aucune abjuration de son apparence à l’Église catholique, aucune profession de foi sauf le Symbole de Nicée-Constantinople récité pendant la liturgie, il n’y a eu aucun rite de réception, pas même la chrismation, habituelle dans l’Église russe de l’époque pour la réception de catholiques.


Trois hiérarques dans la vie du père Lev Gillet


Mgr Andréas (Szeptykiy)

Mgr Andréas (Sheptytsky)

Mgr Euloge (Georgievski)

Mgr Euloge (Georgievski)

Mgr Antoine (Bloom)

Mgr Antoine (Bloom)

 


LE MINISTÈRE PARISIEN (1928-1938)

Reçu donc dans l’Église orthodoxe à Paris en mai 1928, père Lev occupe plusieurs ministères au sein de l’archevêché, jusqu’à son départ définitif pour l’Angleterre en 1938. Comme le fait Élisabeth Behr-Sigel dans sa biographie de père Lev, nous pouvons considérer ce « ministère parisien » de père Lev entre 1928 et 1938 sous ses aspects principaux :

L’Église des émigrés et la jeunesse russe : Le Paris des émigrés russes des années trente est plein de contradictions : la plupart des russes sont pauvres, ayant perdu ou abandonné leurs biens en Russie ; la misère, le déracinement, le désespoir, la maladie est le lot d’un grand nombre. Mais en même temps parmi les émigrés se trouve une élite intellectuelle, théologiens, pasteurs et dirigeants spirituels, d’Église de grande envergure, qui déploient une activité pastorale, spirituelle, intellectuelle et humanitaire considérable ; on peut mentionner notamment la fondation de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris en 1925 ; de nombreuses revues de toutes sortes ; des organisations telle que l’Action chrétienne des étudiants russes (Acer). Père Lev évolue dans ce milieu : il demeure quelques temps à l’Institut Saint-Serge ; il se noue avec le père Serge Boulgakov, premier recteur de l’Institut et professeur de théologie dogmatique ; il enseigne le français aux jeunes russes de l’Institut ; il prêche aux rencontres de l’Acer. C’est justement auprès des jeunes que père Lev se sent le plus à l’aise et il devient ami de plusieurs d’entre eux, notamment Eugraph Kovalevsky, Vladimir Lossky et Paul Evdokimov, qui resteront des amis jusqu’à la fin de leurs jours – père Lev leur a tous survécu. Père Lev participe pour la première fois à une rencontre de l’Acer en juillet 1928, à peine quelques semaines après son entrée dans l’Église orthodoxe. Il charme les participants par sa façon de célébrer la Liturgie, ses homélies, il entend leurs confessions. L’affection de père Lev pour les jeunes restera toute sa vie et il continuera pendant bien des années à animer des retraites de l’Acer.

Naissance d’une « orthodoxie française » : L’inspiration à une expression française de l’Orthodoxie est née au sein de l’émigration russe vers le milieu des années vingt et se manifeste notamment par la fondation de la fraternité Saint-Photius en février 1925 par des jeunes russes, en particulier les frères Kovalevsky – Eugraph, Maxime et Pierre. Mgr Euloge, sympathique à l’idée d’une mission française, est conscient que beaucoup de jeunes russes sont en train de perdre la langue et la culture de leurs ancêtres et que la meilleure façon de les garder dans le sein de l’Église est d’offrir une orthodoxie de langue française. La première célébration de la Divine Liturgie en langue française a lieu en novembre 1927, mais il n’y a pas de suite immédiate à cet événement pourtant historique[4]. Peu après son arrivée dans l’Église orthodoxe, père Lev accepte la responsabilité pastorale de la paroisse francophone, placée sous la protection du mystère de la Transfiguration et de Sainte Geneviève de Paris. Père Lev décrit clairement sa perspective sur d’« Église orthodoxe de langue française »dans le premier numéro du bulletin paroissial La Voie (janvier 1929), texte qui reste d’actualité.[5]

Père Lev sera le recteur de cette paroisse pendant plusieurs années, jusqu’en 1936 ou 1937[6]. Toute sa vie il s’intéressera au sort de l’« Orthodoxie française », dans toutes ses voies, parfois tortueuses, et vis-à-vis de laquelle il doit prendre une certaine distance, notamment par rapport à certains choix et péripéties de son jeune ami Eugraph Kovalevsky (futur Mgr Jean de Saint-Denis).


Père Lev pendant le congrès de l'ACER 1928

Père Lev pendant le congrès
de l'ACER
Clermont-en-Argonne (juillet 1928)

Père Lev chez ses amis Paul et Natacha Evdokimov

Père Lev chez ses amis
Paul et Natacha Evdokimov
 


Le pasteur et l’aumônier des prisons : Deux axes du ministère pastoral de père lev sont à retenir : la célébration de la Divine Liturgie et la direction spirituelle. Pour lui, la liturgie est avant tout l’« action commune » de la communauté chrétienne, telle qu’il l’annonce déjà dans le bulletin paroissial en janvier 1929[7]. C’est pendant cette période que père Lev fait valoir ses capacités de direction spirituelle. Doué d’une grande écoute sympathique, père Lev liait dans ses conseils une clairvoyance allant au fond des questions, une franchise pour nommer les choses telles qu’elles sont, et une compassion pour les problèmes multiples des ses ouailles. Éclairé par la sagesse de l’Église et aussi par ses connaissances en psychologie moderne, il indiquait une route, une direction à suivre, celle de la foi et l’amour divin, révélé en Christ.

En plus de sa charge de recteur de la paroisse francophone, père Lev fut nommé par Mgr Euloge aumônier pour les détenus de religion orthodoxe. Père Lev se sent à sa place auprès des prisonniers, il connaît de moments de grâce auprès d’eux, mais aussi des moments de grande épreuve. Il dut assister notamment à deux exécutions capitales, notamment celle de Paul Gorgoulof, meurtrier du Président de la République Paul Doumer en 1932. Ces exécutions « lui laissèrent une impression d’horreur jamais oubliée » [8].

L’ami de mère Marie : Père Lev Gillet a rencontré Élisabeth Skobtsov, future mère Marie (sainte Marie de Paris) au camp-conférence de l’Acer en juin 1929. Il suit de près l’évolution de sa vocation. Il tente de la dissuader de devenir moniale car « il craint que sa vocation spécifique ne puisse se réaliser dans le cadre traditionnel du monachisme féminin orthodoxe »[9]. Une fois la décision prise, père Lev la soutient entièrement et, après son retour du Moyen-Orient à l’automne de 1935, il prend quartier dans une chambre du foyer ouvert par mère Marie au 77, rue de Lourmel à Paris. Pendant trois ans il participe à la vie de cet étrange « monastère », comme il le décrit dans une lettre à Élisabeth Behr-Sigel : « C’est un étrange pandémonium. Nous avons des jeunes filles, des fous, des expulsés, des chômeurs et, en ce moment, le choeur de l’Opéra russe et le chœur grégorien de dom Malherbe, un centre missionnaire et maintenant des services à la chapelle matin et soir. »[10]

Père Lev est aumônier de la chapelle de mère Marie et, tout en reconnaissant les faiblesses de mère Marie, il est intimement associé à sa vie, ses activités et ses projets : « Père Lev aime et admire mère Marie, discernant chez elle le charisme le plus grand, celui de l’agapè : don de soi sans limites dans la communion du Dieu infiniment compatissant »[11]. Parmi les manquements de mère Marie que père Lev pardonne, il y a ses absences fréquentes aux offices qu’il célèbre à la chapelle.:En fait, à la place de célébrer les offices ensemble, souvent père Lev accompagne mère Marie le soir et la nuit dans sa « tournée » des bistros autour des Halles, à la recherche des clochards russes qu’ils essayent d’aider à sortir de leurs problèmes, leur apportant le réconfort d’une parole et un regard fraternels : contrairement au prêtre de la parabole, le prêtre français accompagne la « bonne Samaritaine » à la recherche des blessés de la vie à secourir. Après la guerre, lorsque père Lev apprit la nouvelle de la mort de mère Marie et des autres de la rue de Lourmel dans les camps de concentration en Allemagne, il souffrit d’une grande blessure dont il ne guérit jamais. En 1973, vingt-huit ans après la guerre, il écrit à son amie : « J’ai parlé de mère Marie. Oui, j’aurais pu comme Klépinine partager son destin mais j’étais à l’abri. Je n’en parle pas, mais la blessure en moi reste ouverte. » [12]

L’œuvre littéraire de père Lev pendant ce « ministère parisien » tourne autour de deux axes, ses responsabilités en tant que pasteur et ses intérêts théologiques. Dans le cadre pastoral, il publie plusieurs textes dans le bulletin paroissial La Voie, dont deux en particulier sont notables : l’article « Qu’est-ce que l’Orthodoxie française ? », dans le premier numéro de La Voie en février 1929 ; et une traduction et un commentaire du Symbole de Nicée-Constantinople publié en supplément au Bulletin, « Introduction à foi orthodoxe ».[13] Père Lev écrit aussi un opuscule intitulé Jésus de Nazareth d’après les données de l’histoire (publié en russe seulement), dans le but de démontrer que la foi en Jésus de l’Évangile est compatible avec des recherches historiques sur Jésus et son époque[14]. Signalons aussi, la rédaction à l’été de 1937 de dix « lettres du dimanche », envoyées à ses proches et ses paroissiens dispersés[15]. C’est dans ces « lettres du dimanche » que père Lev développe pour la première fois ce qui devient par la suite la « marque » de beaucoup ses écrits spirituels : le commentaire simple, profond et intime de l’Écriture, l’Évangile en particulier, souvent sous la forme d’un dialogue intime entre le Seigneur et le fidèle, paroles sur l’Évangile qui surgissent du tréfonds de son âme et qu’il a l’obligation de partager avec ceux qui cherchent Dieu.

Dans le domaine de la théologie, l’œuvre la plus importante de père Lev à cette époque est la traduction française du livre L’Orthodoxie, synthèse magistrale de la théologie orthodoxe écrite par le père Serge Boulgakov, que père Lev connaît bien par ses contacts à l’Institut Saint-Serge. L’Orthodoxie, paru en français en 1932, est la première œuvre théologique exposant la foi orthodoxe au grand public en Occident, précédant de douze ans l’Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient de Vladimir Lossky (aussi un proche ami de père Lev). Père Lev publie également plusieurs articles théologiques dans les revues de pensée et de philosophie religieuses de l’émigration russe parisienne, y compris en 1939 dans l’unique numéro de L’Action orthodoxe, revue fondée par mère Marie, une première réflexion sur le thème du « Dieu souffrant », qui deviendra un leitmotiv de sa pensée et ses écrits pour le restant de sa vie[16].


Quelques amis du père Lev Gillet


Père Serge Boulgakov
Père Serge Boulgakov
 
Nicolas Berdiaev et Élisabeth Skobtsov (mère Marie) 1930
Nicolas Berdiaev et Élisabeth
Skobtsov (Mère Marie) 1930
Paul Evdokimov

Paul Evdokimov
 

Vladimir Lossky

Vladimir Lossky

Élisabeth Behr-Sigel

Élisabeth Behr-Sigel

Père Eugraph Kovalevsky (Mgr Jean de Saint-Denis)

Père Eugraph Kovalevsky
(Mgr Jean de Saint-Denis)


LE MINISTÈRE LONDONIEN (1938-1980)

À cette époque, vers 1937, père Lev ressent particulièrement que l’atmosphère des milieux russes de Paris pèse lourdement sur lui. Une dépression psychique et spirituelle le pousse à vouloir quitter Paris en quête d’un nouveau ministère. Il avait déjà eu quelques contacts en Angleterre, notamment par sa participation au « Fellowship » de Saint-Alban et de Saint-Serge, organisme œcuménique fondé en 1928 dans le but d’un rapprochement entre l’anglicanisme et l’orthodoxie. Depuis quelques années, père Lev, voyant la montée du nazisme et la persécution des juifs en Allemagne et en Autriche, s’intéresse au judaïsme et il a des contacts avec la communauté juive de Paris, contacts qu’il prolonge en Angleterre.

Après un voyage exploratoire en Angleterre à l’automne de 1937, père Lev obtient la bénédiction de Mgr Euloge pour un nouveau ministère. En février 1938, il s’installe à Londres, dans un foyer destiné à accueillir des juifs et des chrétiens d’origine juive fuyant la persécution nazie en Allemagne et en Autriche. Le fondateur du foyer est le révérend Paul Levertoff, russe d’origine juive, devenu chrétien et prêtre anglican. Père Lev est le warden du foyer ; il aime les jeunes, dont la plupart font des études, et il habitera le foyer jusqu’à la déportation des jeunes par le gouvernement britannique, qui les considéré comme ressortissants de pays ennemis après la déclaration de la guerre. Le foyer lui-même sera détruit pendant les bombardements de Londres de 1942.

Père Lev restera en Angleterre tout le reste de sa vie, avec de fréquentes absences pour accomplir un « ministère itinérant » auprès de ceux qui font appel à lui. De même que le « ministère parisien » des années 1928 à 1938, le long « ministère londonien » de père Lev, qui en fait occupe toute la deuxième partie de sa vie, comporte plusieurs volets qui s’ajoutent l’un à l’autre au fil des années.

L’« animateur » du Fellowship de Saint-Alban et Saint-Serge et le chapelain de St Basil’s House : Pendant toutes ses années en Angleterre, père Lev est l’« animateur » du Fellowship de Saint-Alban et Saint-Serge. C’est dans ce cadre qu’il anime en particulier des retraites du Fellowship, dont plusieurs, transcrites et adaptées au texte écrit, figurent parmi ses meilleurs écrits spirituels[17]. Deux autres livres, devenus classiques dans la littérature spirituelle orthodoxe, ont leurs origines dans le ministère de père Lev auprès du Fellowship, qui les édite d’abord sous forme de simples fascicules : ses livres sur la spiritualité orthodoxe (première version anglaise en 1946) et sur la prière de Jésus (1950). Ces livres, remaniés plusieurs fois par l’auteur, ont connu des éditions en anglais en Angleterre et aux États-Unis, et en français aux Éditions du monastère de Chevetogne et en France[18].

Dès l’été de 1948, père Lev s’installe à Saint Basil’s House, la maison du Fellowship à Londres, dont il est le « chapelain ». Il y habitera jusqu’à son décès en 1980 dans la maison même.

Le « dialogue avec Tryphon »[19] : À la fin des années trente et jusqu’à la fin de la deuxième Guerre, père Lev s’intéresse aux rapports entre le christianisme et le judaïsme. Il s’engage activement au dialogue interreligieux avec les communautés juives d’Angleterre et de cet engagement sortiront plusieurs livres, dont le plus important, Communion in the Messiah, Studies in the Relationship between Judaism and Christianity, sera publié à Londres en pleine guerre, en 1942, et sera réédité en 1999 et en 2003 (ce livre n’a jamais été publié en français). Pendant une dizaine d’années, père Lev occupera des fonctions dans le cadre du Christian Institute of Jewish Studies (Institut chrétien d’études juives) à Londres. Parmi d’autres activités littéraires de l’époque, père Lev est le rédacteur d’une collection d’essais en l’honneur du révérend Paul Levertoff : Judaism and Christianity: essays presented to the Rev. Paul P. Levertoff (edited by Lev Gillet, J. B. Shears & Sons: London, [1939]), et d’une autre étude : An Outline of the History of Modern Jewish Thought (Christian Institute of Jewish Studies, série A, no 1, Londres, s.d.). Le seul écrit de père Lev issu de ce « dialogue avec Tryphon » publié en français semble être un court essai « Questions sur la Chékinah » (la « présence de Dieu »), publié dans Judaism and Christianity. Père Lev retiendra dans sa propre spiritualité et ses prédications certains éléments inspirés de spiritualité juive, en particulier justement l’idée de la « présence divine » parmi les hommes[20].

Le ministère antiochien : En août 1946 trois jeunes chrétiens arabes syro-libanais, leaders du Mouvement de la jeunesse orthodoxe du Moyen-Orient (parmi lesquels figure Georges Khodr, futur métropolite du Mont-Liban), qui visitent le Fellowship en Angleterre, invitent le père Lev au Moyen-Orient. Le père Lev se rend au Liban en février 1948 pour un premier séjour de six mois. Il y retournera presque chaque année pour des visites plus au moins longs pendant trente ans et il participera de manière importante au renouveau spirituel de l’Église orthodoxe antiochienne. Il se rendra à Beyrouth une dernière fois pour animer les prédications pendant le Grand Carême de 1978. Il a 82 ans et son cœur est brisé par la guerre civile libanaise.

Ce long ministère est à l’origine de plusieurs livres, édités en premier lieu à Beyrouth (Éditions An-Nour), puis repris en France (Éditions du Cerf) : Notre Père, Introduction à la foi et à la vie chrétienne Sois mon prêtre (1962), Notes sur la Liturgie (1973) (ces deux derniers sont repris dans L'Offrande liturgique, Cerf, 1988) ; et L’An de grâce du Seigneur : Un commentaire de l’année liturgique byzantine (1972 ; Cerf, 1988).

L’œcuménisme et la rencontre des religions : Pendant tout son long séjour en Angleterre, père Lev pratiqua un œcuménisme « actif », non seulement avec des Anglicans dans le cadre du Fellowship, mais bien au-delà du monde anglican : avec des individus et des groupes étrangers aux grandes Églises traditionnelles, des quakers, des pentecôtistes, des chrétiens réformés français à Londres, des « charismatiques » de toutes sortes, des croyants d’autres religions, des agnostiques, des athées. Refusant de « vivre de l’autel », c’est-à-dire de tirer sa subsistance à même son ministère sacerdotal, père Lev cherchait un emploi ou une source de revenu quelconque pour subvenir à ses besoins : d’abord auprès de l’œuvre du père Paul Levertoff, jusqu’à la destruction du foyer des étudiants pendant le bombardement de Londres en 1941 ; puis une bourse des Quakers pour ses recherches sur le judaïsme ; puis, pendant un quart de siècle, un travail de « rechercheur » en religions pour le Spalding Trust et l’« Union for the Study of Great Religions ». Ces organismes étaient soutenus par un riche mécène anglais H.N. Spalding, dans le but de promouvoir la paix mondiale par une meilleure connaissance et le respect mutuel entre les religions. Père Lev s’occupera particulièrement de la préparation de notices bibliographiques (« booklists ») – livres, revues, articles – destinées à un bulletin trimestriel sur toutes les grandes religions du monde, ainsi qu’aux religions traditionnelles des peuples autochtones.

De 1961 à 1965, père Lev sera le secrétaire du World Congress of Faiths, qui propose l’instauration d’un véritable dialogue entre chrétiens et croyants d’autres grandes religions. Unedes responsabilités de père Lev fut l’organisation de rencontres interreligieuses, y compris des « services inter-faiths » en Angleterre plusieurs fois par mois. Il écrit : « … beaucoup d’émouvants contacts avec des bouddhistes, des musulmans, des bahaïstes – dans ma pensée, reconnaître et adorer le Christ caché et implicite… Chez tous, je vois le Logos… c’est le Christ – j’ose le dire – qui fait l’unité de ma vie et de ses voies multiples »[21].

Le père Lev n’a rien écrit au sujet ce ministère très varié, original, hors normes et prophétique, sauf les booklists qu’il a préparés pendant un quart de siècle ; ces textes, de circulation restreinte, restent inexplorés. Nous n’avons que quelques indications dans des lettres privées se rapportant à ses prédications devant des groupes interreligieux[22]. On peut voir, cependant, dans son livre Amour sans limites, terminé en 1970, un reflet des ces prédications devant des personnes de croyances différentes : les trente-sept méditations dont est composé ce petit livre se présentent comme un dialogue intime entre le « Seigneur-Amour », « L’Amour universel et sans limites », et le disciple qui cherche à entrer dans cette Amour. Le Christ des Évangiles est presque absent, Jésus n’est nommé qu’une seule fois, les allusions bibliques sont discrètes, parfois indirectes. C’est sans doute une approche que père Lev trouvait convenir aux groupes composés de personnes de religions différentes. Élisabeth Behr-Sigel dit de ce livre : « Ce mince volume apparaît comme l’œuvre à la fois la plus mystique, la plus poétique mais aussi la plus théologique des œuvres du moine de l’Église d’Orient. »[23].



Rencontre de l'ACER 1937

Rencontre de l'ACER 1937
P. Lev Gillet et mère Marie à l'arrière gauche
P. Serge Boulgakov assis avec Basile Zenkovski

Pèlerinage de Syndesmos à Jérusalem en 1965

Pèlerinage de Syndesmos à Jérusalem en 1965 -
Père Lev Gillet au milieu du premier rang


Le prédicateur itinérant : Le Liban et les prédications œcuméniques et interreligieuses de père Lev en Angleterre et ailleurs en Europe – père Lev ne s’est jamais rendu en Amérique du Nord, ni sur d’autres continents, à part le Moyen-Orient –, ne constituaient qu’une partie des activités du « prédicateur itinérant » pendant les 35 ans de sa vie après la fin de la guerre. Renouant ses liens avec le monde parisien à partir de 1955, père Lev donne des conférences au Centre d’études orthodoxes, lancés par Léon Zander et Paul Evdokimov, amis de longue date ; il participe aux Journée théologiques de Massy, aussi organisées par Paul Evdokimov ; puis dans le cadre de la Fraternité orthodoxe de l’Europe occidentale, il anime les « dimanches de Montgeron », jours de retraite dans les environs de Paris ; il joue un rôle essentiel dans le re-lancement en 1959 de la revue orthodoxe Contacts, notamment en proposant le recrutement d’Olivier Clément comme secrétaire à la rédaction ; il donne des conférences et prêche à l’Institut œcuménique de Bossey, organisme de formation établi par le Conseil œcuménique des Églises dans la banlieue genevoise ; il donne quelques cours à l’Institut de théologie orthodoxe à Paris. Père Lev participe activement au rayonnement, d’abord timide, de l’Orthodoxie francophone, mais en restant toujours dans l’ombre pour ce qui concerne les formes institutionnelles, préférant jouer le rôle de conseiller et avant tout, de guide spirituel de tous ceux qui venaient à lui.

Au milieu des années soixante, s’ajoutent à touts ses engagements en Angleterre, en France et au Liban, de nouvelles possibilités, notamment au sein du mouvement international de la jeunesse orthodoxe, Syndesmos, et à Genève. En 1965, les jeunes libanais qui dirigent à l’époque Syndesmos demandent au père Lev, qu’ils connaissent par ses fréquents voyages au Liban, de devenir l’aumônier du mouvement. Père Lev, qui s’est toujours senti proche des jeunes, accepte cette nouvelle responsabilité ; il a 72 ans. Dans le cadre de Syndesmos, à l’été de 1965 on le trouve au Moyen-Orient, où il anime un pèlerinage mémorable en Terre Sainte avec Élisabeth Behr-Sigel, suivi d’une conférence à Brouma au Liban sur le thème « l’homme nouveau » ; et il participe en juillet 1968 au congrès mondiale de Syndesmos en Suède, où il prêche une série de « méditations »[24].

Au cours du pèlerinage de Syndesmos en Terre Sainte en 1965, deux jeunes orthodoxes suisses invitent le père Lev à les rencontrer à l’occasion de ses passages à Genève pour l’Institut œcuménique de Bossey. Un petit groupe se crée autour de ce noyau et père Lev anime des retraites pour ce groupe – les « retraites genevoises » (en réalité dans les environs de la ville de Calvin) –jusqu’en automne 1979[25] ; il a alors 86 ans.

L’auteur anonyme : Père Lev a renoué ses relations avec les moines de Chevetogne dès 1945 et en 1947 paraîtra dans la revue Irénikon deux articles sur la prière de Jésus, articles signés « un Moine de l’Église d’Orient », pseudonyme rendu nécessaire par son passage de l’Église catholique à l’Église orthodoxe et la position délicate qu’occupe à l’époque le monastère de Chevetogne à l’intérieur de l’Église catholique. En 1951 père Lev rencontra son ancien ami dom Olivier Clément après une interruption d’un quart de siècle et peu après paraît aux éditions de Chevetogne la première version du livre La Prière de Jésus. Ce livre, « corrigé et augmenté », sera édité plusieurs fois par Chevetogne, puis dans sa forme définitive, à partir de 1974 aux éditions du Seuil dans la collection « Livre de vie ». Le livre est favorablement reçu dans les milieux catholiques et connaît un grand succès – Seuil continue à le rééditer et la version la plus récente date de l’an 2000.

Suite à ce livre, Chevetogne publiera en 1960 Jésus, Simples regards sur le Sauveur, méditations très personnelles sur des textes et des thèmes évangéliques. Ce livre sera aussi repris aux éditions du Seuil dans la collection « Livre de vie » (dernière édition, 1996). Suivent aux éditions de Chevetogne, toujours sous la plume du « Moine de l’Église d’Orient » (bien que les éditions anglaises des mêmes livres soient publiées sous son nom propre) Présence du Christ (1961), Le Visage de Lumière (1966), Amour sans Limites (1971), Ils regarderont vers Lui [26](1976) et, un an avant le décès de père Lev, La Colombe et l’Agneau (1979). Trois ans après le décès de père Lev paraîtra Introduction à la spiritualité orthodoxe (Desclée de Brouwer, 1983), la version française de Orthodox Spirituality, dont la première version anglaise remonte à 1945.


NOTES

[1] Cite par Élisabeth Behr-Sigel, Un Moine de l’Église d’Orient, Le père Lev Gillet, Cerf, 1993, p. 36. 
[2] Voir Dom Lambert Vos (OSB), « La contribution du père Lev Gillet à la fondation du monastère d’Amay-Chevetogne », Contacts, Vol. 46, No. 166, 1994.
[3] Un moine de l’Église d’Orient, p. 129.
[4] Élisabeth Behr-Sigel explique les circonstances complexes autour de la fondation de la première paroisse française dans Un Moine de l’Église d’Orient, pp. 194-199.
[5] Cité intégralement dans Un Moine de l’Église d’Orient, pp. 199-201. Ce document est disponible sur internet : <http://orthodoxie.free.fr/l'orthodoxie%20francaise.htm>.
[6] Cf. Un Moine de l’Église d’Orient, p. 219.
[7] Cf. le magnifique extrait cité par Élisabeth Behr-Sigel dans Un Moine de l’Église d’Orient, p. 220. Voici la dernière phrase : « Que la liturgie devenue pour vous une action vivante – votre action – ne soit pas seulement un épisode de la journée du dimanche, mais le moment central de la semaine, le point culminant où le Soleil de grâce illuminera et réchauffera toute notre activité quotidienne. »
[8] Un Moine de l’Église d’Orient, p. 226.
[9] Un Moine de l’Église d’Orient, p. 281.
[10] Un Moine de l’Église d’Orient, p. 282.
[11] Un Moine de l’Église d’Orient, p. 283.
[12] Un Moine de l’Église d’Orient, p. 285. Le père Dimitri Klépinine (1904-1944), proche collaborateur de mère Marie, notamment dans l’aide aux Juifs, était recteur de la paroisse à rue de Lourmel de 1939 à 1943, quand il fut arrêté par la Gestapo. Déporté en Allemagne, il meurt en janvier 1944. Il fut canonisé en même temps que mère Marie en 2004.
[13] Père Lev Gillet, « Introduction à foi orthodoxe », sur internet : </introduction-%C3%A0-la-foi-orthodoxe-0>.
[14] Le père Alexandre Men adoptera, une vingtaine d’années plus tard, la même perspective sur les recherches bibliques modernes, qui aura pour résultat son chef d’œuvre Le Fils de l’homme (traduction française : Jésus, le Maître de Nazareth, Nouvelle Cité, 1999).
[15] Certaines sont publiées dans Contacts, no.   . Voir aussi Un Moine de l’Église d’Orient, chapitre X, « Seigneur, je viens », pp. 303-312.
[16] Explicitement sur ce thème : « Does God Suffer ? », Sobornost, no 15, 1954.
[17] Voir en particulier « La Colombe et l’Agneau » et « Jésus et la Samaritaine » dans La Colombe et l’Agneau, Chevetogne, 1979. Les textes de deux autres retraites prêchées au Fellowship, « The Burning Bush » et « The Shepherd », n’ont pas été édités en français.
[18] Éditions françaises : La prière de Jésus, Chevetogne/Seuil, 1951 ; 1974 ; Introduction à la spiritualité orthodoxe, Desclée de Brouwer, 1983.
[19] Titre utilisé par Élisabeth Behr-Sigel pour caractériser l’intérêt et l’engagement du père Lev avec le monde juif. L’expression rappelle le célèbre écrit de Justin Martyr au IIe siècle, écrit structuré sous la forme d’un véritable dialogue entre Justin et un Juif nommé Tryphon au sujet du Christ comme l’accomplissement des prophéties messianiques de l’Ancien Testament.
[20] Voir son livre Présence du Christ, Chevetogne, 1960; aussi le lien avec le Corps mystique du Christ, que père Lev décrit dans sa lettre  du 13 septembre 1947 à Élisabeth Behr-Sigel (Un Moine de l’Église d’Orient, p. 408).
[21] Cité par Élisabeth Behr-Sigel in Un Moine de l’Église d’Orient, p. 519. La présence du Logos hors des cadres du christianisme est une thème qui remonte à certains Pères de l’Église, notamment Justin Martyr et Clément d’Alexandrie.
[22] Voir par exemple, le résumé de sa prédication au Congrès de l’histoire des religions à l’université de Marburg en Allemagne en 1960, cité par Élisabeth Behr-Sigel, p. 516.
[23] Un Moine de l’Église d’Orient, p. 557. Voir l’analyse du livre aux pages 557 à 567.
[24] Voir la documentation sur ces trois évènements sur le site web de Syndesmos : <http://www.syndesmos.org/en/texts/index.php?b=event>.
[25] Les transcriptions de certaines de ces retraites genevoises seront éditées dans un livre en préparation aux éditions Cerf/Le sel de la Terre sous le titre : L’Irruption de l’inattendu.
[26] Ce livre contient des extraits de Jésus, simples regards sur le Sauveur ; Présence du Christ ; Le Visage de lumière ; et La prière de Jésus .

 


 

Dernière modification: 
Lundi 18 juillet 2022