« Communion dans le Messie » (3)
Le centre du culte juif, le Sabbat rituel, le Sabbat de la tradition, est le sommet visible de la joie spirituelle intérieure et la contrepartie du Sabbat essentiel, le Sabbat du cœur (o quanta qualia sunt illa sabbata !). Si trop de juifs se contentent de la seule observance rituelle et ont perdu le sens de la vie intérieure, il est d’avantage vrai que la plupart des chrétiens n’ont pas la moindre idée des trésors cachés de la piété personnelle juive. La connaissance et l’appréciation de cette piété font partie intégrante du rapport juste entre le christianisme et le judaïsme. Nous voulons présenter ici au moins un aperçu de la religion personnelle chez les Israélites modernes. La façon la plus simple est peut-être de mentionner et d’expliquer brièvement quelques termes et idées de la spiritualité juive.
Hesed, la grâce : Nous commençons avec cette idée parce qu’elle exprime les fondements mêmes de la vie intérieure juive. Abelson doute que l’« intensité d’intimité » suggérée par le mot hesed « n’est jamais bien communiquée en traduction ».[1] De fait hesed veut dire plus que la grâce ; cela comprend tout ce qui est suggéré par les mots grecs charis, agapè et eleos, et par les mots français « bonté », « bienveillance » et « miséricorde ». Son sens est mieux exprimé par la belle expression « amour bienveillant » (lovingkindness). Hesed décrit l’amour de Dieu pour l’homme plutôt que l’amour de l’homme pour l’homme ou pour Dieu ; c’est la miséricorde qui descend, la condescendance divine, un don pur et gratuit.
Mitsvah, le commandement : Nous connaissons l’importance de l’obéissance dans le judaïsme et nous avons vu que cette obéissance n’est pas un simple légalisme. Le « commandement » dans la terminologie rabbinique comprend toute responsabilité morale et religieuse fondé sur la volonté divine. Mais il exprime aussi toute acte de bonté humaine, toute « bonne œuvre ». Quand un garçon juif a terminé sa treizième année, il atteint l’âge de la responsabilité religieuse et devient un Bar mitsvah, un « fils du commandement », et une cérémonie spéciale dans la synagogue marque cette étape.
Garder les commandements se traduit par une fidélité aux conseils continuellement reçus. Les anciens rabbins disaient qu’un ange précéde chaque dibbur ou parole de Dieu et demande à chaque Israélite s’il accepte telle ou telle dibbur et tout ce qu’elle implique.[2] Le joug divin n’est pas lourd et pénible. Étroitement lié avec l’idée de mitsvah est le simka shel mitsvot, la « joie dans les commandements », phrase rabbinique caractéristique que nous rencontrons bien souvent. Dans la même ordre d’idées appartient le terme lishmah, qui exprime le service fait à cause de Dieu lui-même, sans motif ultérieur ou attente de récompense.
Emunah, la foi : Ce n’est qu’au Moyen-Âge qu’emunah a reçu sens de croyance dogmatique. Dans les anciens textes rabbiniques ainsi que dans la Bible, emunah signifie soit fidélité et loyauté, ou confiance et foi en Dieu.
Kavanah, l’intention : À l’origine le mot kavanah signifiait l’idée générale de dévotion, un état de consécration religieuse de l’intelligence et du cœur au travail à accomplir. Dans un sens technique précis, il signifie l’intention d’accomplir un précepte divin ; cette intention est essentielle. Les rabbins cherchaient à savoir si des gestes religieux prescrits par la Loi, mais accomplis sans pensée du commandement divin, pourraient être considérés comme ayant satisfait à la Loi. Une intention distincte et une préparation intérieure sont nécessaires avant l’accomplissement d’un « commandement ». Cela indique à quel point le judaïsme est loin d’être seulement une observance mécanique et juridique. Le rabbin Meir écrivit : « Tout dépend du kavanah du cœur ».[3]
Teshubah, le repentir : On ne trouve ce mot que dans la littérature post-biblique, mais il trouve son origine dans le verbe biblique shub, « retourner ». Il correspond en bonne partie à la métanoïa grecque, le « changement de l’esprit » salué par les Évangiles. On trouve dans les écrits rabbiniques beaucoup de beaux textes sur le repentir et le pardon, tels que ceux-ci : « Dieu dit : mes mains sont étendues vers le pénitent ; je ne rejette personne qui me donne son cœur dans le repentir » ; « La main de Dieu s’étend sous les ailes du chariot divin afin de saisir le pénitent du bras de la justice » ; « Ouvre pour moi une porte du repentir grande comme le chas d’une aiguille et j’ouvrirai pour toi des portes pour laisser passer chariots et chevaux » ; « Celui qui se repend véritablement » est vu par Dieu comme s’il s’était rendu à Jérusalem, avait rebâti l’autel et avait offert tous les sacrifices de la Loi.[4]
Les écrits hassidiques disent : « Comme la venue du Messie, l’éveil du pécheur arrive inattendu… Le pécheur, en qui la lumière du feu divin est éteinte, est plus grand lorsqu’il se repent que les justes qui n’ont pas besoin de repentir… Puisqu’il n’a rien en lui-même qui puisse éveiller la vie spirituelle, il se jette entièrement dans les bras de Dieu ».[5] La encore, nous sommes loin du juridisme.
Le repentir est associé au messianisme : « Le roi Messie… conduira tous les hommes dans le repentir devant Dieu »[6].
Le repentir et la pénitence sont deux notions étroitement liées. La considération du teshubah soulève la question de l’ascétisme et de la souffrance dans le judaïsme. Il est habituel d’opposer la joie de vivre juive avec l’ascétisme chrétien et d’affirmer que pour le juif, le monde n’est pas une vallée de larmes, mais un mondé de beauté. L’optimisme et la passion de vivre des Juifs sont évidentes. Un examen attentif de la tradition juive, cependant, démontrera que l’ascétisme n’est point exclu. « Quelle est la voie qui mène les hommes au monde à venir ? La souffrance. Rabbi Nehemiah dit : “Bien-aimées sont les souffrances, car, de même que les sacrifices ont mené à l’acceptation, ainsi les souffrances mènent à l’acceptation ».[7] Le monde n’est qu’une halte sur le chemin, « l’antichambre du palais »,[8] « un gîte du passant ».[9] Est-ce différent de la perspective ascétique chrétienne ? Nous acceptons pleinement les paroles de Montefiore : « Il me semble que des récits tels que celui de Chanina, pour qui une mesure de pain brut était nourriture suffisante pour une semaine, démontrent que les rabbins n’étaient pas de gens modérés et « mi-chemintistes » tels que, à contraster avec l’ascétisme chrétien, certains de leurs apologètes modernes aimaient les présenter. Ils savaient ce que voulait dire le ferveur, et ils connaissaient quelque chose de la passion, de l’exagération et les paradoxes de la vraie religion ».[10]
On trouve une trace de cette tendance ascétique dans les lois du mariage et les prescriptions concernant la vie sexuelle.[11]
Tefillah, la prière : On attache une très grande importance aux rites extérieurs de la prière individuelle. Les franges et les phylactères, par exemple, ont une signification profonde. S’envelopper dans les franges et placer les phylactères sur sa tête et son bras signifie se fortifier dans la foi. « Dieu se trouve en l’homme qui se couronne des phylactères et qui s’enveloppe des franges ».[12] Mais on attache une importance encore plus grande à l’aspect intérieur de la prière. Le Talmud dit « Quel service est le service du cœur ? La prière ».[13] Rabbi Simon recommande de ne pas faire de la prière une tache fixe.[14] Rabbi Éliézer pense que si un homme ne ressent pas un véritable dévotion du cœur, il ne devrait pas prier.[15] Le théologien médiéval Bahya dit : « La communion de l’homme avec Dieu suit habituellement les lignes de prières fixes. Mais cela n’est pas nécessaire. La prière peut être celle du cœur, sans mots ».[16] Selon le Zohar, la prière du pauvre a préséance sur celle de Moïse ou de David, car le pauvre a le cœur brisé et Dieu est proche de ceux qui ont le cœur brisé. Lorsque le pauvre prie, Dieu ouvre toutes les fenêtres du ciel ; toutes les autres prières doivent céder devant celle du pauvre. Dieu dit : Que toutes les autres prières attendent ; que cette plainte parvienne à moi.[17]
Ahabah, l’amour : Le véritable amant de Dieu et de l’homme est celui qui peut « recevoir les offenses et ne pas être contrarié ; entendre les paroles de mépris et ne pas répliquer ; agir seulement par amour et se réjouir même dans les difficultés, comme épreuves de l’amour pur »[18].L’amour est conçu comme un principe cosmique dans la philosophie de Hasdai Cresais et, par lui, dans celle de Spinoza (amor intellectualis), alors que pour Maimonide, l’intellect créateur était l’essence de la Diète. La notion de l’amour comme principe unifiant tout fut développé surtout par Léo Hebraeus ou Abravenel.[19]
Chékinah, la présence de Dieu : La Chékinah joue un rôle majeur dans l’expérience personnelle du croyant pieux. La Présence est aux cieux et sur la terre : la Chékinah supérieure réside dans les hauteurs ; la Chékinah inférieure demeure avec les douze tribus saints. Mais la Chékinah supérieure et la Chékinah inférieure sont « entrelacées » et « agissent conjointement. »[20] « Dès le premier jour où Dieu créa l’univers, il voulait habiter parmi ses créatures dans le monde inférieur ».[21] Selon Nahmanides, après la mort le vrai Israélite trouvera sa manne, sa nourriture, la source de sa vitalité permanente dans une sainte union avec la Chékinah. « Celui qui prie doit considérer que la Chékinah veille sur lui. »[22] Dans le Zohar, Rabbi Siméon applique d’une façon élégante à la Chékinah la parole de la Shunamite biblique à son époux : « Construisons pour l’homme de Dieu une petite chambre sur la terrasse, et nous y mettrons pour lui un lit, une table, un siège et une lampe » [2 R 4,10]. Par nos prières vespérales, dit le Rabbi, nous faisons un lit pour la Chékinah ; en récitant le « sacrifice » le matin, nous lui fournissons une table (l’autel des sacrifices) ; par les prières que nous disons assis, nous lui donnons une chaise ; par les bénédictions dites avec les lumières, nous lui donnons une lampe. « Et béni celui que se concentre ainsi quotidiennement à donner l’hospitalité au Très-Saint ! La Chékinah le saluera comme son Épouse avec joie, jour après jour ! »
* * *
Nous pourrions parler d’autres aspects importants de la piété juive, par exemple l’humilité et l’aumône, mais ce que nous avons déjà mentionné donne une idée véritable, quoique élémentaire, de la vie intérieure d’un juif pieux. Nous ajouterons quelques mots sur l’idée juive de la sainteté. La tradition juive distingue entre sainteté (hasidut) et sacré (kedushah). Le sacré est l’état de séparation des personnes ou des objets de tout ce qui est profane, et se rapporte à la Loi mosaïque. La sainteté est un type élevé de piété personnelle qui implique beaucoup plus que la seule obéissance aux commandements. Le Talmud reconnaît des « saints anciens » comme Hillel et l’Ancien, rabbi Syméon le Saint, le martyr Judah ben Baba, les rabbins babyloniens Huna et Hisda, le grand maître Mar Sutra (qui, lorsqu’il devenait nécessaire de bannir un étudiant, proclamait d’abord l’anathème contre lui-même puis contre l’étudiant) et le rabbin Jose Kantanta. Parmi les « nouveaux saints », ceux du Moyen-Âge, le rabbin Judah ben Samuel he-hasid de Regensburg est peut-être représentatif. Le rabbin Phinéas ben Jair (IIe siècle) décrit neuf étapes successives pour atteindre à la sainteté : l’étude de la Torah ; l’énergie ; la propreté; l’éloignement du monde ; la pureté ; la modestie ; la crainte du péché ; l’inspiration et le pouvoir de ressusciter.[23]
Aucun des éléments de cette piété juive n’est contraire ou hostile à l’esprit chrétien ; beaucoup de voies spirituelles sont communes au christianisme et au judaïsme. On peut imaginer un chrétien poursuivant sa vie spirituelle selon la tradition juive, accordant, par exemple, une place importante aux expériences associées aux termes kavanah et shékinah. Au minimum, les chrétiens qui sont en rapport avec des juifs sur des questions religieuses devraient être familiers des traditions ascétiques et mystiques d’Israël. Ramon Lull favorisait et utilisait lui-même, dans sa méditation chrétienne, la pratique musulmane de l’unité et des attributs de Dieu. Plusieurs chrétiens familiers de l’hindouisme pratiquent dans leur piété les voies indiennes de bhakti [amour de Dieu]. On pourrait faire de même en ce qui concerne le judaïsme. Il est étonnant et regrettable que les étudiants chrétiens du mysticisme (par exemple Evelyn Underhill) n’ont accordé que peu d’importance à la vie intérieure spécifiquement juive ou n’en ont pas tenu compte du tout.
La meilleure expression de cette vie intérieure se trouve peut-être dans les poèmes du mystique médiéval Judah Halevy.[24] Nous citons quelques uns de ses beaux passages :
« Mon cœur se trouve à l’Orient, alors que je suis loin en Occident. Comment trouverai-je des délices dans la nourriture ?... Mon amour, par ta vie et la vie de l’amour qui m’a percé d’une flèche, je suis devenu esclave à l’amour… Que mon bien-aimé entre dans son jardin et se dresse une table et un siège, afin de se nourrir dans les jardins. Montre-toi dans ma tente, parmi mes aloès, pour cueillir des lis. Mon bien-aimé est à moi et je suis à mon bien-aimé, lorsque je frappe aux portes de son temple, que je me rassasie dans ses jardins. Amour est sa bannière, elle s’étend au-dessus de ma tête, sa main gauche est sous ma tête, cueillant les lis… Ô Seigneur, tout mon désir est devant toi mais je ne puis l’exprimer de mes lèvres… Pourquoi prolonger ce discours, pourquoi encore lancer des questions ? Ô Seigneur, tout mon désir est devant toi… Mon amour, as-tu oublié ton repos sur ma poitrine ? M’avez-vous vendu à jamais à ceux qui cherchent à m’asservir ? Y a-t-il autre Rédempteur que toi ? Y a-t-il autre captif d’espoir que moi ?... Il est mon Bien-Aimé, comment puis-je m’asseoir solitaire ? Il est ma lampe : comment ma lumière s’éteindrait-elle ? Lorsque je sortais à ta rencontre, voilà que tu venais vers moi… Qui sera miséricordieux envers mes enfants, si ce n’est moi, leur Dieu ? »
Qui, en entendant de telles paroles, pourrait encore dire que le Dieu du judaïsme est un Dieu lointain ? Écoutez une autre belle parole rabbinique : « Lorsqu’un homme se met en route, un escadron d’anges le précède et proclame : Cédez devant l’image du Très-Saint. »[25]
Et nous de conclure sur une parole qui exprime le cœur même de la piété juive. Quelques disciples du rabbin Isaac lui demandèrent pourquoi, au texte de Deutéronome 4, 7 (« Quelle est, en effet, la grande nation qui ait Dieu aussi proche que le Seigneur notre Dieu l’est de nous ? ») le mot « proche » est au pluriel. Le rabbin aurait pu attirer l’attention de ses élèves sur la forme plurielle d’Élohim, mais il a voulu fournir une explication plus profonde : le pluriel du mot « proche », dit-il, signifie que « Dieu est proche de toutes formes de proximité ».[26]
Extrait du chapitre V,
« La vie de grâce dans la tradition juive
et son rapport avec le christianisme »,
du livre Communion in the Messiah (1942).
Traduit par Paul Ladouceur.
NOTES - « DE LA VIE INTÉRIEURE DU FIDÈLE JUIF »
[1] Article « Mysticism (Jewish) » in: Hastings, Encyclopedia of Religion and Ethics, t. 9.
[2] Yalkut on Song of Songs, I.
[3] Meg. 20a.
[4] Cité d’un article de C. Montefiore « Rabbinic conceptions of repentence », Jewish Quarterly Review, janvier 1904.
[5] Cité dans Paul Levertoff, Love and the Messianic Age, Londres, 1923, p. 45.
[6] Cantiques des cantiques, Rabba VII, 5.
[7] Montefiore et Loewe, A Rabbinic Anthology, p. 545.
[8] Aboth IV, 16.
[9] Moed Katon, 9b.
[10] The Old Testament and After, p. 399.
[11] Kedoshim, 81a.
[12] Zohar, Tol’doth, 141a.
[13] Talmud Baby., Taamith, 2a.
[14] Aboth II, 18.
[15] Talmud Baby., Berachot, 30b.
[16] Shar Hesbon ha Nephesh (Sur l’examen de soi), 3.
[17] Balah, 195a.
[18] Shab, 88b; Sotah, 31a.
[19] Leone Ebreo, The Philosophy of Love (Dialoghi d’Amore), Londres, 1937.
[20] Zohar, Vayeze, 159b.
[21] Nombres, Rabba XIII, 6.
[22] Sanhedr, 22 b.
[23] Abod. Zarah, 20b.
[24] Bien que pas reproduit ici, nous sommes heureux de mentionner la traduction anglaise de Selected Poems of Judah Halevy, par Nina Salaman, du texte mise au point par G.H. Brody, Philadelphie, 1924.
[25] Montefiore et Lowe, A Rabbinical Anthology, p. 86.
[26] Talmud Jerus, Ber., xi, I.