Saint Séraphim de Sarov |
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La vie spirituelle telle quelle est accordée par la providence de Dieu à notre époque est fondée sur les directives fournies, dans loeuvre de notre salut, par la sainte Écriture et par les écrits des saints Pères ; ces directives doivent être accompagnées de conseils et dinstructions reçus de pères et de frères contemporains. Cest proprement lobéissance des moines dautrefois, mais sous une forme différente, adaptée à notre faiblesse qui est avant tout spirituelle. Dans les temps anciens, les maîtres pneumatophores transmettaient directement et sur-le-champ la volonté de Dieu à leurs disciples, ce qui leur permettait daccomplir de rapides progrès. Aujourdhui, les moines doivent rechercher eux-mêmes la volonté de Dieu dans lÉcriture et sont, par conséquent, fréquemment exposés à des hésitations et à des erreurs prolongées ; aussi leurs progrès ne sont-ils pas rapides. Telle est la volonté de Dieu à notre égard. Nous devons nous y soumettre, et la révérer avec gratitude.
Notre vie monastique actuelle, menée à la lumière des Écritures et des conseils de nos pères et de nos frères, est sanctionnée par lexemple de linitiateur du monachisme, saint Antoine le Grand. Il nétait pas rattaché à un ancien par un lien de stricte obéissance. Durant les premiers temps de sa retraite, il vivait à lécart et cherchait son instruction dans les Écritures et auprès de différents pères et frères : de lun, il apprit labstinence ; dun autre, la douceur, la patience et lhumilité ; auprès dun troisième, une stricte vigilance sur soi-même et le silence intérieur. Il sefforçait de sassimiler la pratique de chaque moine, étant, dans la mesure du possible, obéissant envers tous, shumiliant devant tous et priant Dieu sans cesse.
Novice, agis, toi aussi, de cette manière. Sois obéissant envers ton supérieur et envers les autres autorités du monastère, sans hypocrisie et sans servilité ; fais preuve dune obéissance libre de toute flatterie et de toute adulation : sois obéissant par amour de Dieu. Prête obéissance à tous les pères et à tous les frères quand ils te commandent quelque chose qui ne soit pas contraire à la Loi de Dieu, ni à la règle et à lordre du monastère, ni aux directives des pères responsables. Mais en aucun cas nobéis à ce qui est mal, même si tu dois endurer quelque désagrément à cause de ta fermeté et de ton refus de plaire aux hommes. Demande conseil à des pères et à des frères riches en vertus et en sagesse ; mais nadopte leurs conseils quavec une extrême prudence et circonspection. Ne tenthousiasme pas pour un conseil en te fiant à ta première impression. À cause de ta nature passionnelle et de ton aveuglement, un conseil pernicieux et inspiré par une passion peut te plaire simplement du fait de ton ignorance et de ton inexpérience, ou encore parce quil flatte quelque passion cachée qui vit en toi à ton insu.
Avec larmes et gémissements, supplie Dieu de ne pas te permettre de dévier de sa sainte volonté pour suivre une volonté humaine déchue, la tienne ou celle de ton prochain, de ton conseiller. Teste au moyen de lÉvangile tes propres pensées, ainsi que celles de ton prochain et ses conseils. Les hommes vaniteux et présomptueux aiment à enseigner et à donner des instructions. Ils ne se soucient pas de la valeur de leurs conseils. Il ne leur vient pas à lesprit quils peuvent causer à leur prochain des dommages irréparables par un conseil absurde, mais quun débutant inexpérimenté accepte avec une confiance aveugle, avec un emballement de la chair et du sang. Il leur faut des succès, quelle que soit la nature de ces succès, quelle quen soit lorigine. Il leur faut produire une impression sur le débutant et le soumettre moralement à eux-mêmes. Ils ont besoin de la louange des hommes. Ils veulent être tenus pour des saints, pour des hommes de bon conseil, pour des starets, pour des maîtres possédant le don de discernement. Ils ont besoin dalimenter leur insatiable vanité, leur orgueil. La prière du Prophète a toujours été justifiée, mais elle lest particulièrement maintenant : Seigneur, sauve moi ! Il nest plus de saints, la vérité a disparu parmi les fils des hommes. Ils ne font que mentir, chacun à son prochain, lèvres trompeuses, langage dun coeur double (Ps 11, 2-3).
Un discours faux et hypocrite ne saurait manquer dêtre mauvais et néfaste. Pour se protéger contre une telle attitude, il est indispensable de prendre des mesures de précaution. " Étudie la divine Écriture, dit Syméon le Nouveau Théologien, et les écrits des saints Pères, en particulier ceux qui ont trait à la vie active et ascétique, afin quen comparant à leur enseignement les instructions et la conduite de ton maître ou ancien, tu puisses voir leurs instructions et leur conduite comme dans un miroir et comprendre comment tu dois agir. Si elles sont en accord avec la sainte Écriture, tu peux les adopter et les garder dans ton esprit, mais si elles sont fausses et mauvaises tu dois les rejeter afin de ne pas tomber dans lerreur. Car tu dois savoir que nombreux sont les imposteurs et les faux-maîtres qui sont apparus de nos jours1 ".
Saint Syméon vivait au dixième siècle après la naissance du Christ, neuf siècles avant nous ; déjà à cette époque, séleva dans la sainte Église la voix dun juste déplorant le manque de vrais guides pneumatophores et le grand nombre de faux docteurs.
Avec les siècles, les maîtres compétents du monachisme devinrent de plus en plus rares. Les saints Pères se mirent alors progressivement à recommander de prendre pour guide la sainte Écriture et les écrits patristiques. Saint Nil Sorski, faisant allusion aux Pères qui avaient vécu avant lui, écrit " Ce nest pas une mince affaire, disent-ils, que de trouver un maître sûr, et qui puisse servir de guide pour cette oeuvre merveilleuse (lauthentique prière du coeur et de lesprit pratiquée par les moines). Ils appelaient sûr celui dont les actes et les idées étaient confirmés par la sainte Écriture, et qui avait acquis le discernement spirituel. Même alors, à ce que disent les saints Pères, il était extrêmement difficile de trouver un vrai maître qui puisse enseigner ces sujets. Mais maintenant, alors que leur nombre a diminué à lextrême, il faut les chercher avec tout son zèle. Cependant si lon nen trouve pas, les saints Pères nous ordonnent de nous mettre à lécole de la sainte Écriture, dobéir au Seigneur lui-même qui nous dit : Scrutez les Écritures, et vous trouverez en elles la vie éternelle (Jn 5, 39). Or, tout ce qui a été écrit dans les saintes Écritures la été pour notre instruction (Rm 15, 4)2 ".
Saint Nil Sorski vivait au XVe siècle. Il fonda un skite non loin du Lac Blanc, où il se consacra à la prière dans une profonde solitude. Il est bon pour les pères spirituels daujourdhui découter avec quelle humilité et avec quel effacement saint Nil sexprime au sujet des instructions quil donnait à ses frères : " Personne ne doit, par négligence, tenir cachées les paroles de Dieu, écrit-il, mais on doit confesser sa faiblesse et, en même temps, ne pas cacher la vérité de Dieu, sinon nous serons coupables davoir transgressé ses commandements. Ne dissimulons pas la Parole de Dieu, mais faisons-la connaître. Les saintes Écritures et les paroles des saints Pères sont aussi nombreuses que les grains de sable de la mer ; les scrutant inlassablement, nous les enseignons à ceux qui viennent à nous et qui en ont besoin (ceux qui demandent, qui posent des questions). Plus exactement, ce nest pas nous qui enseignons, car nous ne sommes pas dignes de le faire, mais ce sont les saints Pères qui le font à partir de la sainte Écriture3 ".
Nous avons ici le modèle par excellence pour la direction spirituelle à notre époque. Il est absolument salutaire, et pour le maître, et pour son disciple. Il est lexpression exacte dun progrès spirituel équilibré. Il implique le rejet de la présomption, de linsolence et de la folle témérité dans lesquelles tombent ceux qui cherchent à imiter extérieurement Barsanuphe le Grand et dautres Pères illustres, mais sans avoir reçu la même grâce queux. Ce qui chez les Pères était lexpression dune abondante présence du Saint-Esprit manifeste chez ces imitateurs insensés et hypocrites leur profonde ignorance, leur aveuglement, leur orgueil et leur confiance excessive en eux-mêmes.
Frères bien-aimés, exposons la Parole de Dieu en toute humilité et avec toute la révérence possible, en nous reconnaissant nous-mêmes bien incompétents pour ce ministère et en nous gardant de la vanité qui attaque violemment les hommes soumis aux passions lorsquils instruisent leur frère. Pensez-y : nous aurons à rendre compte de toute parole vaine (Mt 12, 36) ; combien plus terrible sera-t-il de rendre compte de la Parole de Dieu prononcée avec vanité et par motif de vaine gloire ! Que le Seigneur retranche toute lèvre trompeuse, la langue qui fait de grandes phrases, ceux qui disent : À nous le pouvoir de la langue, nos lèvres sont pour nous, qui serait notre maître ? (Ps 11, 4-5).
Le Seigneur retranchera ceux qui cherchent leur propre gloire et non celle de Dieu. Craignons la menace du Seigneur. Disons une parole dédification quand cest vraiment nécessaire, non comme des maîtres mais comme des hommes qui ont eux-mêmes besoin dêtre instruits et qui tâchent de se pénétrer de lenseignement donné par Dieu dans son Verbe très saint. Mettez-vous, dit le saint apôtre Pierre, chacun selon le don quil a reçu, au service les uns des autres, comme de bons administrateurs de la grâce de Dieu, variée en ses effets. Si quelquun parle, que ce soit pour transmettre les paroles de Dieu, en les respectant et en craignant Dieu, et non pour imposer ses propres idées ; si quelquun assure le service, que ce soit avec la force que Dieu accorde, et non comme par la sienne propre, afin quen toutes choses Dieu soit glorifié par Jésus-Christ (1 P 4, 10-11).
Qui agit en son propre nom, agit pour sa propre gloire. Il soffre lui-même et ceux qui lécoutent en sacrifice à Satan. Qui agit au nom du Seigneur, agit pour la gloire du Seigneur ; il accomplit son propre salut et celui de son prochain par le Seigneur, seul Sauveur des hommes. Redoutons de donner à un débutant quelque enseignement irréfléchi, non fondé sur la Parole de Dieu et sur une compréhension spirituelle de cette Parole. Mieux vaut reconnaître sa propre ignorance que de répandre un enseignement nuisible aux âmes. Gardons-nous dun grand désastre : transformer un serviteur de Dieu (un débutant crédule) en esclave des hommes (cf. 1 Co 7, 23), en lamenant à accomplir la volonté déchue dun homme au lieu de la très sainte volonté de Dieu4.
La modeste relation entre celui qui donne des conseils et le disciple qui les reçoit, est tout autre que les rapports qui lient un starets à un novice qui pratique une obéissance inconditionnelle, qui sest fait esclave au nom du Seigneur. Un simple conseil nimplique pas la condition quil faille à tout prix lexécuter : on peut le suivre ou ne pas le suivre. Le conseiller nendosse aucune responsabilité pour son conseil, sil la donné avec crainte de Dieu et humilité, non de sa propre initiative mais à la demande instante de celui qui linterroge. De même, celui qui a reçu un conseil nest pas lié par lui ; il garde sa liberté dappréciation pour décider sil va suivre ou non le conseil reçu. Il est clair que la voie des conseils, tout comme celle qui consiste à suivre la sainte Écriture, correspond aux besoins de notre époque décadente.
Notons que les Pères interdisent de donner des conseils aux autres son propre mouvement, sans y avoir été invité par eux. Prendre linitiative de donner des conseils aux autres est le signe que lon sattribue une connaissance et une dignité spirituelles, ce qui est une preuve évidente dorgueil et daveuglement5. Cela ne concerne pas les supérieurs ni les responsables qui sont chargés dinstruire en tout temps, chaque fois que cest nécessaire et sans y avoir été invités, les frères qui leur sont confiés (cf. 2 Tm 4, 2). Mais lorsquils visitent dautres monastères, ils doivent suivre le conseil donné par Saint Macaire dAlexandrie à saint Pacôme le Grand. Pacôme interrogeait Macaire sur la façon denseigner et de juger les frères. Abba Macaire lui répondit : " Instruis et juge ceux qui te sont soumis, mais ne juge pas ceux de lextérieur5 ". Tous les supérieurs désireux de plaire à Dieu ont gardé et continuent de garder ce précepte.
Extrait du livre de saint Ignace Briantchaninov,
Introduction à la tradition ascétique de lÉglise dOrient.
Présence, Sisteron, 1978.
RÉFÉRENCES
1. Philocalie, ch. 33, t. III.
2. Saint Nil Sorski, Règle monastique ou Tradition, Introduction.
3. Ibid. Il ne sera pas superflu de noter ici que saint Nil Sorski, bien quil ait reçu la grâce de Dieu, ne se risquait pas de commenter lÉcriture par lui-même, mais recourait aux explications données par les Pères. La voie de lhumilité est la seule voie sûre menant au salut.
4. Il nest pas allusion ici à lobéissance monastique extérieure, ni aux travaux et occupations assignés par les autorités du monastère, mais à lobéissance intérieure, cachée, qui sexerce dans lâme.
5. Opinion du saint martyr et évêque Pierre, métropolite de Damas, et dautres Pères ; cf. Philocalie, t. III.
6. Apophtegmes, Macaire dAlexandrie.
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Dernière mise à jour : 06-07-99