Du repentir a ladoption filiale
par l'archimandrite Sophrony |
Bénie soit cette heure que notre bon Seigneur nous accorde ! En paix et dans le calme, nous allons parler de divers aspects de notre longue voie. Quelle est merveilleuse, cette voie ! Elle surpasse notre intelligence. Notre esprit s'épuise à suivre l'exemple du Christ, notre Dieu, venu apporter sur terre le feu de l'amour du Père.
Sur quel point vais-je m'arrêter aujourd'hui ? Il me semble devoir aborder la question posée par l'une des personnes présentes. Je vais donc parler du repentir, de l'adoption filiale. Même si, dans leurs formes ultimes, certaines choses échappent à toute formulation humaine, nous allons faire preuve de folie et parler, dans la mesure de nos forces, de ces réalités qui sont infiniment, inexplicablement grandes et sublimes.
Que de fois ai-je répété - et je le fais encore aujourd'hui pour éviter toute équivoque - que nous commençons notre " voyage " par un petit pas, celui du repentir ; mais la fin de la voie chrétienne est, selon notre manière de comprendre les choses, la déification de l'homme. Nombre de personnes, pusillanimes, sont gênées, mal à l'aise, lorsque nous osons parler de ces réalités. Si seulement elles savaient de quelle crainte notre âme est remplie, combien nous redoutons de nous tromper - ne serait-ce que par un seul mot - sur l'amour très saint du Père, le plus Saint de tous !
Mais comment aborder ce thème ? Laissons de côté certains détails et parlons de ce qui est le plus essentiel. La prédication du Christ commence par le mot metanoeite, " repentez-vous " (Mt 4,17). L'analyse de cette expression nous révèle, comme dans bien d'autres paroles du Christ, plusieurs niveaux de signification. Il convient ici de distinguer entre deux modes du repentir : un premier, qui se trouve dans les limites de l'éthique ; un second, qui dépasse la morale et se situe dans l'éternité, c'est-à-dire en Dieu. Nous appellerons le premier mode acte éthique et le second, qui signale le passage d'une " orbite " temporelle à une " orbite " éternelle, acte ontologique. Nous n'essaierons pas ici de résoudre le problème de savoir s'il est possible de passer du temporel à l'éternel, de l'éthique à l'ontologique.
Comme exemple d'un beau et profond acte de repentir, nous avons d'abord celui du jeune homme riche de l’Évangile, qui avait soif d'éternité divine et qui demanda au Christ ce qu'il devait faire pour passer du temps à l'éternité. Le Seigneur regarda ce jeune homme avec amour et lui dit : " Observe les commandements ". "Lesquels ? ". " Eh bien, ceux-ci et ceux-là..." " J'ai observé tout cela depuis ma jeunesse. Que me manque-t-il encore ? " Le Seigneur alors lui dit : " Si tu veux être parfait, laisse tous tes biens, toutes tes connaissances et, devenu pauvre, suis-moi. " Le jeune homme ne supporta pas cette parole (cf. Mt 19, 16-22).
Nous pouvons aborder le problème de la manière suivante : d'un point de vue moral, éthique, ce jeune homme se trouvait à un niveau élevé. Mais il existe un autre niveau, supérieur, qui concerne la "sphère " divine, incréée, de l’Être éternel et sans commencement. Ainsi, un premier essai d'explication permet de montrer qu'il existe, parmi les hommes, divers niveaux d’état spirituel.
Pour la raison humaine, la possibilité d'un " passage " de la suite des nombres à l'infini mathématique ou, par analogie, d'un saut qualitatif du temporel à l’éternel, semble exclue, car nous sommes là en présence de deux ordres qui ne peuvent être comparés, qui sont radicalement incommensurables.
Prenons un autre exemple. Il y avait prés de Jérusalem deux soeurs, Marthe et Marie. Le Christ les aimait toutes les deux, et toutes deux aimaient le Christ et croyaient qu’il était le Messie. Et voici que lorsqu'il vint chez elles, Marthe fut très occupée par l'accueil et les soins du ménage. Marie, en revanche, touchée par l’Esprit dont il était porter, s'assit aux pieds du Christ, assoiffée de ses paroles.
Qu'arriva-t-il ? Quand Marthe, encombrée par les travaux, les soucis quotidiens et toutes les pénibles tâches ménagères, demanda au Christ : " Dis à Marie de m'aider ", il répondit avec douceur : " Marthe, Marthe, tu te préoccupes maintenant avec beaucoup d'amour des soins du service, mais Marie a choisi la meilleure part, et cette part ne lui sera plus ôtée " (cf. Lc 10, 38-42).
Vous voyez la différence : d'un côté, il y a le plan de l’amour éthique ou visible, c'est-à-dire des relations humaines normales, qui sont bien sûr très louables. De l'autre, il y a le plan de l'amour spirituel, qui nous donne accès à l'éternité divine. Le Seigneur dit ailleurs : Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point (Mt 24, 35). Lorsque nous répétons ces paroles du Christ, le passage suivant nous vient immédiatement à l'esprit : En arché én o Logos... " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu " (Jn 1,1).
Voyez comme ces deux soeurs vivaient proches l'une de l'autre et, en même temps, quelle immense distance les séparait dans leur soif respective : l'une, Marie, était prête à accueillir le Christ dans une certaine négligence ou - comment dire ? - dans les conditions ordinaires - de la vie quotidienne, sans préparatifs particuliers ; l'autre, Marthe, était encline à manifester son amour par toutes sortes de signes extérieurs. Notez bien la différence de niveaux : d'un côté, un état qui ne dépasse pas les limites de I' " âge " que nous avons appelé " éthique "- par " âge ", j'entends le degré de notre croissance spirituelle. De l'autre, " Au commencement était le Verbe "... Ou, pour passer à une terminologie quelque peu différente : le second plan n'est déjà plus éthique, psychique, mais proprement ontologique, spirituel. Nous trouvons encore dans l’Évangile un certain nombre de pensées et d'idées très profondes conduisant à la résolution de suivre le Christ.
Ces derniers temps, nous avons observé sur terre un phénomène paradoxal : d'une part, l'écrasement, avec une invraisemblable cruauté, de toute l'humanité ; d'autre part, l'exploration, l'élucidation du principe de la personne humaine. Qu'est-ce que l'homme comme personne ? Où se tourne l'intellect de la personne ? Lorsque le principe de la personne commence à se développer en nous, quand bien même nous serions en prison, nous sommes déjà libres en esprit dans les espaces illimités du cosmos. L'homme ne voit plus ce qui est extérieur ; il vit par ce qui est intérieur. Mais le langage humain ne peut exprimer la nature de cette contemplation des gouffres infinis.
Que dire de ces abîmes qui s'ouvrent devant l'homme quand il se plonge dans l'amour du Christ ? Quel en est le caractère ? Quelle en est l'origine ? Cet infini qui s'ouvre devant lui, lui est-il extérieur ou est-il l'état de son propre intellect créé à l'image de l'intellect du Créateur, de Dieu lui-même ? Autrement dit, ces abîmes proviennent-ils de l'énergie qui procède de Dieu ou manifestent-ils une possibilité de la nature humaine en soi ? Nous ne pouvons ni le comprendre ni le préciser. C'est uniquement par un repentir de nature ontologique que nous pourrons entrer dans cet univers. Et même alors, cela reste pour l'homme un mystère.
Au début de ma vie monastique au Mont Athos, mon père spirituel m'avait donné ce conseil : " Veille à ne pas adresser à Dieu, qui est grand, de petites requêtes, mais demande-lui seulement de grandes choses ". En agissant ainsi, il se produit ce paradoxe : l'homme le plus pauvre, qui ne possède rien, se voit soudain investi des richesses infinies de Dieu dans toute sa création. Le Seigneur nomma le Père " Intellect ", " Esprit " : Dieu est Esprit (Jn 4, 24). Et nous, nous demandons : comment cet Esprit peut-il nous toucher sans nous consumer ? L'entrée dans cet état se fait tout doucement, dans les conditions de la vie courante ; mais, s'il en a la possibilité, l'homme se libère physiquement de tout et ne vit que par Dieu. Nous pouvons percevoir que ce monde est créé par l'intellect et par la volonté de cet Esprit que nous appelons " Dieu ", " Dieu le Père ", et qui a dit : Créons l'homme à notre image et à notre ressemblance (cf. Gn 1, 26).
Il nous est difficile de choisir un point de départ pour parler de cette immense tragédie qui nous écrase tous et qui m'a écrasé, moi-même, des milliers de fois : les souffrances du monde entier depuis des millénaires, depuis l'instant où retentit la parole : Que la lumière soit (Gn 1, 3). On ne peut pas comprendre comment Dieu a pu créer cet univers où les souffrances atteignent un tel paroxysme. De quoi s'agit-il ? Qu'a fait Adam ? Pardonnez-moi, mon esprit saute d'un sujet à un autre, c'est pourquoi je m'exprime lentement...
Dans l'éthique chrétienne, nous sommes frappés par l'image d'un Homme seul, d'un Homme abandonné de tous, montant au Golgotha pour prendre sur ses épaules le poids de toutes les passions du monde. Moi, comme homme, je ne sais que dire de cet Homme qui monte seul pour prendre sur lui tout le poids de la malédiction de la Terre depuis le commencement des âges.
Ainsi donc, d'un point de vue éthique, nous ne voyons pas de manifestation plus grande, rien de plus sublime et de plus saint que le Christ. C'est de cela que je voudrais vous parler, parce que si notre intellect peut bien saisir la réalité de l’Être de Dieu, il ne peut pas encore connaître le caractère de ce grand Esprit.
Dans mes années de jeunesse, il m'est arrivé de lire les vers d'un grand poète :
Qui de son pouvoir et de son ire
Du néant m'a fait sortir ? (Pouchkine, N.d.R.)En constatant que nous souffrons, que le monde entier souffre, le poète se demande quelle sorte d'esprit peut bien être le Créateur de ce monde. Et voici que son Fils vient pour parler avec l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 26). En lui, nous contemplons la pensée éternelle de Dieu le Créateur sur l'homme. Dans la mesure où le Dieu-Homme apparu sur terre est bon comme Dieu Lui-même, nous ne pouvons plus, pour autant bien sûr que cela nous soit montré par le Saint-Esprit, nous détacher de ce grand acte de l’Être divin. Cela signifie que ce n'est pas notre Créateur qui est responsable de ces souffrances, mais la créature, potentiellement semblable à Dieu.
Et voici que nous invoquons son Nom : " Seigneur Jésus-Christ, Fils du Père, toi qui ôtes le péché du monde, aie pitié de nous. Toi qui enlèves le péché du monde, reçois notre prière. Toi qui sièges à la droite du Père, seul tu es véritablement saint " (cf. Doxologie des Matines). Notre admiration devant ce Modèle à l'image duquel l'homme a été créé ne connaît pas de fin.
Ainsi donc, à partir du moment où l'homme est entré par son esprit et son coeur dans cette " sphère " divine son intellect s'y trouvera immergé en permanence. Comment, dès lors, pourrait-il s'en éloigner ? Mais tout cela dépasse notre intelligence, nos possibilités ; aucune tentative de notre intellect ne doit être prise pour une révélation des profondeurs de la Divinité elle-même.
Voilà mes chers frères... Pardonnez-moi ! C'est parce qu'il ne me reste plus beaucoup de temps pour parler avec vous que je me hâte. Je ne prétends pas du tout vous dire autre chose que ce " battement de coeur " par lequel le monde vit. Il est redoutable pour nous de continuer de parler, parce que le Seigneur nous appelle à le suivre. Où va-t-il ? Au jardin de Gethsémanl, de nuit. Et, après cela, il monte au Golgotha.
Ainsi donc, en devenant chrétiens, en voyant les souffrances du monde entier, nous commençons à comprendre dans une certaine mesure le " langage " du Christ. Jean et Jacques lui demandèrent de s’asseoir à sa droite et à sa gauche. Le Christ leur répondit : " Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire et recevoir le baptême dont je vais être baptisé ? " Ils lui dirent : " Nous le pouvons. " Notre Père à tous, le Christ leur répondit avec amour : " Oui. Vous boirez ma coupe et vous recevrez mon baptême " - ce baptême qu'il allait lui-même recevoir (cf. Mc 10, 37-40).
Comme les Pères de l’Église l'ont dit avec sagesse, nous avançons peu à peu à partir de petites choses ; nous sommes ainsi amenés à découvrir la grandeur des détails. Et c'est cela, l'homme véritable, image de Dieu. Notre combat - le combat ascétique des moines - a pour but de restaurer en nous cette image, assombrie par le péché et les viles passions. Ainsi notre intellect régénère et commence à voir les choses sous un autre angle, dans une nouvelle lumière ; mais cela ne signifie pas qu'il soit déjà libéré des passions. Alors nous aussi, comme esprits, nous buvons la " coupe " du Seigneur et sommes baptisés de son " baptême ".
Aujourd'hui, le monde se détourne du Christ. C'est l’aspect le plus affligeant, Ie plus tragique, le plus terrible des événements de notre temps. Perdre le Christ une seconde fois, comme Adam l'a perdu au Paradis, comment est-ce possible ?
Il nous faut supporter les petites afflictions de notre vie quotidienne et ne pas tomber dans la colère, la haine ou quoi que ce soit de ce genre ; ainsi, nous verrons la souffrance de l'homme et non pas ses mauvais côtés. Même dans les plus petits détails de la vie, demeurez en esprit là où est le Seigneur, au-delà du " voile " du Huitième Jour. Demeurez là en esprit, mais, par le corps, accoutumez-vous à vivre dans les conditions concrètes de votre vie. L'esprit de l'homme est placé dans ces conditions pour commencer à percevoir l’Être. Le Seigneur se comporte souvent avec nous comme s'il ne comprenait pas notre faiblesse. On ne pourrait pas supporter ce monde si le Christ n'était pas Dieu. Mais s'il est Dieu, tout est possible. Et nous disons à ce Père - car il est notre Père ! - dans toutes nos souffrances : " Gloire à toi, Dieu Très-Haut, gloire à toi dans les siècles des siècles. "
Je ne me souviens pas si j'ai déjà répondu à la question que l'un d'entre vous m'avait posée par écrit : " Quand Israël a-t-il reçu l'adoption filiale ? " Il me faut peut-être dire deux mots à ce sujet.
Lorsque dans la prière nous nous tournons vers Dieu, nous n'allons pas, selon le conseil du père spirituel Athonite dont je vous ai parlé plus haut, lui demander de petites choses ; on s'adresse à Dieu, qui est grand, pour de grandes choses. Cependant, ici aussi, distinguez le " moment " où se termine le monde éthique et celui où commence l'ontologie divine... On trouve dans les Psaumes l'expression suivante : Je suis à toi, sauve-moi (Ps 118, 94). Lorsque nous les prononçons, ces paroles peuvent nous paraître excessives. Comment moi, homme, puis-je dire à Dieu : " Je suis à toi, sauve-moi " ? Dieu aurait-il donc besoin de moi ? Ce que je fais est-il si grand que Dieu doive venir à ma rencontre ? Il est pourtant un moment où Dieu dit soudain à l'homme : Tu es mon fils ; moi, aujourd'hui, je t'ai engendré (Ps 2, 7). Lorsque nous prions : " Je suis à toi, sauve-moi", nous ne devons pas dépasser le plan éthique. Nous pouvons réellement demander l'adoption filiale, mais sans pouvoir l'affirmer à notre propre sujet comme un fait accompli. Cela n'est possible qu'à Dieu seul. C'est une démarche vraiment absurde que de rechercher, comme Adam au Paradis, la déification en se passant de Dieu. C'est seulement lorsque Dieu lui-même apporte ce correctif en disant : " Oui, tu es mon fils ", que l'adoption prend un caractère définitif, éternel.
Dire " Je suis à toi, sauve-moi ", sous-entend que, dans les limites de ma nature éthique, " je ne vois personne de meilleur que toi. Mais cela ne signifie pas que je sois ton fils, du moins tant que tu ne témoignes pas toi-même que je le suis réellement ". Dans les trois évangiles synoptiques, il est écrit que l'on entendit la voix du Père proclamant à propos de Jésus : Celui-ci est mon Fils, écoutez-le (cf. Mt 17,5 ; Mc 9,7 ; Lc 9,3). Le témoignage du Père lui-même fut ainsi nécessaire pour confirmer avec force la réalité de l'affirmation que Jésus Christ est bien le Fils du Père.
Je crains de dépasser la mesure et de vous fatiguer au-delà des capacités humaines. Pardonnez-moi et terminons. Remercions la Mère de Dieu, qui a mis au monde le Verbe du Père, Verbe plus saint que tous les saints...
Transcription-adaptation d’un entretien du Père Sophrony,
le 1er février 1993, peu avant sa naissance au ciel,
avec les membres de sa communauté,
au Monastère de Saint-Jean-le-Baptiste en Angleterre.
Édité dans la revue Contacts, 45, 3 (no. 163), 1993.
Introduction aux Pages Métanoïa