Guérir par la puissance du pardon
La Résurrection de Lazare
Crète, milieu du XVIe siècle
par le Père Alphonse Goettmann
LE DYNAMISME EXPLOSIF DU PARDON
À travers toute la Bible, du début à la fin, Dieu dévoile sa passion pour son chef d’oeuvre : 1’homme. En le créant, il lui communique la surabondance de sa propre vie, le faisant à son image pour qu’il puisse lui ressembler : À partir de là, commence 1’histoire d’amour la plus fabuleuse que l’humanité ait jamais connue.
Dieu est amoureux de 1’homme, tel un fiancé éperdu de sa bien-aimée, jusqu’à’ "en perdre le sens", comme le révèle le Cantique des cantiques (4,9), continuellement à l’affût de son visage, toujours à l’attendre quand il s’est détourné de lui, bouleversé quand il revient, et sans cesse en train de chercher comment il peut le libérer, le tirer de ses mille enfers, pour qu’il vive, et qu’il vive pleinement. L’homme, lui, se livre à ses caprices, rompt avec Dieu, s’éloigne, s’en retourne, retombe, fait des scènes de ménage à Dieu, et trouve aussi des moments de bon ménage avec lui. Lors d’un de ces nombreux adultères - l’épisode du veau d’or dans le désert - lorsque Moise supplie Dieu de pardonner à son peuple (Ex 32,32), Dieu répond et révèle qui il est : Seigneur, Seigneur, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité, qui garde sa grâce à des milliers, tolère fautes, transgressions et péchés, mais ne laisse rien impuni (Ex 34,6-7).
Dieu n’est pas victime de sa passion, comme l’homme peut l’être ; son amour est totale liberté, non attachement, et n’est lié à aucune condition, il est pure gratuité, épanchement illimité de lui-même, car son être est ainsi, comme le soleil qui brille indifféremment sur les bons et sur les méchants (Mt 5,45). Dieu est don parfait : le par-don est son état. Ainsi, il révèle son coeur à chaque moment de l’Alliance qu’il veut nuptiale.
L’expérience du prophète Osée en est sans doute l’un des exemples les plus extraordinaires. Osée expérimente dans son propre coeur le coeur de Dieu. Sa femme qu’il aime à la folie est adultère, elle s’adonne à la prostitution, tout comme Israël, l’épouse de Dieu, se prostitue. Il est impossible d’imaginer l’inouï de la souffrance de Dieu et la profondeur de son amertume dans les mésaventures avec son peuple, si on ne l’a pas compris un peu dans sa propre chair. Dieu demande au prophète Osée d’en être le témoin. Selon la Loi, sa femme doit être mise à mort avec son amant (Dt 22,24 ; Jn 8,5). Mais supprime-t-on la prostitution en tuant la prostituée ? En quoi cela transforme-t-il un brin de l’histoire ? Dieu renverse cette façon de penser close sur elle-même et introduit au sein des relations humaines le dynamisme explosif de tout dépassement : le pardon. Pour faire comprendre à Osée ce qui se passe dans le coeur de Dieu et ce qu’est pour lui que de pardonner à l’homme, Dieu lui demande de reprendre sa femme adultère. Celle-ci, au lieu de la mort, retrouve vie et rang. L’attitude du pardon, totalement inattendue devant l’ampleur de la trahison, provoque d’abord une stupéfaction inimaginable et induit ensuite à un nouveau commencement où, au sein de l’alliance retrouvée, la chute se transforme toujours en un plus grand amour. Seul le pardon contient cette puissance de recréation. Tout, à nouveau, est possible, car il a sa source dans le coeur de Dieu lui-même : Je te fiancerai à moi pour toujours, je te fiancerai dans la tendresse et la miséricorde ; je te fiancerai à moi dans la fidélité et tu connaîtras le Seigneur (Os 2,21-22). L’amour vrai est sans conditions, il se suffit à lui-même, EST tout simplement : quoi que tu fasses, je t’aime...
En pardonnant, Dieu montre ce qu’il est et transmet à l’homme cette puissance, certes humainement inexplicable, déroutante et irrationnelle au possible, mais miraculeuse. Cette expérience unique d’Osée marquera toute la trame de l’histoire d’Israël, comme si Dieu, par le pardon, voulait révéler son visage et en laisser l’empreinte dans le coeur de l’homme, afin que le pardon soit désormais la nouvelle Loi qui régit toute relation humaine.
Les innombrables adultères et crimes du peuple d’Israël l’ont jeté en exil, vaincu, déporté, déshonoré. Il a tout perdu en reniant Dieu, son roi, son temple, sa loi, sa patrie. Mais dans ce désert d’amour et dans la détresse de sa prostitution, il entend toujours au fond de son coeur vide et renégat la voix de l’Époux divin : J’ai dissipé tes crimes comme un nuage... un court instant je t’avais délaissée, dans une immense pitié je vais t’unir à moi... dans un amour éternel j’ai eu pitié de toi... ce sera pour moi comme au temps de Noé, quand j’ai juré que les eaux de Noé ne se répandraient plus sur la terre (Is 44, 22, 54,7-9).
Ce visage amoureux du pardon toujours offert finit par percer les plus épaisses ténèbres de tous les malheurs d’Israël, si bien qu’il est l’âme même de la foi du peuple. Quand il se rassemble pour crier à Dieu sa détresse, c’est vers ce visage qu’il se tourne, dans un face à face souvent bouleversant : Mon Dieu, j’ai trop de honte et de confusion pour lever mon visage vers toi, mon Dieu ; car nos crimes se sont multiplies jusqu’à dépasser nos têtes, et notre péché s’est amoncelé jusqu’au ciel... mais à présent notre Dieu nous a fait une grâce... il a illuminé nos yeux.. .dans notre servitude Dieu ne nous a pas abandonnés... (Esd 9,6-9). Et ces longues suppliques, où l’assemblée du peuple fait l’aveu de ses péchés, se terminent toujours par l’attente du pardon : et maintenant, Seigneur, pardonne et prends pitié... fais paraître ton amour...
Il n’est pas étonnant alors qu’il paraisse un jour en personne. Avec Jésus, en effet, les cieux se déchirent (Is 63,19) et le pardon descend dans notre pain quotidien. Son nom lui-même ne signifie-t-il pas "Sauveur" ? En devenant homme, Dieu s’unit à la prostituée dans une alliance indéfectible, il endosse sa propre chair, prend sur lui ses péchés, plonge dans sa laideur et dans ses enfers d’éloignement, puis il finit par mourir d’amour pour ceux-là mêmes qui le crucifient : Père, pardonne-leur, car us ne savent pas ce qu’ils font ! (Lc 23,34). Il verse jusqu’à la dernière goutte de son sang pour l’humanité adultère, son Épouse (Mc 14,24 ; Mt 26,28). Il est l’Agneau immolé qui pardonne pour que l’homme vive (Jn 1.29), et que nul ne se perde (Mt 18,12s). Et quand seulement l’un d’eux est retrouvé, alors Jésus proclame que même au ciel la joie est immense (Lc 15,7). Le coeur de Dieu en Jésus est littéralement submergé par cette joie, au point il fait de la vie du pécheur retrouvé fête, musique, danse... et remet au doigt de cette prostituée l’alliance nuptiale, et la revêt des plus beaux vêtements (Lc 15,11-32) ! Dans cette parabole de l’Enfant Prodigue, on peut reconnaître l’un des plus beaux portraits du Christ. On retrouve ici la même folie d’amour de Dieu que dans le Cantique des cantiques ou le prophète Osée, quand on lit dans ce texte que Dieu est bouleversé à la vue de son enfant au loin, qu’il court à sa rencontre pour se jeter à son cou et le couvrir de baisers (Lc 15,20).
Là, dans cette passion folle de Dieu pour l’homme, se trouvent la source de notre vie et le seul secret de toute guérison. Il suffit que l’homme se tourne vers Dieu, le moindre mouvement de notre coeur suffit, et voilà que Dieu accourt et me serre dans ses bras, fou de joie... imagine-t-on cela ? Dieu court à ma rencontre !
LE PROGRAMME DE L’HOMME : NAÎTRE À LUI-MÊME
Dans ce visage de Dieu se révèle notre propre visage, notre chemin d’homme. L’homme est "à l’image de Dieu", si donc Dieu est pardon infini comme il l’a manifesté tout au long de l’histoire biblique, le seul chemin qui permet à l’homme de devenir homme c’est le pardon. II n’y a pas d’accomplissement possible pour 1’homme, pas de guérison physique ou psychique sans le pardon. Aujourd’hui on commence à le reconnaître dans le monde des médecins et des psychothérapeutes. Mais la cause de tous les maux est spirituelle et la vraie guérison de l’homme c’est sa déification. L’homme n’est vraiment homme que s’il devient dieu : l’image de Dieu en l’homme est destinée à s’accomplir dans la ressemblance (Gn 1,26). Ressembler à Dieu, voilà la vraie naissance de l’homme. Tant que le pardon n’est pas le pain que nous mangeons tous les jours, nous restons des avortons, nous végétons sur le plan animal, sans connaître la vie en plénitude (Jn 1,16 ; Ez 3,19). Combien "d’hommes" meurent à chaque instant sans avoir vu le jour !
C’est pour accoucher l’homme à cette nouvelle naissance que le Christ est venu. Aussi dira-t-il qu’on est ses disciples, c’est-à-dire sur le même chemin que lui et qu’on lui ressemble, en vivant de son amour les uns pour les autres :
Je vous donne un commandement nouveau, aimez-vous les uns les autres, oui, comme je vous ai aimes, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. À ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à cet amour que vous aurez les uns pour les autres (Jn 13,34-35).
Tout est dans ce petit mot "comme" et dans cette formidable insistance : aimer ! Le pardon - don parfait - sans limite, puisqu’il va jusqu’au pardon des ennemis, est le sommet de tout amour. Dans cet amour seulement, l’homme fait l’expérience de Dieu, celui qui aime connaît Dieu (1 Jn 4,7), c’est-à-dire il naît à Dieu, et avec lui dans un éternel engendrement, il devient fils avec le Fils né du Père.
Le pardon n’est donc pas une condition préalable à une vie nouvelle, comme on peut le croire dans l’ignorance de tout cet arrière-plan, il est la Vie elle-même, l’Amour en acte. C’est pourquoi Jésus demande à Pierre, au-delà’ du pardon ponctuel, de pardonner inlassablement, c’est-à-dire d’en faire un état, une vie en permanence (Mt 18,21). Le pardon ponctuel est essentiel car il régit toutes nos relations, avec soi-même, avec les autres, avec Dieu, mais il traduit ce qui est au fond du coeur d’un être :
Si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du coeur, c’est ainsi que mon Père vous traitera (Mt 18,35).
La puissance d’une telle parole montre bien que pardonner n’est pas une bonne conduite morale, mais entrer dans le secret divin et le partager avec les autres. Ainsi la communauté des hommes selon l’Évangile est fondée sur le pardon ; la communauté, c’est-à-dire toute relation. II est impensable pour un couple de subsister sans le pardon au quotidien. Il n’y a pas un groupe qui ne soit miné par le jugement. Le pardon introduit au sein des relations humaines les moeurs de Dieu et fait de la communauté une icône de la Divine Trinité. Mais le refus du pardon, c’est comme si le ruisseau se coupait de sa source : le lendemain il cesse d’exister, n’étant plus qu’une eau croupissante. Quand il s’agit de l’homme ceci n’est pas une métaphore ; si le pardon est source de vie nouvelle, comme nous l’avons dit, le non-pardon, lui, est mortifère.
PAS DE GUÉRISON SANS LE PARDON
Des médecins montrent aujourd’hui cliniquement comment le refus de pardonner engendre la rancoeur qui peut aller jusqu’à la haine et au désespoir. Mais cela s’inscrit inévitablement dans le corps, comme tout le monde le sait maintenant. Il n’y a pas d’émotion qui ne s’imprime dans le physique ! Et de là naît, alors, finement mise au point par l’inconscient, telle ou telle maladie, voire toute une pathologie qui n’épargne aucune sphère de la personne : corps, âme, esprit. Sans que l’on fasse des courts-circuits un peu trop simplistes, il s’est tout de même fréquemment, à quelle profondeur la haine sourde peut ravager un être et provoquer un cancer ou une autre symptomatologie. De même sur le plan psychoaffectif, le pardon refusé blesse la volonté, ce qui suscite une sérieuse difficulté, souvent même l’incapacité d’aimer. Beaucoup de célibataires en sont les victimes et non moins les nombreux couples qui vivent sous le régime de l’aigreur, de l’amertume, de la tristesse ; parfois une agressivité permanente vis-à-vis de l’autre empoisonne toute leur existence ou suscite simplement l’indifférence totale... sans que l’on connaisse les vrais motifs de tout cela, tant qu’on n’a pas vu qu’un refus de pardon se niche quelque part ! Ce refus, même s’il est devenu inconscient, pompe l’énergie d’un être à son origine et la détourne de l’amour. Tous les rapports sont donc plus ou moins faussés : à soi-même, à l’autre, à Dieu.
Dans le rapport à Dieu, le mal est encore plus grave car il touche alors à la dimension proprement spirituelle de l’homme, la personne, et porte donc atteinte à sa destinée qui devient mortifère. La personne est le mystère unique de chaque être, nul ne peut la définir, elle est l’identité profonde de l’homme, mais elle se manifeste dans l’expérience essentiellement comme "don", comme un mouvement "vers" ; or, nous l’avons dit, le pardon est le don parfait, la plus haute forme de l’amour. Le don ici n’a rien à faire avec une morale généreuse, mais il est l’essentiel même de la Vie, sa nature. La vie n’existe pas hors du don de soi et sans la vie il n’y a évidemment pas de bonheur possible. Le tragique de cette réalité, c’est que l’absence de pardon annihile être et le conduit à la mort. Combien y a-t-il de morts "vivants" ou vivotants ? C’est par le don que l’homme ressemble aux Personnes divines qui vivent de toute éternité dans une donation réciproque.
Parce qu’il a ainsi un rapport immédiat avec la Source, le pardon est un acte créateur, il n’efface pas le passé mais le recrée dans une histoire nouvelle, plus grande que la précédente. Sous ce rapport le pardon, venant de Dieu, soulève des forces révolutionnaires. Seule l’expérience permet de comprendre cela. Beaucoup n’y entrent pas parce qu’ils s’en croient incapables. À regarder de près, il y a le plus souvent dans ces cas une confusion entre pardonner et sentir que l’on pardonne. C’est un point important parce que très fréquent : le pardon, pas plus que la prière ou l’amour, n’est lié à une émotion quelconque de notre psychisme ! Comment peut-on "sentir" de l’affection pour un ennemi ? À ce compte, on ne pardonnerait jamais... Le pardon dépend de ma volonté, il est une décision libre qui engage ma personne, mais libre aussi de mes sentiments. On peut dire "je te pardonne" sans rien ressentir ou avec un coeur qui saigne. Ce qui importe c’est l’acte qui relève de l’esprit de l’homme ; les émotions relèvent du psychisme. Le pardon n’est pas davantage lié à l’autre, à ses propres réactions, à ce qu’il va dire ou faire, à son éventuel rejet ou même sa violence. Celui qui pardonne est responsable de son attitude personnelle, c’est tout. Les autres ne nous appartiennent pas, nous n’avons aucun droit sur eux, ni rien à exiger à leur encontre... Par contre mon pardon va les libérer de mon égocentrisme et les laisser exister comme ils entendent, sans qu’ils me doivent quoi que ce soit. Je n’attends rien d’eux.
LA THÉRAPIE DU PARDON
Si la plupart du temps le pardon n’est pas opératoire et reste sans conséquence, c’est parce qu’on en fait un acte extérieur, purement psychique, une parole vaine. Or il s’agit de descendre là où se cache le traumatisme, jusque dans les profondeurs inconscientes, sinon il n’y a pas de vraie guérison. Cependant il est très dangereux de descendre dans ses ténèbres sans le Christ ; il est la lumière qui luit dans les ténèbres (Jn 1,4-5), et ce n’est que par sa vie donnée que nous pouvons être guéris. Aucun thérapeute ni aucun remède ne peut transmettre la vie si ce n’est en étant canal de la vie divine, car Dieu seul est source de Vie. Mais il se donne, bien sur, à qui s’y prête même inconsciemment...
Quel que soit le pardon à exercer, à soi-même, aux autres ou à Dieu, je suis toujours la "victime" de l’offense et le malade à traiter c’est moi. La "méthode" du pardon et de la guérison est donc la même pour tout traumatisme ; elle a été révélée par le Christ et véhiculée par toute la Tradition. C’est un trésor inestimable que certains mystiques appellent "acte anagogique". L’acte est posé ponctuellement l’égard de telle ou telle blessure, mais avec l’exercice et la grâce il devient une attitude spontanée face à tout. On voit dans les écrits de nos saints Pères que c’était là leur manière de vivre et de s’offrir instantanément aux contrariétés.
Il faut donc d’abord prendre beaucoup de temps. L’homme est histoire, et elle est celle d’une guérison qui n’a jamais fini de s’approfondir. Je suggère de s’accorder une séance par semaine, comme l’on fait en thérapie, car le rythme joue évidemment un rôle énorme dans cette histoire. Par exemple une demi-heure tel jour de la semaine à telle heure. Il y a une "loi du rythme" qu’on a étudié chez les grands personnages qui l’ont appliquée, elle porte des fruits tout à fait inattendus. On ensemence le subconscient qui fait alors un travail extraordinaire durant la période latente d’une séance à l’autre. Ce travail est tout le mystère de la présence de l’Esprit Saint intimement lié jusqu’au détail de notre histoire.
C’est pourquoi, au début de la séance hebdomadaire, il est de la plus haute importance de le prier, de l’invoquer longuement. Il suffit de lui parler simplement, comme à un ami, de l’appeler à l’aide et de se confier à lui, ou encore de prendre l’un des hymnes à l’Esprit Saint proposés par la liturgie de la Pentecôte. Sans l’Esprit nous ne voyons rien en nous. Voir la rupture avec Dieu ou son éloignement est une révélation, Dieu seul peut nous montrer où nous en sommes quant à lui. C’est donc déjà une grâce, une lumière divine.
Reconnaître :
Viennent alors les trois étapes de la méthode elle-même dont la première est de reconnaître une réalité, tel traumatisme du passé, tel blocage ou noeud qui empêche de vivre, tel événement jamais digéré ou une relation plus ou moins meurtrière. Cependant il est impossible de bien "reconnaître" un traumatisme ou un événement quelconque du passé, surtout de le laisser vivre en soi, sans une parfaite détente du corps. Sans cette détente, on mentalise, on réfléchit dans l’abstraction, mais on n’a pas accès aux profondeurs du subconscient ou de l’inconscient, or c’est là que gît le traumatisme et c’est de là qu’il nous ronge. L’idéal est de s’asseoir dans une posture méditative ou sur une chaise, dans la bonne verticale, et de faire un parcours du corps de la tête jusqu’aux pieds pour détendre à fond une partie après 1’autre, dans une respiration lente et profonde. Après cela seulement on commence à regarder le fait ; c’est un regard contemplatif, synthétique, sans réfléchir ou analyser. Simplement voir, au lieu de refouler ou de se cacher la vérité, comme cela est souvent le cas. Plus on est détendu, mieux on voit, et davantage l’expérience première se restitue jusque dans le détail extérieur et intérieur, les états d’âme vécus, la souffrance, la colère ou les désirs de vengeance. Voir...
Accepter :
La deuxième étape, c’est alors d’accepter ce que l’on vient de voir. Accepter 1’ inacceptable. Dire "oui", ou plutôt devenir "oui" progressivement. Le corps ici est une parole précieuse à déchiffrer : la moindre crispation ou tension, la respiration qui monte et se fait plus courte... sont des signes évidents de résistance, de refus et de fermeture. L’acceptation deviendra de plus en plus réelle si on lâche prise, surtout dans la nuque et les épaules, en respirant profondément, par le diaphragme. Accepter, adhérer à ce qu’on a vu, devenir un avec le fait nous fait sortir peu à peu de la dualité qui est, en grande partie, la cause de notre déchirure et de notre souffrance. Être pleinement conscient de ce qui est, dans un "oui" total, sans que l’ego intervienne pour réagir, critiquer, être emporté... Il n’y a plus l’ombre d’un refoulement.
Bénir :
Enfin, dernière étape : la libération par 1’exercice du pardon lui-même. Étant étendu, on peut maintenant descendre dans la profondeur où se trouve précisément le traumatisme. Mais comment ? Où se manifeste le vrai dynamisme du pardon ? Le Christ répond dans l’Évangile : Bénissez ceux qui vous maudissent (Lc 6,28), et saint Paul y revient constamment (Ro 12,141 Co 4,12). Il s’agit donc de "bénir" ce que l’on a vu et accepté. On peut ainsi passer le nombre de séances nécessaires à bénir jusqu’à ce que l’on soit totalement guéri. Il suffit de répéter lentement et paisiblement : "Seigneur, sois béni dans ce que j’ai vécu, ou dans tel événement (le nommer), ou sois béni en telle personne (dire le prénom)". Chacun peut évidemment trouver sa façon personnelle de bénir, de louer ou de rendre grâce, ce qui est la même chose. L’essentiel est d’avoir une formule courte que l’on peut répéter avec facilité.
Ce travail est infiniment plus qu’une simple thérapie, il est proprement miraculeux. "Bénir", ce n’est pas deux syllabes, mais c’est une promesse du Christ qui se réalise infailliblement. Cette fécondité inouïe vient de la Pâque même du Christ. Par toute sa vie il nous en a montré le chemin et nous a appris à vivre ainsi à notre tour. Par son incarnation, le Christ est descendu à l’intérieur de la souffrance et de la mort. Il n’a pas écarté la mort pour mettre la vie à sa place, c’est la mort elle-même qu’il a transformée en vie. Le tombeau est métamorphosé en chambre nuptiale et celui qui en sort victorieux est l’Époux ressuscité. Les chants de la liturgie pascale sont remplis de ce mystère qui fonde notre propre existence. Ainsi "bénir" révèle ici toute sa splendeur : au-delà des mots, cela veut dire que le Christ descend à l’intérieur de mon traumatisme, à l’intérieur de ma souffrance et dans ce qui est mort en moi, et là, comme il l’a montré, transforme ce qui est mortifier en vie et guérison. Je suis alors déjà’ vraiment ressuscité, saint Paul ne cesse de le dire ; je découvre la dimension non conditionnée de la vie, la vie divine.
Cet acte est profondément recréateur, il est le chemin du Christ lui-même dont je deviens participant et témoin. Témoin, car il s’agit aussi, chaque fois que cela est possible, d’aller trouver l’offenseur et de donner le pardon. Le donner à lui, sans oublier de le demander aussi pour soi ! Qui suis-je, en effet, pour avoir provoqué ce qui est arrivé ? Et dans le cas où je suis innocent, sans doute le lui ai-je bien rendu postérieurement par ma rancoeur ou ma haine...
VERS LA LIBÉRATION COMME ÉTAT PERMANENT
La paix profonde qui s’installe en moi après avoir ainsi donné et reçu le pardon est la vie même de Dieu. C’est une "Visitation". Mais cette "présence pardonnante", par essence, est extensive à toute ma vie jusque dans le plus petit détail. Alors, plus j’avance sur ce chemin, plus je découvre par expérience que l’inimitié est partout, qu’il n’y a pas un jour sans contrariété, que chaque instant même est une épreuve au sens ou le métal est "éprouvé" par le feu jusqu’à ce qu’il soit purifié et devienne de l’or. Chaque instant m’éprouve, vérifie la justesse de mon attitude, me crible dans ma foi (Lc 22,31-32), c’est-à-dire dans mon rapport aux êtres, aux choses, aux événements...
"L’ennemi", en fait, c’est tout ce qui m’est contraire ou difficile, ce que je n’aime pas et qui me déplaît. Quand sommes-nous en accord parfait avec ce qui arrive ? Il ne s’agit pas, bien sur, d’approuver ce qui m’éprouve, mais Celui qui m’éprouve. Le malheur, la souffrance et la mort, même la petite contrariété au quotidien ne sont pas "voulus" par Dieu pour moi - que serait alors son amour fou ? - mais si je les accueille dans la foi, en leur "pardonnant" d’être ce qu’ils sont, en disant "oui" à ce qui m’arrive, en rendant grâce et en bénissant tout sans exception, je rencontre Dieu à l’intérieur de tout, un Dieu libérateur toujours à l’oeuvre. Plus rien alors ne peut m’atteindre, je deviens un être libre de tout, ne dépendant de plus aucune circonstance ou événement, le pardon est devenu un état permanent. C’est de cet état dont parle le Christ quand il dit qu’il nous donnera une joie que rien ni personne ne pourra plus nous enlever (Jn 16,22).
La tradition des Pères appelle cet état apathéia - l’état sans passion ou impassibilité dont ils disent que c’est le plus haut degré de la charité, c’est-à-dire de l’amour divin dans l’homme. En effet quand l’homme a totalement lâché prise de son ego, de son amour et de sa volonté propres, alors il est envahi par l’amour de Dieu qui agit à travers lui. Cet homme ne veut plus que ce que Dieu veut et il veut tout, d’instant en instant, avec la volonté de Dieu. Pour lui, que cela plaise ou non, tout est don de Dieu, tout est grâce... il est donc toujours heureux.
Dans ce sens. le christianisme a été littéralement engendré par la mystique juive. Le juif pieux bénit tout du matin au soir, car pour lui, depuis Moise, tout est "Buisson Ardent" ; le saint Nom a établi le feu de sa présence à l’intérieur de tout. Même si rien ne va plus, même si l’on est assis nu sur un tas de fumier dans le plus misérable des abandons, tel Job, il n’y a plus aucune place pour le désespoir ou le doute que cela n’ira pas pour le mieux ! Dans ce petit "même si" se trouve toute la teneur d’une telle attitude. Le Christ la portera à sa plénitude, ce qui permet saint Paul de dire que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu (Ro 8,28). C’est ainsi que Jésus vit l’horreur de sa souffrance et de sa mort sur la croix : il n’est pas victime de ses bourreaux, il leur pardonne (Lc 23,34) ! Et au moment même où toutes les apparences sont contraires, il est l’homme le plus libre qui soit : Tout est accompli (Jn 19,30) ; la résurrection est possible.
Il est intéressant de savoir que sur ce point, l’état sans passion, la liberté totale et non conditionnée, toutes les traditions spirituelles de l’humanité sont unanimes. Déjà les stoïciens en faisaient le centre de leur démarche, mais aussi l’hindouisme et les autres voies extrême-orientales. Il y a là le point focal de toute mystique et, en même temps, un dénominateur commun. Le chemin est imparfait, une partie de notre être accepte encore 1’attachement et s’accroche à la vieille nature, tant qu’il n’y a pas une égalité absolue de l’intelligence et du coeur devant tous les résultats et toutes les circonstances quelles qu’elles soient, bonne ou mauvaise fortune, respect ou insulte, renommée ou blâme, victoire ou défaite, événements agréables ou pénibles, etc. Si plus rien ne nous atteint ni ne nous trouble, alors nous connaîtrons la libération et la facilité, et il n’y a pas de mots pour en parler : la guérison ici s’assimile à notre déification.
Article paru dans la revue Le Chemin, no. 28, 1995.
Reproduit avec l’autorisation de la revue Chemin.
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offre des sessions sur le thème de la guérison.
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