Archimandrite Sophrony
(1896-1993)DE LA PRIÈRE
DITE AVEC DOULEUR
ET PAR LAQUELLE LHOMME NAÎT
À LÉTERNITÉpar l Archimandrite Sophrony
Les approches de la prière profonde sont étroitement liées à un profond repentir pour nos péchés. Lorsque lamertume de cette coupe dépasse ce que nous pouvons supporter, la douleur et le violent dégoût de soi cessent soudain. Dune manière totalement inattendue, tout bascule grâce à lirruption de lamour de Dieu. Et le monde est oublié. Beaucoup nomment un tel phénomène « extase ». Je naime pas ce terme, car il est souvent associé à diverses déformations. Mais même si nous appelions autrement ce don de Dieu et le nommions « sortie de lâme repentante vers Dieu », je devrais dire que jamais lidée ne mest venue de « cultiver » un tel état, cest-à-dire de rechercher des moyens artificiels pour y parvenir. Cet état est toujours venu dune manière totalement inattendue et chaque fois différente. La seule chose dont je me souvienne avec sûreté, cest de mon inconsolable affliction causée par léloignement de Dieu ; cette souffrance était en quelque sorte étroitement unie à mon âme. Je me repentais amèrement de ma chute et, si mes forces physiques avaient suffi, mes lamentations nauraient jamais cessé.
Jai écrit ces lignes et, non sans tristesse, « je me souviens des jours anciens » (Ps 142, 5) plutôt des nuits lorsque mon esprit et mon cur sétaient si radicalement détournés de ma vie passée que, des années durant, le souvenir de ce que javais laissé derrière moi ne meffleurait plus. Joubliais même mes chutes spirituelles, mais lécrasante vision de mon indignité face à la sainteté de Dieu ne cessait de sintensifier.
Plus dune fois, je me suis senti comme crucifié sur une croix invisible. Au Mont Athos, cela marrivait lorsque la colère contre ceux qui mavaient contrarié semparait de moi. Cette terrible passion tuait en moi la prière et me remplissait dhorreur. Par moments, il me semblait impossible de lutter contre elle : elle me déchirait comme une bête féroce lacère sa proie. Une fois, pour un bref instant dirritation, la prière me quitta. Pour quelle revienne, jeus à lutter pendant huit mois. Mais lorsque le Seigneur céda à mes larmes, mon cur devint plus vigilant et plus patient.
Cette expérience de la crucifixion se répéta plus tard (jétais alors déjà revenu en France), mais dune autre manière. Je ne refusais jamais de prendre soin, comme confesseur, de ceux qui sadressaient à moi. Mon cur éprouvait une compassion particulière pour les souffrances des malades psychiques. Ébranlés par les difficultés excessives de la vie contemporaine, certains dentre eux réclamaient avec insistance une attention prolongée, ce qui excédait mes forces. Ma situation était devenue sans issue : où que je me tournais, quelquun criait de douleur. Cela me révéla la profondeur des souffrances des hommes de notre époque, broyés par la cruauté de notre fameuse civilisation.
Les hommes créent de gigantesques machineries gouvernementales qui se révèlent être des appareils impersonnels, pour ne pas dire inhumains, qui écrasent avec indifférence des millions de vies humaines. Incapable de changer les crimes vraiment intolérables, quoique légalisés de la vie sociale des peuples, je sentais dans ma prière, sans aucune image sensible, la présence du Christ crucifié. Je vivais en esprit sa souffrance avec une telle acuité que, même si javais vu de mes propres yeux celui qui a été « élevé de la terre » (voir Jn 12, 32), cela naurait aucunement accru ma participation à sa douleur. Aussi insignifiantes quaient été mes expériences, elles approfondirent ma connaissance du Christ dans sa manifestation sur terre pour sauver le monde.
En lui nous est donnée une merveilleuse révélation. Il attire notre esprit à lui par la grandeur de son amour. Tout en pleurs, mon âme bénissait, et bénit encore, notre Dieu et Père qui a bien voulu nous révéler, par le Saint Esprit, lincomparable et unique sainteté et vérité de son Fils dans les petites épreuves qui nous frappent.
La grâce accordée aux débutants pour les attirer et les instruire nest parfois pas moindre que chez les parfaits ; toutefois, cela ne signifie pas quelle soit déjà assimilée par celui qui a reçu cette redoutable bénédiction. Lassimilation des dons divins exige des épreuves prolongées et un intense labeur ascétique. Pour renaître et revêtir l« homme nouveau » dont parle saint Paul (Ép 4, 22-24), lhomme déchu passe par trois étapes. La première, cest lappel et linspiration à entreprendre leffort ascétique et spirituel qui se présente à nous. La deuxième, cest la perte de la grâce " perceptible « et lépreuve de labandon de Dieu ; son sens est doffrir à lascète la possibilité de manifester sa fidélité à Dieu par un choix libre. La troisième, enfin, cest lacquisition pour la seconde fois de la grâce perceptible, et sa garde liée désormais à une connaissance spirituelle de Dieu.
« Celui qui est fidèle dans les moindres choses, est aussi fidèle dans les grandes. celui qui est injuste dans les moindres choses, lest aussi dans les grandes. Si donc vous navez pas été fidèles dans les richesses injustes, qui vous confiera les biens véritables ? Et si vous navez pas été fidèles dans ce qui appartient à autrui, qui vous donnera ce qui vous revient ? » (Lc 16, 10-12). celui qui, au cours de la première étape, a été instruit directement par laction de la grâce dans la prière et dans toute autre uvre bonne, et qui, durant un abandon prolongé de Dieu, vit comme si la grâce demeurait immuablement avec lui, recevra après une longue mise à lépreuve de sa fidélité la « véritable » richesse en possession éternelle, désormais inaliénable. Autrement dit, la grâce et la nature créée sunissent, et les deux deviennent un. Ce don ultime est la déification de lhomme, sa participation au mode dêtre divin, saint et sans commencement. Cest la transfiguration de lhomme tout entier, par laquelle il devient semblable au Christ, parfait.
Quant à ceux qui ne demeurent pas fidèles " dans ce qui appartient à autrui », selon lexpression du Seigneur, ils perdent ce quils ont reçu au commencement. Ici, nous observons un certain parallélisme avec la parabole des talents (voir Mt 25, 14-29). [ ] Cette parabole, ainsi que celle de lintendant infidèle, nest pas applicable aux relations humaines habituelles, mais seulement à Dieu. Le maître nenleva rien au serviteur qui avait fait fructifier les talents et les avait doublés, mais il lui remit en possession le tout les talents qui lui avaient été confiés et ceux quil avait acquis par son labeur comme à un copropriétaire : " Entre dans la joie (de la possession du Royaume) de ton Seigneur. « Quant au talent du serviteur paresseux, le maître le remit " à celui qui en avait dix », " car on donnera « à tous ceux qui font fructifier les dons de Dieu " et ils seront comblés de biens « (Mt 25, 29).
Saint Jean Climaque dit quelque part quon peut se familiariser avec toute science, tout art, toute profession au point de finir par lexercer sans effort particulier. Mais prier sans peine, cela na jamais été donné à personne, surtout la prière sans distraction, accomplie par lintellect dans le cur. Lhomme qui éprouve un fort attrait pour cette prière peut ressentir un désir difficilement réalisable : fuir de partout, se cacher de tous, senfouir dans les profondeurs de la terre où, même en plein jour, la lumière du soleil ne pénètre pas, où ne parviennent les échos ni des peines des hommes ni de leurs joies, où lon abandonne tout souci de ce qui est passager. Cest compréhensible, car il est naturel de dissimuler sa vie intime aux regards extérieurs ; or, cette prière met à nu le noyau même de lâme, qui ne supporte pas dêtre touché, si ce nest par la main de notre Créateur.
À quelles douloureuses tensions un tel homme ne sexpose-t-il pas dans ses tentatives pour trouver un lieu convenant à cette prière ! Comme un souffle venu dun autre monde, elle engendre divers conflits, aussi bien intérieurs quextérieurs. Lun deux est la lutte avec son propre corps, qui ne tarde pas à découvrir son incapacité à suivre les élans de lesprit ; bien souvent, les nécessités corporelles deviennent si lancinantes quelles obligent lesprit à descendre des hauteurs de la prière pour prendre soin du corps, faute de quoi celui-ci risque de mourir.
Un autre conflit intérieur surgit, particulièrement au début : comment pouvons-nous oublier ceux quil nous a été commandé daimer comme nous-mêmes ? Théologiquement, le retrait du monde se présente à lintelligence comme une démarche opposée au sens de ce commandement ; éthiquement, comme un intolérable « égoïsme » ; mystiquement, comme une immersion dans les ténèbres du dépouillement, là où il ny a aucun appui pour lesprit, où nous pouvons perdre conscience de la réalité de ce monde. Enfin, nous ressentons de la crainte, car nous ne savons pas si notre entreprise plaît au Seigneur.
Le dépouillement ascétique de tout ce qui est créé, lorsquil nest que le résultat de leffort de notre volonté humaine, est trop négatif. Comme tel, il est clair quun acte purement négatif ne peut conduire à la possession positive, concrète, de ce que lon cherche. Il nest pas possible dexposer tous les ébranlements et toutes les interrogations qui assaillent lesprit en de pareils moments. En voici cependant une : « Jai renoncé à tout ce qui est passager, mais Dieu nest pas avec moi. Nest-ce pas cela "les ténèbres extérieures" , lessence de lenfer ? » Le chercheur de la prière pure passe par bien dautres états, parfois terribles pour lâme. Il se peut que tout cela soit inévitable sur cette voie. Lexpérience montre quil est caractéristique pour la prière de pénétrer dans les vastes domaines de lêtre cosmique.
Par leur nature, les commandements du Christ transcendent toutes les limitations ; lâme se tient au-dessus de gouffres où notre esprit inexpérimenté ne discerne aucun chemin. Que vais-je faire ? Je ne peux contenir labîme béant qui se trouve devant moi ; je vois ma petitesse, ma faiblesse ; par moments, je trébuche et je tombe quelque part. Mon âme, livrée « entre les mains du Dieu vivant », sadresse tout naturellement à lui. Alors, il matteint sans difficulté, où que je me trouve.
Au commencement, lâme est dans la crainte. Mais, après avoir été plus dune fois sauvée par la prière, elle saffermit progressivement dans lespérance, elle devient plus courageuse là où auparavant le courage semblait totalement inopportun.
Jessaie décrire sur le combat invisible de notre esprit. Les expériences que jai vécues ne mont pas donné de raisons suffisantes pour estimer avoir déjà trouvé léternité. À mon avis, tant que nous sommes dans ce corps matériel, nous recourons nécessairement à des analogies empruntées au monde visible.
Extrait du livre de l'Archimandrite Sophrony,
La prière, expérience de l'éternité.
Éditions du Cerf / Le Sel de La Terre, 1998.
Dernière mise à jour : 18-11-07.