Pères et mères dans la foi

Deux chercheurs de la lumière divine

Deux chercheurs de la lumière divine dans les ténèbres : Kierkegaard et Kafka


DANS LES TÉNÉBRES : KIERKEGAARD ET KAFKA

Dans ces deux textes, parus séparément mais intimement reliés entre eux, le père Lev Gillet nous offre une vue simple, mais combien profonde et pénétrante, de deux esprits troublés, qui cherchent Dieu dans un monde où le rationalisme des Lumières et le doute existentiel continuent à faire des ravages : le philosophe et théologien danois Søren Kierkegaard (1813-1855), et l’écrivain tchèque germanophone Franz Kafka (1883-1924). Pour le père Lev, pasteur des âmes angoissés, chez ces deux grands personnages, ce n’est ni le manque de sincérité de leur démarche philosophique et spirituelle, ni un engoulement dans le monde passager qui les empêchent de trouver le bonheur du salut dans une existence qu’ils perçoivent de plus en plus absurde, mais plutôt une incapacité d’envisager et d’accepter l’amour divin gratuite et inconditionnel.

Ces textes ont été publiés au Caire : « « Dans la Cathédrale » dans Allusion à Kafka, sous la direction de Georges Henein et Magda Wahba (La Part du Sable, Le Caire, 1954) « Dieu est lumière » dans Vues sur Kierkegaard, sous la direction de Georges Henein et Magda Wahba (La Part du Sable, Le Caire, 1955).

VUES SUR KIERKEGAARD : DIEU EST LUMIÈRE

L’esprit et l’œuvre de Søren Kierkegaard seront, dans les quelques remarques qui suivent, considérés d’un point de vue très limité et très précis. D’une part, ce n’est pas sur tel ou tel élément particulier de la pensée de Kierkegaard ou sur tel ou tel aspect de sa biographie extérieure et intérieure que se portera notre attention, mais sur l’atmosphère générale, sur le climat dans lesquels Kierkegaard a évolué et s’est maintenu. D’autre part, cette ambiance, ces positions fondamentales kierkegaardiennes seront appréciées ici par rapport à une tradition spirituelle bien définie, la longue tradition à la fois « évangélique », « orthodoxe » et « catholique » qui repose sur le message des Écritures inspirées, sur l’enseignement des conciles et des Pères de l’Église et sur l’exemple des saints.

Que valent, du point de vue de cette tradition, la doctrine et l’expérience personnelle de Kierkegaard ? Nul ne mettra en doute la sincérité passionnée de Kierkegaard, la profondeur de son examen de conscience, l’intensité de l’effort par lequel il s’est porté vers le Christ. On ne s’approchera de Kierkegaard qu’avec respect et, jusqu’à un certain point, avec admiration. On aura pour sa souffrance une pitié non pas condescendante, mais émue et discrète. Les chrétiens lui seront reconnaissants de ce que, de nos jours plus encore que de son temps, il a posé et même imposé certaines questions troublantes. Il a éveillé des âmes, il les a mises devant des options décisives. Il a enlevé des théologiens et des philosophes à un contentement superficiel ; il a créé chez eux un état de malaise salutaire (à condition que ce malaise soit dépassé). Barth, Chestov, Heidegger, Jasper, Sartre portent sa marque « existentialiste ». Sa grandeur – comme celle que lui-même attribuait à Gœthe – consiste à « voir une fois vu, une fois senti quelque chose de si incomparablement grand que tout le reste, en comparaison, semble n’être rien, quelque chose que l’on n’oublie jamais, même si l’on oublie toutes les autres choses » (1).

Éveilleur d’âmes, il l’a été et le demeure. Mais est-il un bon guide pour orienter, pour conduire au but ces âmes qu’il a éveillées ? Certes, beaucoup d’âmes pourront aller au but par les voies de Kierkegaard. Néanmoins il faut le dire franchement : si nous adhérons à la tradition dont nous nous sommes réclamés, nos voies seront autres, notre atmosphère sera entièrement autre. Dans l’Évangile et dans l’interprétation qu’en donne l’Église, on voit un autre horizon et l’on respire un autre air que dans les écrits du Danois chercheur de Dieu.

En dépit de lui-même, Kierkegaard reste luthérien jusqu’à la mœlle. S’il s’agissait d’une fidélité aux grandes affirmations positives du luthérianisme (qui, certains malentendus verbaux une fois surmontés, rejoignent le catholicisme), il n’y aurait pas à le regretter. Mais il a profondément imbibé ce qui nous semble négatif et déficient chez Luther. Il est trop clairvoyant pour ne pas percevoir certaines de ces déficiences, Par exemple, à propos de cette idée de Luther que la chasteté est impossible hors du mariage, il dit : « Luther a installé la médiocrité » (2). Il a bien vu que Luther a conçu le christianisme « dans l’intérêt de l’homme » et non « dans l’intérêt de Dieu » (3). Mais sur d’autres points, sur des points essentiels, il garde des positions et, plus généralement, une inspiration luthériennes. Cette captivité est cause de son malheur.

Sa foi, comme celle de Luther, dérive du désespoir. Elle est un saut dans l’inconnu. Elle méprise la raison et lui dénie toute puissance spirituelle. S’il s’agissait seulement de nous reconnaître pécheurs, condamnables aux yeux de. Dieu, incapables d’accomplir aucun bien sans la grâce, n’ayant d’autre moyen de salut que de nous jeter dans les bras du Christ crucifié, inaptes à accéder par notre raison aux mystères divins, nous serions d’accord que c’est là l’Évangile tout pur – et du catholicisme tout pur. Mais Origène, Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin diraient aussi à Kierkegaard que Dieu n’a pas laissé le pécheur aveugle ; qu’il lui a donné cette, lumière intérieure « qui éclaire tout homme venant en ce monde » (4), et qui est une participation au Logos divin ; que celui-ci, sans nous ouvrir les mystères des Personnes divines, de l’Incarnation et de la rédemption (que seul le médiateur incarné révèle) peut déjà nous persuader de l’existence du Dieu transcendant et notre destinée supra-terrestre, nous fournir des motifs de crédibilité à la Révélation divine, nous disposer et préparer à celle-ci, nous acheminer vers elle. Là où Kierkegaard voit une coupure et une hétérogéneité radicales, ils lui montreraient que la transcendance divine n’exclut pas une certaine « co-naturalité » et que, sans cesser d’être des créatures, nous sommes les membres du Corps du Christ. Là où Kierkegaard parle de désespoir, ils lui parleraient, non seulement de notre indestructible espérance dans le Rédempteur, mais encore de notre indestructible espérance dans toutes les potentialités de bien dont Dieu a enrichi la nature humaine, – qu’il restaure, qu’il perfectionne, et qu’il n’abolit pas. La foi n’est pas un saut dans l’absurde, mais une ascension vers le supra-rationnel. La vie nouvelle n’est pas l’annihilation de notre nature, mais l’accès de celle-ci aux dons surnaturels et gratuits.

Kierkegaard est si pénétré de la « grande découverte de Luther », à savoir que nous sommes « à la fois pécheurs et justifiés », qu’il suit le Réformateur jusque dans ce qui nous paraît être sa plus grande erreur. L’idée de la rédemption perd son sens réel. La justice du Christ est jetée sur le pécheur comme un manteau qui couvre et dissimule le péché, mais celui-ci n’est pas vraiment effacé et détruit. Le pécheur n’est pas intérieurement changé. Il n’est pas sanctifié. Cette cœxistence, chez le même homme, de l’état de péché et de l’état de justice « imputée » crée dans l’âme un sentiment durable de contradiction et d’impuissance. Chez celui que Dieu veut seulement voir juste de la justice du Christ, mais en qui la justice et la vie du Christ ne pénètrent pas vraiment, il ne peut y avoir ni paix, ni force, ni sécurité, ni joie.

Et cela explique toute l’atmosphère tragique de Kierkegaard. Celui-ci se meut dans une atmosphère de « crainte et tremblement », dans des ténèbres profondes. L’angoisse et le doute seront son partage jusqu’à la fin. Cette position est-elle une position chrétienne ? Sans doute Kierkegaard a été un chrétien authentique dans son intention et son effort. Sa position toutefois a quelque chose d’intenable. Les difficultés, les embarras subjectifs, les tensions extrêmes dont lui-même souffrait, il a eu le tort d’en faire les conditions nécessaires de tout acte de foi, alors que seules la sincérité et l’humble docilité à la parole divine y sont requises. La vie chrétienne normale ne se développe pas dans une sorte d’horreur sacrée continue. Lors de ses premiers contacts avec le Christ, le disciple pourra bien s’écrier : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur ! » (5), mais peu-à-peu il apprendra ce que signifient les paroles de son Maitre : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix » (6). Sainte Catherine de Gênes, pour exprimer tout ce qu’elle contemplait en Dieu, employait de préférence le mot italien netezza, c’est-à-dire une netteté, une clarté, une pureté, une blancheur absolue, bref, une limpidité que rien ne trouble. L’expérience des mystiques et des saints, parce qu’elle se rapproche de la limpidité divine, est clarification et purification croissantes. Avec eux nous sommes bien loin des nuages orageux de Kierkegaard, de Barth et de toute l’école tragique et pathétique. Pour le chrétien évangélique, il n’y a pas de tragique, parce qu’il n’y a pas d’impasse, ni de problème insoluble. Les solutions peuvent être difficiles dans la mesure où elles exigent de nous un effort, mais le but apparaît toujours en pleine lumière, et, plus l’on approche de ce but, plus on est inondé de cette lumière.

Si nous regardons la personne de Jésus telle qu’elle est décrite dans les Evangiles, nous voyons que la sublimité n’exclut pas l’équilibre. Les paroles, les actes de Jésus ont une qualité soutenue et constante. On n’y trouve ni brusques alternatives, ni contradictions, ni ces extases et ces crises dont les modernes semblent si épris. Au contraire, comme le remarquait Harnack, « la note dominante est celle d’un recueillement silencieux, toujours égal à lui-même, toujours tendant au même but » (7). Aux moments même où Jésus éprouvait de saintes colères et proférait de vives apostrophes, il demeurait souverainement maître de lui-même. Ce n’était pas une eau qui devient trouble lorsqu’on en remue le fond, mais l’eau d’un torrent qui, même bouillonnante et frémissante, reste limpide. Or cette limpidité, ce calme, nous ne les trouvons pas chez Jésus seul. Nous les trouvons chez ses saints, et d’autant plus que leur sainteté est plus manifeste. C’est l’atmosphère vraiment évangélique. Mais ni Luther ni Kierkegaard n’ont connu cette paix.

Kierkegaard et ceux qui s’inspirent de lui emploient un style qui reflète leur atmosphère. Ils usent de dialectique, d’ironie, d’autonomies, de paradoxes. Ils subissent encore le joug de Regel et s’établissent dans l’identité des contradictoires. Quelle différence avec le langage si clair, les symboles si simples de l’Evangile – « la langue dans laquelle une mère parle à son enfant », dit encore Harnack (8), « que votre entretien soit : oui, oui, non, non. Car tout ce qui est en plus de cela vient du mal », disait Jésus lui-même (9). Les méthodes d’expression de l’Évangile ne sont certes pas celles de la « théologie dialectique ».

Il a manqué à Kierkegaard de connaître le mystère de l’Église et de la communion des saints. Augustin lui eût appris que « notre cœur est inquiet » –  oui, certes, comme Kierkegaard le montrait si bien – mais seulement jusqu’à la minute « où il repose en toi, Seigneur », car alors cesse l’inquiétude. François d’Assise, par la voie de la pauvreté et des stigmates, l’eût introduit dans le « secret du roi ». Pascal eût dit avec lui : « Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur », mais il eût ajouté ces mots si étrangers au pauvre Kierkegaard : « Joie. Joie. Pleurs de joie... ». Il a manqué à Kierkegaard de connaître l’intercession compatissante, fraternelle, des anges et des saints en notre faveur et la tendresse de la Vierge et Mère toute pure.

Pèlerin souffrant, marchant dans les ténèbres, Kierkegaard a cru, s’il s’est trompé, – ce n’était pas sa faute – que Dieu ne se découvre que dans les ténèbres. Que la lumière éternelle resplendisse maintenant sur cette âme de bonne volonté ! Mais, aux disciples imprudents qui voudraient généraliser son expérience et qui obscurcissent la limpidité de l’Évangile sous prétexte de profondeur, nous opposerons cette phrase de la première épitre de Saint Jean : « Voici le message que nous avons entendu de lui et que nous vous déclarons, c’est que Dieu est lumière et qu’en lui il n’y a aucune obscurité ».

Notes

(1) Journal, 1837, IA 58. Je me réfère à l’édition anglaise de 1938.

(2) Journal, 1836.

(3) Journal, 1848, A 86.

(4) Jean 1, 9.

(5) Luc 5, 8.

(6) Jean 14, 27.

(7) Das Wesen des Christenturns, 23.

(8) Ibidem, p. 24.

(9) Matthieu 5, 37.

ALLUSION À KAFKA : DANS LA CATHÉDRALE

Ich habe Dich hierher rufen lassen, sagte der Gestliche, um mit Dir zu sprechen. (1)

Les lecteurs de Kafka se rappellent. que l’avant-dernier chapitre du Procès est intitulé : « Dans la Cathédrale ». Joseph K. entre dans la cathédrale de la ville, déserte ; un prêtre l’invite à s’approcher et, se tenant en chaire pour donner plus d’impersonnalité à sa parole, il adresse à ce seul auditeur des considérations sur le caractère impénétrable de ce monde, la culpabilité individuelle, la mauvaise issue probable du procès en cours. Le discours du prêtre est assurément profond, mais obscur et allégorique. En somme, rien ne sort de cet entretien. K. quitte la cathédrale sans avoir reçu d’aide, sans avoir éprouvé de changement intérieur. Tel qu’il était auparavant, il marche vers sa fin horrible et toute proche.

Qu’il me soit permis d’emprunter à Kafka ce titre de chapitre : « Dans la cathédrale ». Un prêtre chrétien (non plus cette fois au cours d’une fiction, mais en réalité) va de nouveau se pencher sur les problèmes de K., c’est-à-dire de Kafka lui-même. Il les regardera d’un autre point de vue que le prêtre du roman : celui-ci se disait au service du « tribunal » et de la seule justice, au lieu que je voudrais en considérant Kafka, servir une justice absolue qui est aussi infinie miséricorde. Je ne ferai ici ni théologie ou philosophie abstraite, ni critique littéraire. J’essaie de m’approcher de la vie de Kafka – reflétée dans son œuvre – non seulement avec une profonde sympathie humaine, mais comme un « praticien pastoral », si je puis ainsi dire. Du point de vue de l’Évangile, je m’efforcerai de noter l’aboutissement de l’itinéraire spirituel de Kafka et de l’expliquer dans une certaine mesure. Je le ferai très simplement, sans hésiter à sacrifier la complexité des détails et des nuances pour mieux dégager quelques grandes lignes.

Nous admettrons, en commençant, que l’œuvre de Kafka possède une signification religieuse. Disons plus : elle est essentiellement religieuse. Ceci a été contesté. Quelques uns ont cherché à cette œuvre d’autres thèmes fondamentaux, tels que la maladie ou encore la condition du Juif dans le monde moderne. Mais la considération de la vie même de Kafka, la lecture de ses fragments auto-biographiques et enfin les commentaires très autorisés de Max Brod ne laissent subsister aucun doute sur le sens spirituel de l’œuvre de Kafka. Albert Camus a justement caractérisé celle-ci comme « l’aventure individuelle d’une âme en quête de la grâce » (2). Kafka lui-même estimait que « écrire est une forme de la prière » (3). Et il ne s’agit pas là d’une vague assimilation de la religion et de l’art. Kafka dépassait les limites de la littérature et cherchait si aucun recours transcendant – un Dieu personnel, car Kafka est très loin de tout panthéisme – n’est laissé à l’homme malheureux.

Il est vrai que Dieu n’apparaît pas ou apparaît à peine, et à travers des symboles difficiles, dans les romans de Kafka. Mais cet Innommé est là, à chaque page. Il y est, comme on l’a fait remarquer (4), « présent par son absence même ». D’ailleurs, le symbole devient parfois assez clair : le comte, par exemple, dans le Château. La vie personnelle de Kafka témoigne de sa nostalgie du Dieu vivant. Lorsqu’il écrivait sa demande en mariage, Kafka déclarait au père de Dora Diamant, rabbin orthodoxe, qu’il était, non un croyant au sens traditionnel de ce mot, mais un « repenti ». C’est le contact avec le Dieu révélé que cherchait Kafka lorsqu’il se faisait lire Isaie en hébreu par sa fiancée ou lorsqu’il s’adonnait à de nombreux exercices écrits en langue hébraique, étude qu’il avait entreprise assez tard et à laquelle il consacrait plus d’heures qu’à ses créations littéraires.

L’œuvre de Kafka a donc un sens spirituel. Mais ce sens est-il positif ou négatif ? Telle est la première question qui se pose à nous.

On peut croire qu’il y a un Dieu, on peut aspirer vers lui, et, en même temps, on peut désespérer de jamais l’atteindre. Non au sens des mystiques et des saints qui savent bien que la perfection divine doit toujours être le but de l’effort humain, mais qu’elle dépassera toujours cet effort. Du moins ils se rapprochent de Dieu. Mais il y a un cri de désespoir sans recours « Dieu est, mais je serai toujours séparé de lui, je ne peux même pas m’approcher de lui ». Il ya a là une attitude spirituelle et en même temps négative. Ne serait-ce point l’attitude de Kafka ? Lorsqu’il est tué d’une manière si atroce, Joseph K. n’a-t-il pas renoncé à tout espoir ? Sa dernière parole est : « comme un chien... ».

Il a attendu jusqu’à la dernière minute quelque possibilité de salut : le salut n’est pas venu. L’homme de Kafka ploie sous le péché et la mort. Kafka a dit : « J’ai pris sur moi le négatif de mon époque (5) ». H. Trauber exprime ainsi cette interprétation à la fois spirituelle et négative de Kafka : « L’art de Kafka était pour lui un moyen de rendre objectives les choses. Dans ses intentions dernières, ce n’était rien de moins qu’une lutte pour le vrai, pour l’objet le plus réel, pour Dieu ; mais ce que, en dernière analyse, il a rendu objectif, ce sont seulement les limites de l’esprit humain et la figure du destin (6) ».

Je n’hésite pas à rejeter cette interprétation spirituelle négative. Kafka n’a pas exclu le salut. Ecoutons-le : « Le pressentiment d’une libération définitive ne se trouve nullement refuté parce que la captivité se poursuit le lendemain comme par le passé, ou parce qu’elle s’aggrave, ou même parce qu’il est expressément déclaré qu’elle ne cessera jamais. Il se peut que tout cela soit bien plutôt une condition nécessaire de la libération définitive (7) ». Et encore : « Hors de notre monde, il y aurait de. l’espoir ? – Oui, pour Dieu, beaucoup d’espoir, un espoir infini, - mais non pas pour nous (8) ». Les quatre derniers mots sont corrigés par une autre phrase : « la délivrance aussi pour nous (9) ». Il n’y a pas, en vous-même, de raisons d’espérer, les raisons sont toutes du côté de Dieu. Mais l’espoir demeure. C’est justement que Robert Rochefort a donné à une étude sur Kafka ce titre : Kafka ou l’irréductible espoir [Paris, Julliard, 1947].

Reconnaissons cependant que ces textes peuvent laisser au lecteur un certain malaise. La possibilité de la libération définitive est affirmée, mais rejetée en quelque sorte hors de notre sphère humaine et de notre temps humain. Ici-bas, il n’y aurait point d’espoir. La délivrance appartiendrait à un au-delà, à une autre dimension. Que peuvent donc attendre sur terre le pécheur, le malade, l’affligé ?

C’est pourquoi l’on a rapproché la pensée de Kafka de ce qu’on appelle aujourd’hui la « théologie de la crise ». On s’est rappelé que Kafka lisait assidûment Kierkegaard et que Le Procès [1925] a paru quelques années après le commentaire de Karl Barth sur l’épître aux Romains [1918]. Une lecture superficielle pourrait suggérer une parenté entre ces tendances. L’« antinomie » serait au cœur de l’œuvre de Kafka comme elle est au cœur du Barthianisme. Le salut divin apparaîtrait comme une ligne verticale coupant, transcendante et étrangère, le plan horizontal de la vie humaine sans le pénétrer. L’ambiguité de Kierkegaard se retrouverait chez Kafka. Tous deux, ils n’auraient pas eu la possibilité de comprendre le mystère, mais seulement l’autorisation d’« indiquer » aux autres ce qu’eux-mêmes ne pouvaient connaître et de suggérer un incommunicable qu’ils ne pouvaient exprimer.

Cette vue est une erreur. Max Brod a raison de considérer Kafka comme un adversaire de Kierkegaard. Le théologien danois était un errant, un solitaire, et acceptait de l’être. Kafka, au contraire, désirait passionnément trouver un lieu où reposer la tête parmi les hommes. La « théologie de la crise » s’accomode d’un mysticisme supra-terrestre. Kafka veut rester dans 1’« ici-bas ». Il reconnait que nous ne pouvons pas, par nous mêmes, mener une vie bonne, mais il admet que cette vie bonne nous est prescrite dès maintenant, là où nous sommes. Il y a hétérogénéité entre nous et le transcendant ; l’abîme n’est cependant pas infranchissable, et notre existence terrestre se trouve mystérieusement liée au royaume de Dieu. Kafka refuse d’élire domicile dans la « position tragique ». Son tempérament, son ironie, la simplicité et la légéreté de sa manière étaient d’ailleurs peu compatibles avec les solennelles fulminations des théologiens de la crise. Il tenait pour désirables une vie remplie, le travail bien fait, le mariage, l’intégration dans la communauté humaine, l’action conforme à la justice. Il était d’accord, dit Brod, avec Martin Buber pour estimer que c’est seulement en accomplissant le fini que notre route humaine conduit vers l’infini.

Il semble que nous soyons en pleine contradiction. D’une part, nous avons admis que l’œuvre de Kafka possède un sens spirituel positif, qu’elle annonce la possibilité pour l’homme d’être délivré du mal. D’autre part, certains textes semblent indiquer que Kafka rejoint les théologiens de l’antinomie et de la crise en plaçant la délivrance hors du cadre de notre existence humaine sur terre. Mais nous avons vu aussi que cette dernière interprétation de Kafka ne tient pas devant la conviction du romancier que le bonheur, le salut, sont liés à un certain ordre moral dans 1’« ici-bas ». Comment sortir de ce labyrinthe ?

En premier lieu, l’œuvre de Kafka affirme que la justice (punissant le péché) et la grâce ne sont pas séparables. Le Château [1926] complète Le Procès. Deuxièment, Kafka appelle de tout son désir un monde où la justice (à la fois comme vie bonne et comme punition du péché) et la grâce régneraient parmi les hommes, dans le détail d’une vie normale. Mais – troisièmement – les héros de Kafka n’atteignent pas, dans leur existence terrestre, ce stade de justice et de grâce ; celui-ci n’est pas relégué dans la vie après la mort, mais c’est au moment même de la mort qu’il se laisse atteindre par l’homme devenu enfin obéissant, – comme cela arrive à K. dans Le Château. « Ce serait donc à la mort que je me confierais », dit Kafka (10).

Ainsi l’œuvre de Kafka proclame le principe de la possibilité du salut au cours de notre vie terrestre, mais, en fait, les héros de Kafka – c’est-à-dire la plupart des hommes – échouent dans la poursuite de ce salut ; s’ils l’atteignent, c’est seulement au moment de la mort.

En cela l’œuvre de Kafka reflète le destin même de l’auteur.. Nous sommes maintenant amenés à nous demander pourquoi cette recherche de la grâce que fut la vie de Kafka demeura si longtemps – presque jusqu’à la fin – douloureuse et infructueuse. Il serait présomptueux de vouloir pénétrer le mystère d’une conscience individuelle. Entre Dieu et chaque homme, il y a des secrets inviolables, Je voudrais tout au plus indiquer quelques facteurs qui ont pu retarder la « délivrance » de Kafka.

Facteur familial : le conflit de Kafka et de son père, conflit qui pèsera si lourdement sur la vie de l’écrivain, empoisonnera celle-ci et déterminera, non seulement des réactions temporairess explosives, mais une attitude durable d’amertume et de découragement.

Facteur sexuel : Kafka voulait sortir d’une vie sexuelle irrégulière ; il n’y parvenait pas et se le reprochait ; il aspirait à une vie conjugale parfaite et éprouvait (telle que la décrivent les épîtres de Saint Paul) la morsure de la loi violée, mais indestructible. Dans les romans de Kafka, la présence de lits en des lieux où cette présence est incongrue symbolise l’invasion de la vie par l’élément érotique.

Facteur psychologique : horreur des épanchements affectifs, un certain raidissement voulu, une objectivité simple et un peu sèche par où l’on tâche de s’éluder soi-même. Les personnages de Kafka ne pleurent jamais. Ils ignorent ce qu’André Suarès, dans son essai sur Dostoïevsky, appelle « la merveilleuse humilité des bonnes larmes ». Je ne pense pas que Kafka ait ignoré cet état, mais j’ai l’impression qu’il a voulu le surmonter. Or il y a des découvertes qu’on ne fait qu’en pleurant. Le christianisme parle du « baptême de larmes » et du « don des larmes ».

Venons-en aux facteurs d’ordre proprement religieux. Tout d’abord, Kafka, à l’époque décisive où la personnalité se forme, est demeuré hors de la sphère d’influence du judaïsme et du christianisme. « Je n’ai pas été introduit par la main, déjà bien affaiblie, du christianisme et je ne m’attache pas à la frange de la tunique juive » (11). Il est difficile de rémédier au manque d’une forte impression religieuse du temps de la première jeunesse. Plus tard, Kafka s’est familiarisé avec l’Israël religieux et avec l’Évangile. Mais il a connu le judaïsme sous l’aspect de la loi plutôt que sous celui des prophètes ; le rabbinisme orthodoxe semble lui avoir masqué la joie et la spontanéité spirituelle du hassidisme. Il a lu l’Évangile, mais trop interprété par Kierkegaard. Il a lu Pascal, mais la phrase sur ceux qui « cherchent en gémissant » semble avoir obtenu en lui plus d’écho que le : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé ». Son regard ne s’est pas assez fixé sur le Consolateur appelant à lui ceux qui sont fatigués et chargés. Que n’a-t-il été guidé par Augustin plutôt que par Kierkegaard !?

L’explication profonde de l’échec de Kafka et de ses héros – par il faut bien admettre un certain -échec, quoique non total ; comme nous le verrons – me parait être celle-ci : Kafka a été plus attentif à son état d’âme et à sa recherche du salut qu’à l’apparition du « sauveur » lui-même. À la base, il y a eu chez lui un certain manque d’attention, de cette attention à Dieu ou « attente de Dieu », dont Simone Weil nous a, en termes si poignants, rappelé l’importance. Ce défaut de direction de l’attention apparait chez les personnages de Kafka. A la fin du Procès, lorsque K. est atrocement mis à mort, deux occasions de salut lui sont suggérées. L’une appartient à l’ordre de la justice stricte : au moment où les deux éxécuteurs, échangeant de sinistres politesses, s’offrent le couteau 1’un à l’autre, K. pourrait le saisir (il se rend compte qu’on lui en donne l’occasion) et, s’il le plongeait dans son propre cœur, il satisferait lui-même à l’exigence de justice et trouverait le salut.

La deuxième suggestion est plus mystérieuse et me semble appartenir à l’ordre de la grâce. Une lumière s’allume dans la maison la plus proche. Une figure humaine, à la fenêtre, se penche et tend les deux bras. « Qui était-il ?... Y avait-il là une aide ? » Mais K. laisse échapper l’invitation de la grâce comme il a laissé échapper celle de la justice. Sa pensée ne se concentre pas, dans un mouvement de confiance totale, sur la figure qui s’est montrée. Au lieu de cela, i1 ressasse ses griefs contre le tribunal : les arguments sa faveur ont été négligés. Et le froid du couteau pénètre son cœur...

De même, à la fin du Château, K. mourant est « sauvé » - non de la mort, mais de son destin de pécheur - par l’acte gracieux du comte l’admettant dans le fief. Mais il s’intéresse moins au comte, à son sauveur vivant, qu’à l’état même du salut. Kafka lui-même, priant, jette de toute son âne ce cri : « Mon Dieu, aie pitié de moi ! Dans tous les recoins de mon être, je ne suis qu’un pécheur » (12). Certes cette prière (celle même du publicain) est pathétique et admirable. Mais je voudrais trouver dans Kafka, outre cet appel humble, nécessaire, quelques élans de prière exprimant l’amour et l’adoration du Dieu sauveur plutôt que l’anxiété du salut. Je voudrais que Kafka regarde le Sauveur plutôt que sa propre misère et qu’il s’oublie lui-même devant la beauté et la générosité divines. Quand Pierre marcha sur les flots pour rejoindre son Maître, il put avancer tant que son regard demeura fixé sur Jésus. Quant, au lieu de regarder vers Jésus, il fit attention aux vagues et à la tempête, il commença à enfoncer… [Mt 14, 22-23]

Loin de moi la pensée que Kafka ait définitivement échoué dans sa recherche ! J’ai confiance qu’il s’est senti sauvé. Il eût pu atteindre plus tôt cette assurance de pardon et de libération. Comme certains de ses héros, c’est au terme du voyage, à la fin de sa vie si brève, qu’il a « entrevu » – assez clairement, je crois – et accepté la délivrance divine. Ses dernières paroles – « fils des rois... vers les profondeurs… vers le port profond » (13) – laissent penser qu’il touchait vraiment au port et rejoignait la maison paternelle. Il avait écrit dans une Méditation : « Celui qui renonce au monde, il doit aimer tous les hommes ». Il donna avant sa mort ce signe divin d’une charité croissante et universelle. Non seulement il se proccupait d’avoir plus de prévenances envers son infirmière, mais il demandait qu’on mît dans une coupe des fleurs trops serrées dans un vase (ainsi le curé d’Ars agonisant avait pitié des « pauvres mouches »). Il avait, certes, foi dans la délivrance, lui qui, bien avant sa mort, écrivait : « Tu te crois déjà au bout de tes possibilités, et voilà que des forces neuves accourent... Forte averse, offre-toi à la pluie, laisse ses flèches d’acier te percer... et, malgré tout, demeure, attends, debout ; le soleil t’inondera brusquement et sans fin... » (14).

Je voudrais citer encore deux textes. D’abord ce passage d’une lettre de Kafka à son père : « C’est de toi qu’il était question dans mes œuvres ; je ne faisais qu’y laisser libre cours aux plaintes que je ne pouvais épancher sur ta poitrine » (15). Ces lignes sont adressées au père humain dont les rapports avec son fils furent une lamentable tragédie. Elles sont navrantes dans leur humilité, dans leur affection. Mais j’y vois une allusion inconsciente à un autre Père sur la poitrine duquel Kafka aurait voulu épancher ses plaintes et dont il est secrètement question dans toute son œuvre.

Et voici l’autre texte : « Qui est-ce qui te trouble ? Qui est-ce qui ébranle ton cœur ? Qui est-ce qui tâtonne à la poignée de ta porte ? Qui est-ce qui t’appelle sur la route sans pouvoir entrer par la porte ouverte ? Ah, c’est précisément celui que tu troubles, celui dont tu ébranles le cœur, celui à la porte duquel tu tâtonnes, celui que tu appelles sur la route et par la porte duquel tu ne peux pas entrer... loin d’ici, loin d’ici ! Ne me dis pas où tu me conduis. Où est ta main, ah ! je puis à peine la trouver dans l’obscurité. Si seulement je tenais ta main, je crois que tu ne me rejetterais pas alors. M’entends-tu ? Es-tu seulement dans ma chambre ?... Pour moi, c’est une question de vie ou de mort que de décider si, oui ou non, tu es ici » (16). Ce texte – dont on remarquera l’ambivalence, la réversibilité, puisque chaque phrase peut être dite par l’âme qui cherche à l’Innommé, ou inversement – rejoint les plus belles pages des grands mystiques. Un rapprochement avec Saint Jean de la Croix ne serait pas déplacé.

Je viens de prononcer le nom du poète de La Nuit obscure et, en vérité, je crois que ce dernier terme peut nous aider à comprendre Kafka. La nuit de Jean de la Croix est un dépouillement progressif de l’être, un refus opposé d’abord aux convoitises des sens, puis aux représentations mentales, un état de pauvreté et nudité spirituelles, d’attente dans l’obscurité. Dieu prépare ainsi l’âme à l’union sanctifiante. D’une « présence d’absence » vivement sentie, il la fait s’élever jusqu’au point où l’initiative divine et la spontanéité de l’âme coïncident. J’oserai avancer que l’état d’âme de Kafka était celui d’un homme entré dans la nuit obscure ou – si l’on préfère ne pas user de ce terme en un tel cas – dans un état qui a des rapports avec la nuit obscure. Kafka, à la fin de sa vie, s’était purifié par la nudité totale. Il s’était, détaché de son œuvre. Il avait rompu avec sa fiancée. Il avait renoncé à toute possibilité de bonheur. Il ne lui fut pas donné de déboucher en pleine lumière, de passer de la nuit à l’union mystique. Il mourut dans le tunnel, si je puis dire. Mais ses Ténèbres n’étaient pas sans un avant-goût et un pressentiment de la lumière. Il voyait l’aube blanchir. Il attendait la Présence qu’il ne nommait pas, sur laquelle il ne dogmatisait pas, mais qui est, il le savait bien, la Présence totale et libératrice.

Il avait accepté la nuit pour que, du vide de toute volonté, naquît la faim et la rencontre de Dieu. Il avait accepté de se perdre. J’ai confiance qu’il a gagné. Car – les mystiques chrétiens le savent, et aussi ceux de l’Islam – c’est quand toutes les portes de la nuit se ferment que s’ouvre celle du Bien-Aimé.

Le prêtre, dans la cathédrale, a fini d’interroger Kafka. Il l’aime et le remet à la Tendresse infinie.

Lev Gillet

Des léopards font irruption dans le Temple
et se gorgent aux urnes propitiatoires jusqu’à les vider.
Ceci se répète sans relâche, et c’est finalement
calculé d’avance, jusqu’à devenir partie intégrante du sacrifice.

Kafka, Aphorismes, no 20

Notes

(1) « Je t’ai fait appeler", dit le prêtre, « pour parler « avec toi". Der Prozess, 1925, p. 370.

(2) Le mythe de Sisyphe, p. 175.

(3) M. Brod, Franz Kafka, tràd. d’H. Zybelberg, p. 109.

(4) Jean Carrive dans son introduction à La Muraille de Chine, p. 45

(5) Cité par Jean Wahl, Esquisse pour l’histoire de l’existentialisme, p. 131.

(6) Franz Kafka, An Interpretation of His Works, p. 250.

(7) M. Brod, ouvrage cité, p. 213.

(8) J. Wahl, ouvrage cité, p. 147.

(9) J. Wahl, ouvrage cité, p. 151.

(10) Journal, trad. de P. Klossovski, p. 184.

(11) Tagebuchnotizen, t. VI, p. 158.

(12) Aphorismes, dans Cahiers du Sud, décembre 1943, p. 954.

(13) M. Brod, ouvrage cité, p. 238.

(14) J. Wahl, ouvrage cité, p. 153.

(15) M. Brod, ouvrage cité, p. 35.

(16) Méditation, citée par R. Rochefort dans Kafka ou l’irréductible espoir, p. 236.

 

Dernière modification: 
Vendredi 22 juillet 2022