Vie spirituelle

La puissance du Nom

Prière de Jésus - Prière du Coeur


Le Christ Pantocrator

Christ Pantocrator
Icône de Roublev (Russie),
15e siècle

La Puissance du Nom : La Prière de Jésus dans la Spirtualité Orthodoxe

 

par Mgr Kallistos Ware
Évêque de Diokleia

 

 

I - PRIÈRE ET SILENCE

" Lorsque vous priez, a-t-il été dit avec sagesse par un écrivain orthodoxe de Finlande, votre "moi" doit se taire... Taisez-vous, et laissez la prière parler1. " Réaliser le silence : c'est de tout, le plus dur et le plus décisif dans l'art de la prière. Le silence n'est pas purement négatif - une pause entre des mots, un arrêt temporaire du discours - mais, bien compris, il est hautement positif : une attitude d'éveil attentif, de vigilance, et par-dessus tout, l'écoute. L'hésychaste, l'homme qui a atteint l'hésychia, paix et silence intérieurs, est par excellence celui qui écoute. Il écoute la voix de la prière de son propre coeur, et il comprend que cette voix n'est pas la sienne mais celle d'un Autre lui parlant au-dedans.

La relation entre prier et garder le silence deviendra plus évidente si nous considérons quatre courtes définitions. La première est tirée du Concise Oxford Dictionary qui décrit la prière comme : " ...une solennelle requête adressée à Dieu..., une formule utilisée pour prier ". La prière est ici envisagée comme quelque chose d'exprimer avec des mots et, d'une manière plus spécifique, comme un acte de demande à Dieu d'accorder quelque bienfait. Nous sommes encore au degré de la prière " extérieure " plutôt qu'au degré de la prière intérieure. Peu d'entre nous peuvent se sentir satisfaits d'une telle définition.

Notre deuxième définition, celle d'un starets russe du siècle dernier, est bien moins extérieure. " Dans la prière, dit l'évêque Théophane le Reclus (1815-1894), la chose principale est de se tenir devant Dieu avec l'intellect dans le coeur, et de continuer à s'y tenir sans cesse jour et nuit, jusqu'à la fin de la vie2. " Prier, défini de cette manière, n'est plus simplement demander des choses et peut assurément se faire sans aucun recours aux mots. Prier c'est se tenir devant Dieu, entrer dans une relation immédiate et personnelle avec lui ; c'est connaître à chaque niveau de notre être, depuis l'instinctif jusqu'à l'intellectuel, de l'inconscient à la fine pointe de la conscience, que nous sommes en Dieu et lui en nous. Pour assurer et approfondir nos relations personnelles avec les autres êtres humains, il n'est pas nécessaire d'être constamment en train de présenter des requêtes et d'utiliser des mots ; plus nous arrivons à nous connaître et à nous aimer les uns les autres, moins nous avons besoin d'exprimer verbalement notre attitude réciproque. Il en est de même dans notre relation personnelle à Dieu.

Dans ces deux premières définitions, l'accent est mis principalement sur ce que fait l'homme plus que sur ce que fait Dieu. Mais dans la relation personnelle de prière, c'est le partenaire.divin et non l'humain qui prend l'initiative et dont l'action est fondamentale. Ceci apparaît dans notre troisième définition empruntée à saint Grégoire le Sinaïte († 1346). Dans un texte minutieux où il entasse les épithètes les unes sur les autres dans son effort pour décrire la vraie réalité de la prière intérieure, il termine tout à coup avec une simplicité inattendue : " Pourquoi tant parler ? La prière, c'est Dieu qui fait tout en tous3. " " La prière c'est Dieu " - ce n'est pas quelque chose dont j'ai l'initiative, mais à quoi j'ai part ; ce n'est pas essentiellement quelque chose que je fais, mais que Dieu fait en moi : telle la phrase de saint Paul : " Non pas moi, mais Christ en moi " (Ga 2,20). Le chemin de la prière intérieure est indiqué exactement dans les mots de saint Jean Baptiste au sujet du Messie : " Il faut qu'il croisse et que je diminue " (Jn 3,30). C'est en ce sens que prier c'est être silencieux. Taisez-vous, et laissez la prière parler, - plus précisément, laissez Dieu parler. La vraie prière intérieure, c'est arrêter de parler et écouter la voix sans mots de Dieu dans notre coeur ; c'est cesser de faire les choses tout seul et entrer dans l'action de Dieu. Au commencement de la liturgie byzantine, quand les cérémonies préliminaires sont achevées et que tout est prêt désormais pour commencer 1'Eucharistie elle-même, le diacre s'approche du prêtre et dit : " Il est temps que le Seigneur agisse4. " Telle est exactement l'attitude du pratiquant non seulement à la prière eucharistique mais en toute prière, publique ou privée.

Notre quatrième définition, empruntée une fois encore à saint Grégoire le Sinaïte, indique avec plus de précision le caractère de cette action du Seigneur en nous : " La prière, dit-il, est la manifestation du baptême5. " L'action du Seigneur n'est pas, naturellement, limitée seulement aux baptisés : Dieu est présent et à l'oeuvre dans tous les hommes, en vertu du fait que chacun est créé à son image et ressemblance divine. Mais cette image a été obscurcie et voilée, bien que non totalement oblitérée, par le péché de l'homme. Elle est restaurée dans sa beauté première et sa splendeur par le sacrement de baptême, par lequel le Christ et le Saint-Esprit viennent demeurer dans ce que les Pères appellent " le tréfonds et la chambre secrète de notre coeur ". Pour une écrasante majorité, cependant, le baptême est quelque chose que l'on reçoit dans la première enfance, dont on n'a aucun souvenir conscient. Bien que le Christ du baptême et l'inhabitation du Paraclet ne cessent jamais d’être à l’oeuvre en nous, la plupart d’entre nous, sauf en de rares occasions, demeurent en fait inconscients de cette présence intérieure et de son action. La vraie prière, donc, signifie la redécouverte et la " manifestation " de cette grâce baptismale. Prier, passer de l'état où la grâce est présente dans nos coeurs secrètement et inconsciemment au point de pleine perception interne et de connaissance consciente en expérimentant et en " sentant " l’activité de 1'Esprit directement et immédiatement. Ainsi s'expriment saint Kallistos et saint Ignace Xanthopoulos (XIVe siècle) : " Le but de la vie chrétienne est de revenir à la grâce parfaite de 1'Esprit Saint, source de vie, qui nous a été donnée au commencement dans le divin baptême6. "

" Dans mon commencement est ma fin. " Le but de la prière peut se résumer dans ces mots : " Deviens ce que tu es. " Deviens, consciemment et activement, ce que tu es déjà potentiellement et secrètement, en vertu de ta création à l'image de Dieu et de ta re-création dans le baptême. Deviens ce que tu es : plus exactement, reviens à toi-même ; découvre-le, celui qui est déjà tien ; écoute-le, celui qui jamais ne cesse de parler en toi ; possède-le, celui qui même maintenant te possède. Voici le message de Dieu à quiconque veut prier : " Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé. "

Mais comment allons-nous commencer ? Comment pouvons-nous apprendre à cesser de parler et à commencer à écouter ? Au lieu de simplement parler à Dieu, comment pouvons-nous faire nôtre la prière dans laquelle Dieu nous parle ? Comment devons-nous passer de la prière exprimée par des mots à la prière silencieuse, d'une prière " d'effort " à une prière " qui agit d'elle-même "7 (pour utiliser la terminologie de l'évêque Théophane), de " ma " prière à la prière de " Christ en moi " ? Un chemin pour qui veut entreprendre ce voyage intérieur est 1’Invocation du Nom.

II - « SEIGNEUR JÉSUS... »

Ce n'est naturellement pas le seul chemin. Aucune relation authentique entre personnes ne peut exister s'il n'y a pas une liberté et une spontanéité réciproques, et ceci est vrai en particulier de la prière intérieure. Il n'y a pas de règles fixes et invariables, imposées nécessairement à ceux qui cherchent à prier ; il n'y a pas non plus de technique mécanique, soit corporelle, soit mentale qui puisse forcer Dieu à manifester sa présence. Sa grâce est toujours accordée comme un don gratuit et ne peut être gagnée automatiquement par une méthode ou une technique. La rencontre entre Dieu et l'homme dans le royaume du coeur est donc marquée par une inépuisable variété de modèles. Il y a des maîtres spirituels de l'Église orthodoxe qui parlent très peu ou pas du tout de la Prière de Jésus8. Mais, même si elle ne jouit pas d'un monopole exclusif dans le domaine de la prière intérieure, la Prière de Jésus est devenue pour de très nombreux chrétiens orientaux à travers les siècles le chemin type, la voie royale. Et pas seulement pour les chrétiens orientaux9 : dans la rencontre entre l'Orthodoxie et l'Occident qui s'est produite depuis les dernières années, il n'y a probablement aucun élément de l'héritage orthodoxe qui ait provoqué un intérêt aussi intense que la Prière de Jésus, et aucun livre n'a exercé une plus grande séduction que les Récits d'un pèlerin russe. Ce livre énigmatique, pratiquement inconnu dans la Russie prérévolutionnaire, a eu un surprenant succès dans le monde non orthodoxe. Depuis les années vingt il a été publié une grande diversité de langues10. Les lecteurs de J.D.Salinger se rappelleront le choc que produisit sur Franny " ce petit livre, relié de toile couleur de petits pois10bis "

En quoi, demandons-nous, résident la séduction particulière et l'efficacité de la Prière de Jésus ? Peut-être avant tout en quatre points : premièrement, dans sa simplicité et sa souplesse ; deuxièmement, dans son caractère complet ; troisièmement, dans la puissance du Nom ; et quatrièmement, dans la discipline spirituelle de la répétition persévérante. Reprenons ces points dans l'ordre.

III - SIMPLICITÉ ET SOUPLESSE

L'Invocation du Nom est une prière d'une très grande simplicité, accessible à tout chrétien, mais elle conduit en même temps aux plus profonds mystères de la contemplation. Quiconque se propose de dire la Prière de Jésus pendant de longues périodes de temps chaque jour - et, encore plus, quiconque voudrait avoir recours au contrôle de la respiration et à d'autres exercices physiques en relation avec la Prière - a sans doute besoin d'un starets, d'un guide spirituel expérimenté. De tels guides sont extrêmement rares de nos jours. Mais ceux qui n'ont pas de contact personnel avec un starets peuvent tout de même pratiquer la Prière sans aucune crainte, aussi longtemps qu'ils le font pour des périodes limitées - au début, pas plus de dix à quinze minutes à la fois - et aussi longtemps qu'ils n'essaient pas d'intervenir dans les rythmes naturels du corps.

Aucune connaissance spécialisée, aucune formation particulière n'est requise avant de commencer la Prière de Jésus. Pour le débutant, c'est assez de dire : commencez simplement. " Pour marcher, il faut faire un premier pas ; pour nager, il faut se jeter à l'eau. C'est la même chose pour 1'Invocation du Nom. Commence à le prononcer avec adoration et amour. Adhères-y. Répète-le. Ne pense pas que tu es en train d'invoquer le Nom ; pense seulement à Jésus lui-même. Dis son Nom lentement, doucement et tranquillement11.

La forme extérieure de la Prière est apprise aisément. Fondamentalement, elle consiste en ces mots : " Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi. " Il n'y a pas là, cependant, une stricte uniformité. La formule verbale peut être raccourcie, nous pouvons dire : " Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi ", ou " Seigneur Jésus "·, ou même " Jésus " seulement, bien que cette dernière formule soit moins répandue. Inversement, la formule peut être allongée en ajoutant " pécheur " à la fin, soulignant ainsi son aspect pénitentiel. Quelquefois une invocation à la Mère de Dieu ou aux saints y est insérée. Le seul élément essentiel et invariable est l'inclusion du Nom divin " Jésus ". Chacun est libre de découvrir à travers son expérience personnelle la formule particulière qui répond le plus étroitement à ses besoins. La formule précise employée peut naturellement varier de temps en temps, aussi longtemps que cela n'arrive pas trop souvent : car, comme nous en avertit saint Grégoire le Sinaïte : " Les arbres qui sont souvent transplantés n'ont pas de racines12. "

Il y a une souplesse identique en ce qui concerne les circonstances extérieures dans lesquelles la Prière est récitée. On peut distinguer deux manières d'utiliser la Prière, la manière " libre ", et la manière " formelle ". L'usage libre désigne la récitation de la Prière quand nous sommes occupés à nos activités habituelles durant le jour. Elle peut être dite, une fois ou plusieurs fois, dans des moments dispersés qui, autrement, seraient spirituellement gaspillés : quand nous sommes occupés à des tâches familières ou semi-automatiques, telles que s'habiller, se laver, raccommoder des chaussettes ou bêcher son jardin ; quand on marche ou qu'on conduit, quand on attend un bus en faisant la queue ou dans un embouteillage ; dans un moment de calme avant une entrevue spéciale ou difficile ; quand on ne peut dormir, ou avant d'avoir émerger à la pleine conscience au réveil. Une partie de la valeur remarquable de la Prière de Jésus réside précisément dans le fait que, en raison même de sa simplicité radicale, on peut la dire dans des conditions où des formes plus complexes de prière ne sont pas praticables. Elle est particulièrement secourable dans les moments de tension et de profonde angoisse.

Cet usage " libre " de la Prière de Jésus nous rend capables de combler le vide qui existe entre nos temps " forts " de prière - soit les offices de l'Église, ou seuls dans notre chambre - et les activités normales de la vie quotidienne. " Priez sans cesse ", insiste saint Paul (1 Th 5,17) : mais comment est-ce possible puisque nous avons beaucoup d'autres choses à faire également ? L'évêque Théophane indique la vraie méthode dans sa maxime : " Les mains au travail, l'intellect et le coeur avec Dieu13. " La Prière de Jésus, devenant avec la répétition fréquente presque habituelle et inconsciente, nous aide à nous tenir en la présence de Dieu partout où nous sommes - non seulement dans le sanctuaire de la solitude, mais à la cuisine, à l'atelier, au bureau. Ainsi devenons-nous semblables à Frère Laurent qui " était plus uni à Dieu dans ses activités ordinaires que dans les exercices religieux ". " C'est une grande illusion, remarquait-il, d'imaginer que le temps de la prière devrait être différent de tout autre moment, car nous avons autant l'obligation d'être unis à Dieu par le travail au temps du travail que par la prière au temps de la prière.14 "

Cette " libre " récitation de la Prière de Jésus est complétée et renforcée par l'usage " formel ", quand nous concentrons toute notre attention à dire la Prière à l'exclusion de toute activité extérieure. Ici encore, il n'y a pas de règles rigides, mais variété et souplesse.

Aucune posture particulière n'est essentielle. Dans la pratique orthodoxe, la Prière est le plus couramment récitée assis, mais on peut aussi la dire debout ou à genoux - et même, dans des cas de faiblesse corporelle ou de fatigue physique - couché. Elle est normalement récitée dans l'obscurité complète ou avec les yeux fermés, et non avec les yeux ouverts devant une icône illuminée par des cierges ou une lampe votive. Le starets Silouane du Mont Athos (1866-1938), quand il disait la Prière, avait coutume d'enfermer son réveil dans une armoire de façon à ne pas entendre son tic-tac, puis il tirait sur ses yeux et ses oreilles son capuchon de moine, épais et laineux15.

L'obscurité, cependant, peut avoir un effet soporifique ! Si nous somnolons assis ou à genoux en récitant la Prière, alors nous devrions nous lever pour un moment, faire le signe de croix à la fin de chaque Prière, et nous incliner à partir de la taille en un profond salut, touchant le sol des doigts de la main droite. Nous pouvons même faire la prostration chaque fois en touchant le sol de notre front. Quand nous récitons la Prière assis, nous devrions nous assurer que la chaise n'est pas trop confortable ; de préférence, elle ne devrait avoir ni accoudoirs ni dossier. La Prière peut aussi être récitée debout les bras en croix.

Un chapelet ou rosaire (komvoschoinion, ou tchotki, normalement avec cent noeuds, est souvent employé en relation avec la Prière, non pas d'abord pour compter le nombre de fois où elle est répétée, mais plutôt pour aider à la concentration et à l'établissement d'un rythme régulier. La mesure quantitative, soit avec un chapelet ou d'autres manières, n'est pas encouragée. Il est vrai que, dans la première partie des Récits d'un pèlerin russe, un fort accent est mis par le starets sur le nombre précis de fois où quotidiennement il faut dire la Prière : trois mille fois, augmentant jusqu'à six mille et ensuite douze mille. Le pèlerin reçoit l'ordre d'en dire un nombre exact, ni plus ni moins. Une telle attention portée à la quantité est tout à fait inhabituelle. Il est possible qu'ici ce ne soit pas la simple quantité qui soit en question mais l'attitude intérieure du pèlerin : le starets souhaite mettre à l’épreuve son obéissance et son empressement à observer sans dévier la règle établie. Plus caractéristique est l'avis de l'évêque Théophane : " Ne t'inquiète pas du nombre de fois où tu dis la Prière. Que ton seul souci soit qu'elle jaillisse de ton coeur avec la force vivifiante d'une fontaine d'eau vive. Chasse entièrement de ton esprit toute pensée de quantité16. "

La Prière est quelquefois récitée en groupe, mais plus communément seul ; les mots peuvent être dits à haute voix ou silencieusement. Dans l'usage orthodoxe, quand on la dit à haute voix, elle est plutôt parlée que chantée. Il ne doit y avoir rien de forcé ni de recherché dans la récitation. Les mots ne doivent pas être formés avec un accent exagéré ou une violence interne, mais la Prière devrait établir elle-même son propre rythme et son accentuation, de telle sorte qu'elle en arrive à chanter en nous en vertu de la mélodie qui lui est intrinsèque. Le starets Parfenii de Kiev comparait le mouvement coulant de la Prière au doux murmure d'un ruisseau17.

Dans tout cela on peut voir que 1'Invocation du Nom est une prière pour tous les temps. Chacun peut l'utiliser, partout et toujours. Elle convient au débutant aussi bien qu'à celui qui a plus d'expérience ; on peut la dire en compagnie d'autres personnes ou seul ; elle est également appropriée au désert ou en ville, au milieu d'une tranquillité recueillie ou dans le tapage et l'agitation la plus grande. Elle n'est jamais déplacée.

IV - CARACTÈRE COMPLET

Théologiquement, comme le déclare avec raison le Pèlerin russe, la Prière de Jésus " renferme en elle-même toute la vérité de l'Évangile " ; c'est " un résumé des Evangiles "18. Dans une seule et courte formule, elle incorpore les deux principaux mystères de la foi chrétienne, 1'Incarnation et la Trinité. Elle parle, d'abord, des deux natures du Christ l'homme-Dieu (théanthropos) : de son humanité, car il est invoqué par son nom humain, " Jésus " que sa mère Marie lui a donné après sa naissance à Bethléem ; de son éternelle divinité, car il est aussi appelé " Seigneur " et " Fils de Dieu ". En second lieu, la Prière parle par implication, quoique non explicitement, des trois personnes de la Trinité. Tandis qu'elle s'adresse à la Seconde Personne Jésus, elle le fait aussi au Père, car Jésus est appelé " Fils de Dieu " ; et le Saint-Esprit est également présent dans la Prière, car personne ne peut dire : " Jésus est Seigneur, sinon dans 1'Esprit Saint " (1 Co 12,3). Ainsi, la Prière de Jésus est à la fois christocentrique et trinitaire.

Du point de vue de la dévotion, elle n'en est pas moins complète. Elle embrasse les deux principaux moments de la dévotion chrétienne : le " moment " de l'adoration, du regard vers la gloire de Dieu et la rencontre dans l'amour ; et le " moment " de la pénitence, le sens de l'indignité et du péché. Il y a un mouvement circulaire à l'intérieur de la Prière, une suite de montées et de descentes. Dans la première moitié de la Prière nous " jaillissons " vers Dieu : " Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu... " et dans la seconde moitié nous revenons à nous-mêmes dans la componction : " ...aie pitié de moi, pécheur. " " Ceux qui ont goûté au don de 1'Esprit, est-il établi dans les Homélies de Macaire, sont conscients de deux choses en même temps : d'une part, de joie et de consolation ; d'autre part, de tremblement, de crainte et de tristesse19. " Telle est la dialectique interne de la Prière de Jésus.

Ces deux moments - la vision de la gloire divine et la conscience du péché de l'homme - sont unis et réconciliés dans le troisième moment, quand nous prononçons le mot " pitié ". La " pitié " indique que l'abîme entre la " justice " de Dieu et la création tombée est comblé. Celui qui dit à Dieu : " aie pitié ", se plaint de sa propre impuissance, mais lance en même temps un cri d'espérance. Il ne parle pas seulement de péché mais de son dépassement. Il affirme que Dieu dans sa gloire nous accepte, bien·que nous soyons pécheurs, nous demandant en retour d'accepter le fait que nous sommes acceptés. Ainsi, la Prière de Jésus contient non seulement un appel au repentir mais une certitude de pardon et de salut. Le coeur de la Prière - le Nom même de Jésus - signifie précisément le salut : " Vous l'appellerez du Nom de Jésus, car il sauvera son peuple du péché. " (Mt 1,21). Alors qu'il y a tristesse pour le péché dans la Prière de Jésus, ce n'est pas une tristesse sans espoir mais une tristesse " créateur de joie ", selon l'expression de saint Jean Climaque († c. 649).

Telles sont quelques-unes des richesses, à la fois théologiques et dévotionnelles, présentes dans la Prière de Jésus ; présentes, en outre, non simplement sous une forme abstraite, mais vivifiante et dynamique. La valeur particulière de la Prière de Jésus repose dans le fait qu'elle rend ces vérités vivantes, de telle sorte qu'elles sont saisies non pas seulement extérieurement et théoriquement, mais avec toute la plénitude de notre être. Pour comprendre pourquoi la Prière de Jésus possède une telle efficacité, nous devons nous tourner vers deux aspects plus profonds : la puissance du Nom et la discipline de répétition.

V - LA PUISSANCE DU NOM

" Le Nom du Fils de Dieu est grand et sans limites et soutient l'univers entier. " Ainsi est-il affirmé dans le Pasteur de Hermas20, et nous n'apprécierons pas le rôle de la Prière de Jésus dans la spiritualité orthodoxe à moins que nous n'ayons quelque intuition de la puissance intrinsèque et de la force du Nom divin. Si la Prière de Jésus est plus efficace que d'autres invocations, c'est parce qu'elle contient le Nom de Dieu.

Dans l'Ancien Testament21, comme dans d'autres cultures anciennes, il y a une identité effective entre l'âme de l'homme et son nom. Toute sa personnalité, avec toutes ses particularités et toute son énergie, est présente dans son nom. Connaître le nom d'une personne c'est avoir une intuition précise de sa nature, et, par là, se faire une relation solide avec elle - avoir même, peut-être, un certain contrôle sur elle. C'est pourquoi le mystérieux messager qui combat avec Jacob au gué de Jacob refuse de révéler son nom (Gn 32,29). La même attitude se reflète dans la réponse de l'ange à Manoah : " Pourquoi me demandes tu mon nom, sachant qu'il est secret ? " (Jg 13,18). Un changement de nom indique un changement décisif dans la vie d'un homme, comme lorsque Abram devient Abraham (Gn 17,5), ou que Jacob devient Israël (Gn 32,28). De la même manière, Saul après sa conversion devient Paul (Ac 13,9) ; et un moine à sa profession reçoit un nom nouveau, habituellement non choisi par lui, pour indiquer le renouveau radical où il est engagé.

Dans la tradition hébraïque, faire quelque chose au nom d’un autre, ou invoquer son nom et s'en recommander, sont des actes d'une puissance et d'un poids extrêmes. Invoquer le nom d'une personne, c'est la rendre effectivement présente. " On rend vivant un nom en le mentionnant. Le nom immédiatement appelle l’âme qu'il désigne ; c'est pourquoi il y a une signification si profonde dans la mention même du nom22. "

Tout ce qui est vrai des noms humains est vrai a un degré incomparablement plus élevé du Nom divin. La puissance et la gloire de Dieu sont présentes et actives dans son Nom. Le Nom de Dieu est numen praesens, Dieu avec nous, Emmanuel. Invoquer le Nom de Dieu avec attention et délibérément, c'est se mettre en sa présence, s'ouvrir à son énergie, s'offrir comme un instrument et un sacrifice vivant entre ses mains. Si ardent était le sens de la majesté du Nom de Dieu dans le judaïsme tardif, que le " tétragrammaton " n'était pas prononcé tout haut au service de la synagogue : le Nom du Très-Haut était considéré comme trop redoutable pour être prononcé23.

Cette compréhension hébraïque du Nom passe de 1'Ancien Testament au Nouveau. Les démons sont chassés et les hommes guéris par le Nom de Jésus, car le Nom est puissance. Une fois que cette puissance du Nom est exactement appréciée, beaucoup de textes familiers acquièrent une plus complète et plus forte signification : telle la demande dans la Prière du Seigneur, " Que ton Nom soit sanctifié " ; la promesse du Christ au dernier repas, " Tout ce que vous demanderez au Père en mon Nom, il vous le donnera " (Jn 16,23) ; son commandement final aux apôtres, " Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au Nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit " (Mt 28,19) ; la proclamation de saint Pierre disant qu'il n'y a de salut que dans " le Nom de Jésus Christ de Nazareth " (Ac 4,10-12) ; les mots de saint Paul : " Au Nom de Jésus que tout genou fléchisse " (Ph 2,10) ; le nom nouveau et secret écrit sur la pierre blanche qui nous est donné pour les temps à venir (Ap 2,17).

C'est cette révérence biblique pour le Nom qui forme la base et le fondement de la Prière de Jésus. Le Nom de Dieu est essentiellement lié à sa personne et ainsi l’invocation du Nom divin possède un authentique caractère sacramentel, servant en tant que signe effectif de sa présence et de son action invisible. Pour le croyant chrétien aujourd'hui, comme aux temps apostoliques, le Nom de Jésus est puissance. Selon les expressions des deux Anciens de Gaza, saint Barsanuphe et saint Jean (VIe siècle), " le souvenir du Nom de Dieu détruit entièrement ce qui est mal24. " " Fustige tes ennemis avec le Nom de Jésus, nous presse saint Jean Climaque, car il n'y a pas d'armes plus puissantes au ciel et sur la terre... Que le souvenir de Jésus soit associé à chaque respiration et ainsi vous saurez la valeur de la tranquillité25. "

Le Nom est puissance, mais une répétition purement mécanique ne sera d'aucun effet par elle-même. La Prière de Jésus n'est pas un talisman magique. Comme dans toutes les opérations sacramentelles, la coopération de l'homme avec Dieu est requise à travers sa foi active et son effort d'ascèse. Nous sommes appelés à invoquer le Nom avec recueillement et vigilance intérieure, en enfermant la pensée dans les paroles de la Prière, sachant qui est celui à qui nous nous adressons et qui nous répond dans notre coeur. Une prière aussi ardue n'est jamais facile au stade initial, et elle est décrite à juste titre par les Pères comme un martyre caché. Saint Grégoire le Sinaïte parle souvent " de la contrainte et du labeur " entrepris par ceux qui suivent la voie du Nom ; " un effort continuel " est requis ; ils seront tentés de renoncer " à cause de la souffrance persistante qui vient de l’invocation intérieure de l'esprit ". " Vos épaules vous feront mal, et vous aurez souvent la tête douloureuse, avertit-il, mais persévérez avec constance et avec un ardent désir, cherchant le Seigneur dans votre coeur26. " C'est seulement à travers cette patiente fidélité que nous découvrirons la vraie puissance du Nom.

Cette persévérante fidélité prend la forme, avant tout, d'une attentive et fréquente répétition. Christ dit a ses disciples de ne pas utiliser les " vaines répétitions " (Mt 6,7), mais la répétition de la Prière de Jésus, quand elle est faite avec sincérité et concentration intérieures, n'est absolument pas " vaine ". L'acte de la répétition incessante du Nom a un double effet : il unifie davantage notre prière et en même temps la rend plus intérieure.

VI - UNIFICATION

Aussitôt que nous essayons sérieusement de prier en esprit et en vérité, tout d'un coup nous devenons conscients d'une manière aiguë de notre désagrégation intérieure, de notre manque d'unité et d’intégrité. En dépit de tous nos efforts pour nous tenir devant Dieu, des pensées continuent à remuer sans arrêt et sans but dans notre tête, comme le bourdonnement des mouches (évêque Théophane) ou les bonds capricieux des singes de branche en branche (Ramakrishna). Contempler signifie tout d'abord être présent où on est - être ici et maintenant. Mais habituellement nous nous trouvons nous-mêmes incapables d'empêcher notre esprit de vagabonder sans but dans le temps et dans l'espace. Nous rappelons le passé, nous anticipons l'avenir, nous tirons des plans pour ce qui est à faire après ; les gens et les lieux se présentent à nous dans une succession sans fin. Nous manquons de la puissance de nous recueillir en nous-mêmes dans le seul endroit où nous devrions être - ici, en présence de Dieu ; nous sommes incapables de vivre pleinement dans le seul moment du temps qui existe vraiment - maintenant, le présent immédiat. Cette désagrégation intérieure est l'une des plus tragiques conséquences de la Chute. Les gens qui achèvent quelque chose, a-t-il été observé avec justesse, sont ceux qui font une chose à la fois. Mais faire une chose à la fois n'est pas un mince accomplissement. Assez difficile dans le travail extérieur, c'est encore plus dur dans le travail de la prière intérieure.

Que devons-nous faire ? Comment devons-nous apprendre a vivre dans le présent ? Comment pouvons-nous saisir le kairos, le moment décisif, le moment opportun ? C'est précisément sur ce point que la Prière de Jésus peut aider. L’invocation répétée du Nom peut nous amener, avec la grâce de Dieu, de la division à l'unité, de la dispersion et de la multiplicité à l'un. Pour arrêter le continuel vagabondage de vos pensées, dit l'évêque Théophane, " vous devez lier votre intellect à une pensée unique, ou à la seule pensée de 1'Unique27. "

Les Pères ascétiques, en particulier Barsanuphe et Jean, distinguent deux manières de lutter contre les pensées. La première méthode est pour les " forts " ou pour les " parfaits ". Ceux-ci peuvent " contredire " leurs pensées, c'est-à-dire les affronter face à face et les repousser dans une bataille directe. Mais pour la plupart d'entre nous une telle méthode est trop difficile et peut, assurément, conduire à un mal réel. La confrontation directe, la tentative d'extirper et d'expulser par un effort de volonté des pensées, ne sert souvent qu'à donner plus de force à notre imagination. Violemment réprimées, nos divagations ont tendance à revenir avec une force accrue. Au lieu de lutter contre nos pensées directement et d'essayer de les éliminer par un effort de volonté, il est plus avisé de nous en détourner et de fixer notre attention sur autre chose. Plutôt que de fixer à l’intérieur notre regard sur une imagination turbulente et de nous concentrer pour nous opposer à nos pensées, nous devrions regarder en haut vers le Seigneur Jésus et nous remettre entre ses mains en invoquant son Nom ; et la grâce qui agit par son Nom triomphera de ces pensées que nous ne pouvons pas supprimer par nos propres forces. Notre stratégie spirituelle devrait être positive et non négative : au lieu d'essayer de nous vider l'esprit de ce qui est mauvais, nous devrions le remplir de la pensée de ce qui est bon. " Ne contredis pas les pensées suggérées par tes ennemis, conseillent Barsanuphe et Jean, car c’est exactement ce qu’ils veulent et ils n'arrêteront pas de te troubler. Mais tourne-toi vers le Seigneur pour qu'il t'aide contre eux, plaçant devant lui ta propre impuissance ; car il est capable de les chasser et de les réduire à rien28. "

La Prière de Jésus est donc une manière de se détourner et de regarder ailleurs. Pensées et images se présentent inévitablement à nous durant la Prière. Nous ne pouvons en arrêter le courant par une simple injonction de la volonté. Il est peu ou pas du tout valable de nous dire à nous-mêmes : " arrête de penser " ; nous pourrions aussi bien dire : " arrête de respirer ". " L'intellect rationnel ne peut rester inactif ", dit saint Marc le Moine29 ; des pensées ne cessent de le remplir de leur incessant bavardage, comme le chant des oiseaux à l'aube. Mais tandis que nous ne pouvons faire disparaître brusquement ce bavardage, nous pouvons au contraire nous en détacher, en " attachant " notre esprit toujours actif " à une seule pensée, ou la pensée de 1'Un uniquement ", - le Nom de Jésus. C'est ce que dit saint Diadoque (Ve siècle) : " Quand nous avons obstrué toutes les issues de notre esprit par le souvenir de Dieu, alors notre esprit demande a tout prix quelque tâche qui satisfera son besoin d'activité. Donnons-lui alors, comme sa seule activité, l'invocation "Seigneur Jésus..."30. " Par le souvenir de Jésus-Christ, affirme Philothéos le Sinaïte (IX-X siècles ?) rassemble ton esprit désagrégé qui est éparpillé au dehors 31. " Donc au lieu d'essayer d'arrêter la suite des pensées par notre puissance, nous comptons sur la puissance qui agit par le Nom.

Selon Évagre le Pontique († 399), " la prière consiste à mettre de côté ses pensées32. " Une mise à l'écart : non un conflit sauvage, une furieuse répression, mais un acte de détachement doux et persévérant. Par la répétition du Nom, nous sommes aidés à mettre à l'écart, à laisser passer nos imaginations sans consistance ou pernicieuses et à les remplacer par la pensée de Jésus. Mais bien que l'imagination et la raison discursive ne doivent pas être violemment réprimées en disant la Prière de Jésus, il ne faut certainement pas les encourager activement. La Prière de Jésus n'est pas une méditation d'événements spécifiques de la vie du Christ, ou de quelque parole ou parabole évangéliques ; encore moins est-ce une manière de raisonner et de discuter intérieurement de quelque vérité théologique telle que la signification du homoousios ou le dogme de Calcédoine. À ce point de vue, la Prière de Jésus doit être distinguée rigoureusement des méthodes de méditation discursive, populaires en Occident depuis la Contre-réforme (Ignace de Loyola, François de Sales, Alphonse de Ligori, etc.).

En invoquant le Nom, nous ne devrions former délibérément dans notre esprit aucune image visuelle du Sauveur. C'est une des raisons pour lesquelles nous disons la Prière dans l'obscurité, plutôt qu'avec les yeux ouverts devant une icône. " Garde ton esprit libre de toutes couleurs, images et formes, nous presse saint Grégoire le Sinaïte, garde-toi de l'imagination (phantasia) dans la prière - autrement tu pourrais trouver que tu es devenu un phantastes au lieu d'un hesychastes33. " " Pour ne pas tomber dans l'illusion (prelest) en pratiquant la prière intérieure, déclare saint Nil Sorski († 1508), ne te permets aucun concept, aucune image, aucune vision34. " Ne place aucune image intermédiaire entre l'esprit et le Seigneur quand tu pratiques la Prière de Jésus, écrit l'évêque Théophane, ...le point essentiel est de demeurer en Dieu, et cette manière de cheminer devant Dieu signifie que tu vis avec la conviction toujours présente à la conscience que Dieu est en toi, comme il est en toute chose : tu vis dans la ferme assurance qu'il voit tout ce qui est en toi, te connaissant mieux que tu ne te connais toi-même. Cette conscience de l'oeil de Dieu regardant ton être intérieur ne doit s'accompagner d'aucune image. Il faut s'en tenir à une simple conviction ou un sentiment35. " C’est seulement en invoquant le Nom de cette manière - non en formant des images du Sauveur, mais simplement en " sentant " sa présence - que nous ferons l'expérience de la pleine puissance de la Prière de Jésus pour nous constituer comme un tout et nous unifier.

VII - INTÉRIORITÉ

L’invocation du Nom répétée, en unifiant davantage notre prière, la rend en même temps plus intérieure, plus une part de nous-mêmes - non pas quelque chose que nous faisons à des moments particuliers, mais quelque chose que nous sommes tout le temps ; pas un acte occasionnel mais un état continu. Une telle manière de prier devient vraiment la prière de l'homme tout entier prière dans laquelle les mots et la signification de la Prière sont pleinement identifiés avec celui qui prie. Tout ceci est bien exprimé par Paul Evdokimov (1901-1970) : " Dans les catacombes, l'image qui revient le plus souvent est la silhouette d'une femme en prière, l'Orante. Elle représente la seule vraie attitude de l'âme humaine. Ce n’est pas assez de posséder la prière : nous devons devenir prière incarnée. Ce n'est pas assez d'avoir des temps de prières : chaque acte, chaque geste, même un sourire, doit devenir une hymne d'adoration, une offrande, une prière. Nous devons offrir non ce que nous avons, mais ce que nous sommes36. C’est ce dont le monde a besoin pardessus toute autre chose : non de gens qui disent des prières avec plus ou moins de régularité, mais des gens qui sont " prière ".

Le genre de prière que Paul Evdokimov décrit ici peut être défini plus exactement comme " la prière du coeur ". Dans l'Orthodoxie, comme dans beaucoup d'autres traditions, la prière est généralement distinguée en trois catégories qu'il faut considérer comme des niveaux se mêlant les uns aux autres plutôt que comme des étapes successives : la prière des lèvres (prière vocale), la prière de l'intellect (prière mentale), la prière du coeur (ou de l'intellect dans le coeur). L’invocation du Nom commence, comme toute autre prière, comme une prière vocale, dont les mots sont prononcés avec la langue par un effort délibéré de la volonté. En même temps, encore une fois par un effort délibéré, nous concentrons notre intellect sur le sens de ce que dit notre langue.

Avec le temps et le secours de Dieu, notre prière devient plus intérieure. La participation de l'intellect devient plus intense et plus spontanée, tandis que les sons énoncés par la langue deviennent moins importants ; pour un moment, peut-être, ils cessent complètement et le Nom est invoqué en silence, sans aucun mouvement des lèvres, par l'intellect seul. Quand ceci se produit, c'est que nous sommes passés, par la grâce de Dieu, du premier niveau au second. Non que l'invocation orale cesse complètement, car il y aura des moments où, même les plus avancés dans la prière intérieure souhaiteront appeler le Seigneur Jésus à haute voix. (Et qui vraiment peut prétendre être avancé en prière intérieure ? Nous sommes tous des débutants dans les choses de 1'Esprit.)

Mais le voyage intérieur n'est pas encore achevé. Un homme est beaucoup plus que son esprit conscient ; outre son cerveau et ses capacités de raisonnement, il y a ses émotions et ses affections, sa sensibilité esthétique, en même temps que les couches instinctives de sa personnalité. Tout ceci a un rôle à jouer dans la prière, car l'homme en entier est appelé à prendre part à l'acte total de l'adoration. Comme une goutte d'encre qui tombe sur un buvard, l'acte de la prière devrait s'étendre régulièrement vers l’extérieur à partir du centre cérébral de la conscience et du raisonnement jusqu'à ce qu'il imprègne chaque partie de notre être.

En termes plus techniques, ceci signifie que nous sommes appelés à avancer du second niveau au troisième : de la prière de l'intellect à la prière de l'intellect dans le coeur. Le " coeur " dans ce contexte doit être compris au sens sémitique et biblique plutôt qu'au sens moderne, comme désignant non pas seulement les émotions et les affections, mais la totalité de la personne humaine. Le coeur est l'organe premier de l'être de l'homme, " le moi le plus profond et le plus vrai, qu'on n'atteint qu'a travers le sacrifice, à travers la mort37." Selon B. Vycheslavtsev, il est " le centre non seulement de la conscience mais de l'inconscient, non seulement de l'âme mais de l'esprit, non seulement de l'esprit mais du corps, non seulement de l'intelligible mais de l'incompréhensible ; en un mot, c’est le centre absolu38." Interprété de cette façon, le coeur est beaucoup plus qu'un organe matériel dans le corps : le coeur physique est un symbole extérieur des possibilités spirituelles sans limites de la créature humaine, faite à l'image et à la ressemblance de Dieu.

Pour accomplir le voyage intérieur et atteindre à la vraie prière, il est nécessaire d'entrer dans ce centre absolu, c'est-à-dire de descendre de l'intellect dans le coeur. Plus exactement, nous sommes appelés à descendre non de mais avec l'intellect. Le but n'est pas seulement " la prière du coeur " mais " la prière de l'intellect dans le coeur ", car les formes conscientes de l'entendement, y compris la raison, sont un don de Dieu et doivent être utilisées à son service, non rejetées. Cette " union de l'intellect avec le coeur " signifie la restauration de la nature déchue et fragmentée de l'homme, sa restitution dans son unité originelle. La prière du coeur est un retour au Paradis, un mouvement inverse de la Chute, le recouvrement du status ante peccatum. Ceci signifie que c'est une réalité eschatologique, un gage et une anticipation de l'âge à venir - quelque chose qui, dans l'âge présent, n’est jamais pleinement ni entièrement réalisé.

Ceux qui, bien qu'imparfaitement, ont réalisé dans une certaine mesure " la prière du coeur ", ont commencé à faire la transition dont nous avons parlé plus haut - la transition de la prière " d'effort " à la prière " qui agit d'elle-même ", de la prière que je dis à la prière qui " se dit elle-même " ou, plutôt, que Christ dit en moi. Car le coeur a une double signification dans la vie spirituelle : c'est à la fois le centre de l’être de l'homme et le point de rencontre entre l'homme et Dieu. C'est à la fois le lieu de la connaissance de soi où l'homme se voit lui-même comme il est vraiment, et le lieu de la transcendance du moi où l'homme comprend sa nature comme un temple de la Sainte Trinité, où l'image se confronte avec 1'Architype. Dans " la chambre intérieure " de son propre coeur il trouve le fondement de son être et ainsi passe la frontière mystérieuse entre le Créé et 1'Incréé. " Il y a des profondeurs incommensurables dans le coeur, affirment les Homélies de Macaire... Dieu est là avec les anges, lumière et vie sont là, le royaume et les apôtres, les cités célestes et les trésors de grâce : tout est là39. " La prière du coeur, donc, désigne le point où " mon " action, " ma " prière, s'identifie explicitement avec l'action continuelle d'un Autre en moi. Ce n'est plus la Prière à Jésus, mais la Prière de Jésus lui-même. Ce passage de la prière " d'effort " à la prière " qui agit d'elle-même " est décrit d'une manière frappante dans les Récits d'un pèlerin russe : " Un matin de bonne heure, je fus comme réveillé par la Prière40. " Jusque-là le pèlerin " disait la Prière " ; maintenant il découvre que la Prière " se dit d'elle-même ", même quand il est endormi, car elle est unie à la prière de Dieu en lui.

Les lecteurs des Récits d'un pèlerin russe peuvent avoir l'impression que ce passage de la prière vocale à la prière du coeur se fait aisément, presque d'une manière mécanique et automatique. Le pèlerin, semble-t-il, parvient à la prière " qui agit d'elle-même " en quelques semaines. Il faut faire remarquer que son expérience, bien qu'elle ne soit pas unique41, est tout de même exceptionnelle. Plus généralement, la prière du coeur n’apparaît, si elle le fait, qu'après une vie entière d'effort ascétique. C'est le libre don de Dieu, accordé quand et comme il le veut, et non le résultat inévitable de quelque technique. Saint Isaac le Syrien (VIIe siècle) souligne l'extrême rareté du don quand il dit : " à peine un sur dix mille est mis au nombre de ceux qui sont dignes du don de la prière pure ", et il ajoute : " Quant au mystère qui se trouve au-delà de la prière pure, c'est à peine si l'on peut trouver un seul homme par génération qui ait approché de cette connaissance de la grâce de Dieu42. "

Un sur dix mille, un par génération : quoique dégrisés par cet avertissement, nous ne devrions pas indûment nous décourager. Le chemin vers le royaume intérieur s’ouvre devant tous et tous également y voyagent quelque peu. Dans l'âge présent, peu de gens expérimentent avec quelque plénitude les mystères les plus profonds du coeur, mais beaucoup reçoivent d'une manière plus humble et plus intermittente de vraies intuitions de ce que signifie la prière spirituelle.

VIII - LES EXERCICES RESPIRATOIRES

Il est temps d'examiner un sujet controversé où l’enseignement des hésychastes byzantins est souvent mal interprété : le rôle du corps dans la prière.

Le coeur, a-t-on dit, est le premier organe de l'être de l'homme, le point de convergence de l'esprit et de la matière, le centre à la fois de la constitution physique de l'homme et de sa structure psychique et spirituelle. Puisque le coeur a ce double aspect, à la fois visible et invisible, la prière du coeur est la prière du corps aussi bien que celle de l'âme : c'est seulement si elle inclut le corps qu'elle peut être vraiment la prière de tout l’homme. Un être humain, dans la perspective biblique, est une totalité psychosomatique, non une âme emprisonnée dans un corps et cherchant à s'en échapper, mais l'unité intégrale des deux. Le corps n'est pas qu'un obstacle a dépasser, un peu de matière à ignorer, mais il a un rôle positif à jouer dans la vie spirituelle et il est doué d'énergies qui peuvent être " mobilisées " pour le travail de la prière.

Si ceci est vrai de la prière en général, c'est vrai, d'une manière encore plus spécifique, de la Prière de Jésus, puisqu'elle est précisément une invocation adressée au Dieu incarné, au Verbe fait chair. Dans son incarnation, le Christ a pris non seulement un intellect humain et une volonté humaine mais un corps humain, et ainsi il a fait de la chair une source inépuisable de sanctification. Comment cette chair que 1'Homme-Dieu a faite porteuse d'esprit peut-elle participer à 1'lnvocation du Nom dans la prière de l'intellect dans le coeur ?

Pour favoriser une telle participation et aider à la concentration, les hésychastes développèrent une " technique corporelle ". Chaque activité psychique, comprirent-ils, a des répercussions au niveau physique et corporel ; selon notre état interne, nous nous refroidissons ou nous échauffons, nous respirons plus vite ou plus lentement, le rythme des battements de notre coeur s'accélère ou se ralentit etc. Inversement, chaque changement dans notre état physique réagit négativement ou favorablement sur notre activité psychologique. Si donc nous pouvons apprendre à contrôler et à régler certains des processus physiques qui se passent en nous, cette possibilité peut être utilisée pour renforcer notre concentration intérieure dans la prière. Tel est le principe de base de la " méthode " hésychaste. Pour en venir au détail, leur technique présente trois aspects principaux :

1. Posture extérieure : Saint Grégoire le Sinaïte conseille de s'asseoir sur un tabouret bas, d'environ vingt centimètres de hauteur ; la tête et les épaules devraient être inclinées et les yeux fixés à l'emplacement du coeur. Il admet que cette position se montrera extrêmement inconfortable après un moment. Des écrivains recommandent une posture encore plus pénible, avec la tête entre les genoux, suivant l'exemple d'Élie sur le mont Carme143.

2. Contrôle de la respiration : La respiration doit être plus lente et en même temps être coordonnée avec le rythme de la Prière. Souvent, la première partie " Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu " est dite en inspirant, et la deuxième partie " aie pitié de moi, pécheur " en expirant. D'autres méthodes sont possibles. La récitation de la Prière peut aussi être synchronisée avec le battement de coeur.

3. Exploration intérieure : Exactement comme on enseigne à l'aspirant yogi à concentrer sa pensée sur des parties spécifiques de son corps, ainsi l'hésychaste concentre sa pensée sur le centre cardiaque. Tandis qu'il inspire par le nez et propulse son souffle dans les poumons, il fait descendre son intellect avec son souffle et il cherche intérieurement la place du coeur. Les instructions exactes concernant cet exercice ne sont pas consignées par écrit de peur qu'elles ne soient mal comprises : les détails du processus sont si délicats que l'accompagnement personnel d'un maître expérimenté est indispensable. Le débutant qui, en l'absence d'un tel accompagnement, essaie de chercher le centre cardiaque court le risque de diriger sa pensée sans le savoir vers la région immédiatement au-dessous du coeur, c'est-à-dire l'abdomen et les entrailles. L'effet sur sa prière est désastreux, car cette région inférieure est la source des pensées charnelles et des sensations qui salissent l'intellect et le coeur44.

Pour des raisons évidentes, le discernement le plus grand est nécessaire quand on intervient dans les activités instinctives du corps, telles que la respiration ou le battement du coeur. Un usage erroné de la technique corporelle peut endommager la santé d'un homme et troubler son équilibre mental ; d'où l'importance d'un maître digne de confiance. Si un tel starets n'est pas disponible, il est préférable pour le débutant de s'en tenir simplement à la récitation effective de la Prière de Jésus sans déranger du tout le rythme de sa respiration ou des battements de son coeur. Fréquemment il découvrira que sans aucun effort conscient de sa part, les mots de 1'Invocation s'adaptent d'eux-mêmes spontanément au mouvement de sa respiration et de son coeur. Si en fait ceci ne se produit pas, il n'y a pas lieu de s'en inquiéter ; qu'il continue tranquillement le travail de 1'Invocation mentale.

Les techniques corporelles ne sont de toute façon qu'accessoires, des aides qui se sont révélées secourables pour quelques-uns, mais qui ne sont d'aucune façon obligatoires à tout prix. La Prière de Jésus peut être pratiquée dans sa plénitude sans aucune méthode corporelle. Saint Grégoire Palamas (1296-1359), tout en regardant l'usage des techniques corporelles comme théologiquement défendables, traitait de telles méthodes comme quelque chose de secondaire et convenant principalement à des débutants45. Pour lui, comme pour tous les maîtres hésychastes, l'essentiel n'est pas le contrôle extérieur du souffle mais 1'Invocation intérieure et secrète du Seigneur Jésus.

Les écrivains orthodoxes dans les cent cinquante dernières années ont en général peu mis l'accent sur les techniques corporelles. Le conseil donné par l'évêque Ignace Briantchaninov (1807-1867) est caractéristique :

Nous conseillons à nos frères bien-aimés de ne pas essayer d'établir cette technique en eux, si elle ne se révèle pas elle-même de son propre fait. Beaucoup, désirant l'apprendre par l'expérience, ont abîmé leurs poumons et n'y ont rien gagné. L'essence de la question consiste en l'union de l'intellect avec le coeur durant la Prière et ceci se réalise par la grâce de Dieu en son temps, déterminé par Dieu. La technique respiratoire est complètement remplacée par l'énoncé sans empressement de la Prière, par un court repos ou pause à la fin, chaque fois qu'on la dit, par une respiration douce et calme, " en concentrant la pensée sur les paroles de la prière ". A l'aide de ces moyens, nous pouvons aisément arriver à un certain degré d'attention46.

En ce qui concerne la rapidité de la récitation, l'évêque Ignace suggère :

Pour dire la Prière de Jésus cent fois attentivement et sans précipitation, il faut environ une demi-heure ; mais quelques ascètes demandent même plus de temps. Ne dis pas la Prière avec précipitation, l'une immédiatement après l'autre. Fais une courte pause après chaque Prière et ainsi aide l'intellect à se concentrer. Dire la Prière sans pause distrait l'intellect. Respire avec soin, doucement et lentement47.

Les débutants dans l'usage de la Prière préféreront probablement une allure un peu plus rapide que celle qui est proposée ici - peut-être vingt minutes pour cent Prières.

De frappantes similitudes existent entre les techniques corporelles recommandées par les hésychastes byzantins et celles qu'emploient le yoga hindou et le soufisme48. Jusqu’à quel point les ressemblances sont-elles le résultat d'une pure coïncidence, d'un développement indépendant, quoique analogue, en deux traditions séparées ? S'il y a une relation directe entre hésychasme et soufisme - et quelques-uns des parallèles sont si proches qu'une simple coïncidence semble exclue - quelle est la partie qui a emprunté à l'autre ? Il y a ici un champ de recherche fascinant, bien que l'évidence soit peut-être trop fragmentaire pour autoriser quelque conclusion définitive. Un point, cependant, ne devrait pas être oublié. Outre les ressemblances, il y aussi les différences. Tous les tableaux ont un cadre et tous les encadrements ont certains traits en commun ; cependant, les tableaux dans les cadres peuvent être entièrement différents. Ce qui compte, c'est le tableau, non le cadre. Dans le cas de la Prière de Jésus les techniques corporelles sont en quelque sorte le cadre. Le " cadre " de la Prière de Jésus ressemble certainement à différents " cadres " non chrétiens, mais ceci ne devrait pas nous rendre insensibles au caractère unique du tableau à l'intérieur, au caractère chrétien bien distinct de la Prière. Le point essentiel dans la Prière de Jésus n'est pas l'acte de la répétition en lui-même, ni la manière de nous asseoir et de respirer, mais à qui nous nous adressons, et dans cette circonstance les mots sont adressés sans ambiguïté au Sauveur incarné, Jésus-Christ, fils de Dieu et Fils de Marie.

L'existence d'une technique corporelle en relation avec la Prière de Jésus ne devrait pas nous aveugler en ce qui concerne le vrai caractère de la Prière. La Prière de Jésus ne se réduit pas à une technique destinée à nous aider à nous concentrer ou à nous détendre. Ce n'est pas simplement un échantillon de " yoga chrétien ", une sorte de " méditation transcendantale ", ou un " mantra chrétien ", même si certains ont essayé de l'interpréter dans ce sens. C'est une invocation adressée à une autre personne : au Dieu fait homme, Jésus-Christ, notre Sauveur et Rédempteur en personne. La Prière de Jésus donc est beaucoup plus qu'une méthode ou une technique isolée. Elle existe dans un certain contexte et si elle est séparée de ce contexte, elle perd sa signification propre.

Le contexte de la Prière de Jésus est avant tout un contexte de foi. L'Invocation du Nom présuppose que celui qui dit la Prière croit en Jésus-Christ comme Fils de Dieu et Sauveur. Sous-jacente à la répétition d'une formule verbale, il doit exister une foi vivante dans le Seigneur Jésus - en qui il est et en ce qu’il a fait pour moi personnellement. Peut-être que la foi, en beaucoup d'entre nous, est très incertaine et vacillante ; peut-être coexiste-t-elle avec le doute ; peut-être nous trouvons-nous souvent contraints de crier de compagnie avec le père de l'enfant lunatique : " Seigneur, je crois ; viens en aide à mon peu de foi ! " (Mc 9,24). Mais au moins devrait-il y avoir quelque désir de croire ; au moins devrait-il y avoir, au milieu de toutes les incertitudes, une étincelle d'amour pour ce Jésus que nous connaissons jusqu'à présent si imparfaitement.

Deuxièmement, le contexte de la Prière de Jésus est un contexte de communauté. Nous n'invoquons pas le Nom comme des individus séparés, nous fiant seulement à nos propres ressources intérieures, mais comme des membres de la communauté ecclésiale. Des écrivains comme saint Barsanuphe, saint Grégoire le Sinaïte et l'évêque Théophane considéraient comme allant de soi que ceux à qui ils recommandaient la Prière de Jésus, étaient des membres baptisés de 1'Église, participant régulièrement à la vie sacramentelle de l’Église par la confession et la sainte communion. Pas un seul instant, ils n'ont envisagé 1'Invocation du Nom comme un substitut des sacrements, mais ils présumaient que quiconque la disait était un membre pratiquant et participant à la communion de 1'Église.

Cependant aujourd'hui, dans cette période présente de curiosité insatiable et de désagrégation ecclésiastique, il y en a beaucoup en fait qui usent de la Prière de Jésus sans être des membres pratiquants d'aucune Église, peut-être sans avoir une foi claire dans le Seigneur Jésus ou dans autre chose. Avons-nous à les condamner ? Avons-nous à les empêcher de l'utiliser ? Sûrement pas, aussi longtemps qu'ils cherchent sincèrement la Fontaine de vie. Jésus ne condamne personne, les hypocrites exceptés. Mais en toute humilité et dans la conscience aiguë de notre propre manque de foi, nous sommes tenus de considérer la situation de telles personnes comme une anomalie et de les en avertir.

IX - LA FIN DU VOYAGE

Le but de la Prière de Jésus, comme de toute prière chrétienne, est que notre prière s'identifie de plus en plus à la prière offerte en nous, par Jésus le Grand Prêtre, que notre vie devienne une avec sa vie, et notre souffle s'unisse au Souffle Divin qui soutient l'univers. L'objectif final peut être valablement décrit par l'expression patristique de théosis, " déification " ou " divinisation ". Comme le dit l’archiprêtre Serge Boulgakov : " Le Nom de Jésus présent dans le coeur humain lui confère le pouvoir de déification49. " " Le Logos devint homme, dit saint Athanase, pour que nous puissions devenir Dieu50. " Celui qui est Dieu par nature prit notre humanité pour que nous, hommes, nous puissions avoir part par grâce à sa divinité, devenant " participants de la nature divine " (2 P 1,4). La Prière de Jésus, adressée au Logos incarné, est un moyen de réaliser en nous le mystère de la théosis, par lequel l'homme parvient à la vraie ressemblance avec Dieu.

La Prière de Jésus, en nous unissant au Christ, nous aide à prendre part à l'inhabitation réciproque, ou périchorésis, des Trois Personnes de la Sainte Trinité. Plus la Prière devient une part de nous-mêmes, plus nous entrons dans le mouvement d'amour qui passe constamment entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. De cet amour, saint Isaac le Syrien écrit :

L'amour est le royaume dont Notre Seigneur a parlé symboliquement quand il promit à ses disciples qu'ils mangeraient dans son royaume : " Vous mangerez et boirez à la table de mon royaume. " Que mangeraient-ils, sinon l'amour ?... Quand nous avons atteint l'amour, nous avons atteint Dieu et notre route est finie : nous sommes parvenus à l'île qui se trouve au-delà du monde, où est le Père avec le Fils et le Saint-Esprit : à qui soient la gloire et la puissance51.

Dans la tradition hésychaste, le mystère de la théosis a le plus souvent pris la forme extérieure d'une vision de lumière. Cette lumière que les saints perçoivent dans la prière n'est ni la lumière symbolique de l'intellect, ni une lumière des sens, corporelle et créée. Ce n'est rien moins que la lumière divine et incréée de la Divinité qui rayonna du Christ lors de sa Transfiguration sur le mont Thabor et qui illuminera le monde entier à sa seconde venue au dernier jour. Voici un passage caractéristique sur la lumière divine tiré de saint Grégoire Palamas. Il décrit la vision de l'Apôtre quand il a été élevé au troisième ciel (2 Co 12,24) :

Paul voit " une lumière qui n'a de limite ni vers le bas, ni vers le haut, ni sur les côtés "; il ne voit absolument pas la limite de sa vision et de la lumière qui l'éclaire, comme s'il voyait un soleil infiniment plus lumineux et plus grand que l'univers : et au milieu, il se tient lui-même, tout transformé en oeil52.

Telle est la vision de gloire dont nous pouvons approcher par l’Invocation du Nom. La Prière de Jésus fait pénétrer l'éclat de la Transfiguration dans chaque recoin de notre vie. La répétition incessante a deux effets sur l'auteur anonyme des Récits d'un pèlerin russe. D'abord, elle transforme sa relation avec la création matérielle autour de lui, rendant toutes choses transparentes, les changeant en un sacrement de la présence de Dieu. Il écrit :

Quand je priais avec mon coeur, tout autour de moi me semblait plein de charme et merveilleux. Les arbres, l'herbe, les oiseaux, la terre, l'air, la lumière semblaient me dire qu’il existaient à cause de l'homme, qu'ils étaient les témoins de l'amour de Dieu pour l'homme, que tout montrait l'amour de Dieu et chantaient ses louanges. Donc, c'était que je venais de comprendre ce que la Philocalie appelle " la connaissance du discours de toutes les créatures "... Je sentais un amour brûlant pour Jésus Christ et pour toutes les créatures de Dieu53.

C'est ainsi que parlait le père Boulgakov : " Brillant à travers le coeur, la lumière du Nom de Jésus illumine tout 1’univers54. "

En second lieu, la Prière transfigure la relation du pèlerin non seulement avec le monde matériel mais avec les autres hommes :

De nouveau, je recommençais mes errances. Mais je ne marchais plus maintenant comme avant, rempli de soucis. L’Invocation du Nom de Jésus réjouissait mon voyage. Tout le monde était bon pour moi, c'était comme si chacun m'aimait... Si quelqu'un me fait du mal, je n'ai qu'a penser : " Combien est douce la Prière de Jésus ! ", et la blessure et la colère s'en vont également et j'oublie tout55.

" Dans la mesure où vous l'avez fait au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait " (Mt 25,40). La Prière de Jésus nous aide à voir le Christ en tout homme, et tout homme dans le Christ.

Par conséquent, la Prière de Jésus n'est pas une fuite ou une négation du monde, mais au contraire, elle est intensément positive. Elle n'implique pas un rejet de la création de Dieu, mais une réassertion de la valeur ultime de tout et de chacun en Dieu. Comme Nadejda Gorodetzky le dit :

Nous pouvons mettre ce Nom sur les gens, sur les livres, sur les fleurs, sur tout ce que nous rencontrons, voyons ou pensons. Le Nom de Jésus peut devenir une clé mystique du monde, un instrument de l'offrande cachée de tout et de chacun, mettant le sceau divin sur le monde. On pourrait peut-être parler ici du sacerdoce de tous les croyants. En union avec notre Grand Prêtre, nous implorons 1'Esprit : Transforme ma prière en sacrement56.

La prière est action : prier c'est être hautement efficace57. D’aucune autre prière, ceci n'est plus vrai que de la Prière de Jésus. Tout en étant choisie pour être spécialement mentionnée dans l'office de la profession monastique comme prière propre aux moines et aux religieuses58, elle est aussi une prière propre aux laïques et mariés, pour les docteurs et les psychiatres, pour les travailleurs sociaux et les chauffeurs d'autobus. L’invocation du Nom, bien pratiquée, engage chacun plus profondément dans la tâche qui lui est assignée ; elle rend chacun plus efficace dans son action, elle ne coupe pas des autres mais relie les gens entre eux en les sensibilisant à leurs peurs et à leurs angoisses d'une manière qui n'a jamais existé auparavant. La Prière de Jésus fait de chacun " un homme pour les autres ", un instrument vivant de la paix de Dieu, un centre dynamique de réconciliation.

Traduit de l'anglais par soeur Marie-Véronique Vastel
Édité dans Elisabeth Behr-Sigel, Le lieu du coeur :
Initiation à la spiritualité de l‘Église orthodoxe.

© Éditions du Cerf, 1989.
Reproduit avec l’autorisation de Mgr Kallistos de Diocleia,
Mme Elisabeth Behr-Sigel et les Éditions du Cerf.

RÉFÉRENCES

1. Tito Colliander, Le Chemin des ascètes, Bellefontaine, p. 73.
2. Cité dans le livre de l'higoumène Chariton de Valamo, L'Art de la prière : Anthologie de textes spirituels sur la Prière du coeur, présentation par l'archimandrite Kallistos Ware. Bellefontaine, 1976, p. 81.
3. Chapitres, 113 (PG, 150, 1280A). Voir Kallistos Ware, " The Jesus Prayer in Saint Gregory of Sinai ", Eastern Churches Review, IV,1972, p. 8.
4. Citation du Psaume 118 (119), 126. Dans quelques versions en anglais de la Liturgie, ceci est traduit : " Il est temps d'agir (de faire le sacrifice) pour le Seigneur ", mais l'alternative que nous avons utilisée est plus riche de sens et elle est préféré par beaucoup de commentateurs orthodoxes. L'original grec utilise le mot kairos : " C'est le kairos pour le Seigneur d'agir. " Kairos a ici la signification spéciale de moment décisif, de moment opportun ; celui qui prie saisit le kairos. Ceci est un point sur lequel nous reviendrons.
5. Chapitres, 113 (PG, 150, 1277D).
6. Centurie, 4 (PG, 147. 637D). L’idée de la prière comme découverte de l’inhabitation de Dieu en nous peut être exprimée aussi en termes d’Eucharistie.
7. Il serait peut-être meilleur de traduire " auto-active " (N. d. T.).
8. La Prière de Jésus, par exemple, n'est mentionnée nulle part dans les écrits authentiques de saint Syméon le Nouveau Théologien, ni dans la vaste anthologie spirituelle d’Évergetinos (tous deux du Xie siècle).
9. Il existait naturellement une dévotion cordiale au Saint Nom de Jésus dans l'Occident médiéval et, non pas la moindre, en Angleterre. Tout en laissant apparaître certaines différences avec la Tradition byzantine, celle-ci présente aussi des parallèles évidents. Le présent article n'essaie pas de discuter de 1'Invocation du Nom par l'Occident. Voir Kallistos Ware, " The Holy Name of Jesus " in East and West : the Hesychasts and Richard Rolle, in Sobornost, 4, 2, 1982, p. 163-184.
10. Il a même été traduit récemment dans l'une des plus importantes langues du sous-continent indien, le mahratti. L'introduction à cette traduction a été écrite par un professeur d'université hindou, spécialiste de la spiritualité du Nom : voir E.R. Hambye, s.j., dans Eastern Churches Review, V, 1973, p. 77.
l0bis. J.D. Sallinger, Frany and Zooey.
11. A Monk of the Eastern Church (Un Moine de l'Église d'Orient), " On the Invocation of the Name of Jesus ", The Fellowship of Saint Alban and Saint Sergius, Londres, 1950, p. 5-6.
12. Sur la tranquillité et la prière, 2 (PG, 150, 1316B).
13. L'Art de la Prière, p. 122.
14. Frère Laurent de la Résurrection (1611-1691), carme déchaux, The Practice of the Presence of God, éd. D. Attwater, Paraclete Books, Londres, 1962, p. 13, 16.
15. Archimandrite Sofrony, The Undistorted lmage : Staretz Silouan, Londres, 1958, p. 40-41. Trad. : Starets Silouane, moine du Mont-Athos, éd. Présence, 1973. Voir chap. VI " De la prière pure ".
16. Cité dans E. Behr-Sigel, " La Prière à Jésus ou le mystère de la spiritualite monastique orthodoxe ", Dieu vivant, 8, 1947, p. 81.
17. L'Art de la Prière, p. 149.
18. Récits d'un pélerin russe, Seuil (Livre de Vie), p. 53.
19. H. Berthold, Makarios/Symeon, Reden und Briefe, vol. II, Berlin, 1973, p. 290.
20. Similitudes, IX, 14.
21. Voir J. Pederson, Israël, vol. l, Londres/Copenhague, 1926, p. 245-259.
22. Ibid., p. 256.
23. Pour la vénération du Nom chez les kabbalistes juifs du Moyen Age, voir Gershom G. Scholem, Major Trends in Jewish Mysticism, 3e éd., Londres, 1955, p. 132-133 ; et comparer la manière de traiter ce thème dans le remarquable roman de Charles Williams, All Hollow’s Eve, Londres, 1945.
24. Correspondance, Volos, éd. Sotirios Schoinas, 1960, p. 693 ; trad. L. Regnault et P. Lemaire, Solesmes, 1972, p. 692.
25. L'Échelle sainte, 21 et 27 (PG 88, 945C et 1112C).
26. Voir Kallistos Ware, " The Jesus Prayer in Saint Gregory of Sinaï ", art. cit. p. 14-15.
27. L'Art de la Prière, p. 130.
28. Correspondance, éd. Schoinas, 91 ; trad. Regnault et Lemaire, 166.
29. Sur la pénitence, 11 (PG 65, 981B). Le texte grec de Migne demande une correction ici.
30. Cent textes sur la Connaissance et le Discernement, 59, éd. E. des Places, Seuil (SC 5bis), 1955, p. 119.
31. Chapitres, 27.
32. Sur la Prière, 70 (PG 79, 1181C).
33. Persévérance dans la Prière, 7 (PG 150, 1340D).
34. L'Art de la Priére, p. 136.
35. L'Art de la Priére, p. 135.
36. Sacrement de l'amour : le Mystére conjugal à la lumiére de la Tradition orthodoxe, DDB, 1980, p. 83.
37. Richard Kehoe, o.p., " The Scriptures as Word of God ", The Eastern Churches Quarterly, VIII, 1947, publication supplémentaire sur " Tradition and Scripture ", p. 78.
38. Cité dans John B. Dunlop, Starets Amvrosy : Model for Dostoievsky's Starets Zossima, Belmont, Mass., 1972, p. 22.
39. Homélies XV, 32 et XLIII, 7, Berlin, éd. Dorries/Klostermann/Kroeger, 1964, p. 146, 289.
40. Récits d'un pélerin russe, p. 36.
41. Le starets Silouane du Mont-Athos (1866-1938) n'avait pratiqué la Prière de Jésus que pendant trois semaines quand elle descendit dans son coeur et devint continuelle. Son biographe, l'archimandrite Sophrony, fait remarquer avec justesse que ce fut " un don sublime et rare "·; ce n'est que plus tard que le père Silouane en vint à réaliser combien c'était inhabituel ". The Undistorted Image, p.24, trad. française, p. 26. Pour plus ample discussion de cette question, voir Kallistos Ware, " Pray without Ceasing : The Ideal of Continual Prayer in Eastern Monasticism ", Eastern Churches Review, II, 1969, p. 259-261.
42. Mystic Treatises by Isaac of Nineveh, trad. en anglais par A.J. Wensinck, Amsterdam, 1923, p. 113.
43. " Élie monta au sommet du Carmel. Là il se courba vers la terre et mit son visage entre ses genoux " (1R 18,42). Comme exemple d'un moine priant dans cette position, emprunté à un manuscrit grec du XIe siècle, voir J. Meyendorff, Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, Paris, 1959, p. 92.
44. Pour une plus ample bibliographie sur le contrôle du souffle, voir Kallistos Ware : The Jesus Prayer in Saint Gregory of Sinai ", art. cit. p. 14, note 55. Sur les différents centres physiques dans l'homme et leurs implications spirituelles, voir le docteur André Bloom (actuellement métropolite Antoine de Suroge), " Contemplation et ascèse : contribution orthodoxe, Technique et contemplation in Études carmélitaines, 28, Bruges, 1949, p. 49-67.
45. Grégoire Palamas, Défense des saints hésychastes, I, II, 7, Louvain, éd. J. Meyendorff, 1959, vol. I, p. 97.
46. The Arena : an Offering to Contemporary Monasticism, trad. l'archimandrite Lazarus, Madras, 1970, p. 84.
47. Op. cit., p. 81.
48. Voir L.Gardet, " Un problème de mystique comparée : la mention du Nom divin (dhikr) dans la mystique musulmane ", Revue thomiste, LII, 1952, p. 642-679 ; LIII, 1953, p. 197-216.
49. L'Orthodoxie, Lausanne, 1980, p. 164.
50. L'Incarnation du Verbe, 54.
51. Mystic Treatises, trad. Wensinck, p. 211-212.
52. Défense des saints hésychastes, I, III, 21, éd. Meyendorff, vol. I, p. 156 s.
53. Récits d'un pèlerin russe, p. 56-57, 69.
54. L'Orthodoxie, p. 164 (trad. altérée).
55. Récits d’un pèlerin russe, p. 38, 40.
56. " The Prayer of Jesus ", Blackfriars XXIII, 1942, p. 76.
57. Voir Tito Colliander, Le Chemin des ascètes, p. 64 s.
58. À la vêture d'un moine, dans l'usage grec et russe, c'est la coutume de lui donner un chapelet (komvoschoinion). Dans la coutume russe, l'abbé dit les mots suivants en le lui remettant : " Prends, mon frère, le glaive de l'Esprit, qui est la Parole de Dieu, afin de prier Jésus continuellement ; car tu dois toujours avoir le Nom de Jésus dans l'intellect, dans le coeur et sur les lèvres, disant sans cesse : Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur. " Voir N.F. Robinson SSJE, Monasticism in the Orthodox Churches, Londres/Milwaukee, 1916, p. 159-160. Remarquer la distinction habituelle entre les trois niveaux de prière : lèvres, intellect, coeur.

Prière de Jésus - Prière du Coeur

 

Dernière modification: 
Mercredi 20 juillet 2022