Père Dimitri Klépinine

Père Dimitri Klépinine
1905 - 1944

Le sacrement du frère

par

Métropolite Daniel (Ciobotea)
de Moldavie

Le père Dimitri Klépinine fut l'aumonier de l'hospice de la rue de Lourmel, Paris, oeuvre dirigée par Mère Marie, de 1939 à 1943. Proche collaborateur de Mère Marie dans l'aide aux Juifs, il fut arrêté le 8 février 1943 et déporté en Allemagne. Il est mort au camp de concentration de Dora le 9 février 1944 a fut canonisé comme martyr en 2004.


Comme le mot sacrement (du latin sacramentum) ne couvre pas totalement le contenu du terme grec : mysterion — " mystère, " nous utilisons souvent dans notre exposé le mot mystère à la place du mot sacrement, afin de mieux placer le thème traité dans le contexte du mystère même du Christ, mystère fondamental de la foi et de la vie de l’Église.

1. Le mystère du frère s’enracine dans le mystère
de la philanthropie divine révélée en Christ.

Le mystère du frère en tant que mystère d’altérité et de communion n’est pas le huitième mystère ou sacrement à côté des sept sacrements de l’Église, mais plutôt la manière dont l’Église approche l’homme dans la présence du Christ crucifié et ressuscité qu’on célèbre dans la liturgie eucharistique. Le mystère ou le sacrement du frère représente l’attitude pratique de l’Église envers l’homme lorsqu’elle contemple et confesse, célèbre et approche le mystère de l’infini amour divin pour l’homme, ou le mystère de l’humanisation de Dieu, afin que l’homme puisse devenir dieu par la grâce.

Pour les Apôtres et Pères de l’Église, la contemplation de ce mystère fondamental était la source de toute la théologie, de toute la vie spirituelle et de toute la mission de l’Église dans le monde. Saint Paul dit à ce sujet : Sans contestation, le mystère de la piété est grand : Dieu a été manifesté en chair, justifié par l’Esprit, vu par des anges, prêché aux nations, cru dans le monde, élevé dans la gloire (1 T 3, 16).

Pour l’Apôtre des nations, annoncer l’Évangile ou la parole de Dieu, c’est annoncer le mystère caché de tout temps et dans tous les âges, mais révélé main tenant à ses saints. Dieu a voulu leur faire connaître la glorieuse richesse de ce mystère parmi les païens, à savoir : le Christ en vous, l’espérance de la gloire (Col 1, 26-27).

Le Fils de Dieu devenu Homme par son amour infini pour l’homme assume la condition humaine jusqu’à la mort, pour ensuite libérer l’homme de la mort, par sa résurrection et lui donner la vie éternelle (1 Co 15, 20-22). Saint Jean l’Évangéliste contemple lui aussi le grand mystère du Logos incarné et précise que parce que le Fils unique est devenu Homme il a donné à tous les hommes le pouvoir de devenir enfants de Dieu : À tous ceux qui l’ont reçu, à ceux qui croient en son nom, Il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, lesquels sont nés, non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu (Jn 1, 12-13).

Par conséquent, tous les êtres humains qui acceptent le Christ sont des frères et des sœurs en Christ non pas sur la base d’une parenté biologique, mais sur la base de l’adoption divine par la grâce. " Le Fils de Dieu, dit Saint Irénée de Lyon, se fait homme pour que l’homme devienne fils de Dieu " (Contre les hérésies, III, 10,2 ; SC n° 211, p. 118).

Ainsi, depuis l’incarnation du Fils de Dieu, existe dans la Sainte Trinité un cœur humain plein de l’amour infini de Dieu pour toute l’humanité.

L’amour éternel du Père envers le Fils est maintenant aussi amour éternel pour l’homme. Or, comme Dieu se manifeste dans son amour, chaque être humain aimé par Dieu est un lien sacramentel de la présence même du Christ. Le mystère du frère est ainsi le mystère de l’amour du Christ présent dans chaque être humain.

" Dieu, dit Saint Maxime le Confesseur, s’est fait mendiant à cause de sa sollicitude envers nous [...] souffrant mystiquement par sa tendresse jusqu’à la fin des temps, à la mesure de la souffrance de chacun " (Mystagogie, PG 91, 713).

2. Le sacrement de l’autel
est inséparable du sacrement du frère

Déjà au début de sa prédication, dans le sermon sur la montagne, Jésus montre que l’amour envers Dieu est inséparable de l’amour envers le prochain, et que le culte rendu à Dieu doit être précédé par la réconciliation avec le prochain : Si tu présentes ton offrande à l’autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère. Puis viens présenter ton offrande (Mt 5, 23-24).

Il faut souligner aussi que l’institution de l’Eucharistie par le Christ lui-même avant sa Passion a lieu après qu’il ait montré beaucoup de compassion envers les êtres humains en détresse. Avant d’instituer, donc, le repas mystique du Royaume à venir le Christ a annoncé le Royaume par des paroles et par des actes de vie : il a guéri des malades, rassasié des affamés, purifié des lépreux, chassé des démons, ressuscité plusieurs morts dont son ami Lazare.

De plus, saint Jean l’Évangéliste nous montre que le Christ, après avoir institué l’Eucharistie, a institué, par le lavement des pieds des apôtres, la diaconie comme étant le champ où l’Eucharistie répand ses énergies de communion divino-humaine. En d’autres mots, le sacrement du frère en tant que réconciliation et diaconie précède et suit la célébration de l’Eucharistie. Le lien entre le sacrement du frère et le mystère de l’Eucharistie est mis en évidence par le Christ lui-même non seulement avant et dans sa mort sacrificielle sur la croix, lorsqu’il pardonne ses ennemis, mais aussi après sa résurrection d’entre les morts.

En ce sens, le récit de l’étrange pèlerin vers Emmaüs (Lc 24, 13-32) qui ne dévoile son identité qu’après avoir été accueilli dans la maison et invité à table, reste la plus forte expérience mystagogique pascale qui permet à l’Église de parler du sacrement du frère :

Lorsqu’ils (les disciples Luc et Cléopas) furent près du village où ils allaient, il (Jésus) parut vouloir aller plus loin. Mais ils le pressèrent, en disant : Reste avec nous, car le soir approche, le jour est sur son déclin. Et il entra, pour rester avec eux. Pendant qu’il était à table avec eux, il prit le pain ; et, après avoir rendu grâce, il le rompit, et le donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent ; mais il disparut de devant eux (Lc 24, 28-31).

Un étranger, un inconnu, un pèlerin qui a son propre chemin à parcourir et pourtant à un moment donné s’approche et fait route avec d’autres pèlerins, participe à leur difficulté à comprendre comment Dieu agit parmi les hommes et comment les hommes répondent à Dieu. Interprète de l’Écriture, de cette difficile et fascinante histoire de l’amour de Dieu envers les humains, Jésus ressuscité reste caché, étranger et inconnu jusqu’au moment où il est accueilli dans la maison et invité à table. Et une fois accepté, il préside la communion des cœurs et habite mystiquement notre vie en devenant lui-même la Vie de notre vie ; une Vie qu’on ne peut jamais posséder, mais seulement accueillir, car elle est totalement don de soi à l’autre, amour divin désintéressé.

L’événement mystagogique d’Emmaüs anticipe en quelque sorte la perception du mystère du jugement dernier selon l’unique critère : la présence inconnue et cachée du Christ dans chaque être humain qui a besoin de notre aide, de notre affection, de notre compassion, de notre sympathie.

Le jugement dernier décrit par l’Évangile (Matthieu 25, 31-46) révélera au grand étonnement tant des justes que des méchants que le sacrement de la présence interpellante, bien que discrète, du Christ dans les êtres humains en souffrance ne dépend pas de notre perception ou de notre interprétation.

Les justes lui répondront : Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, et t’avons-nous donné à manger ; ou avoir soif, et t’avons-nous donné à boire ? Quand t’avons-nous vu étranger, t’avons-nous recueilli ; ou nu, et t’avons-nous vêtu ? Quand t’avons-nous vu malade, ou en prison et sommes-nous allés vers toi ?
Et le roi leur répondra : Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites
(Mt 25, 37-40).

La présence mystérieuse du Christ Seigneur en ces plus petits de ses frères dans l’humanité s’explique par son amour tout puissant et pourtant humble envers chaque être humain ; tout puissant, car il embrasse l’humanité entière, humble pour nous donner l’espace d’une réponse positive ou négative libre.

Ainsi le mystère du frère est en même temps le mystère de notre liberté et de notre salut. Le mystère du frère ou l’homme vu avec les yeux du Christ et dans l’amour éternel du Christ révèle le fait que notre prochain demeure pour chacun ou chacune d’entre nous la plus grande chance ou le plus grand obstacle à notre salut. Le sacrement du frère est en effet le sacrement de la porte du Royaume de Dieu, car le centre même du Royaume de Dieu ouvert à l’homme c’est le cœur aimant du Christ Dieu-Homme. Même ceux qui se sont retirés dans le désert pour y cultiver, par la prière permanente, le plus possible la relation directe avec Dieu, car nous devons aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre pensée (Mt 22, 37), ont constaté et enseigné que l’entrée au Royaume de Dieu ou notre salut éternel dépend de notre attitude envers le prochain.

Saint Antoine d’Égypte le dit sous la forme d’une sentence : " La vie et la mort dépendent de notre prochain. En effet, si nous gagnons notre frère, nous gagnons Dieu. Mais si nous scandalisons notre frère, nous péchons contre le Christ " (Apophtegmes, PG 65, 77).

De leur côté, les grands docteurs de l’Église indivise, qui pour la plupart étaient en même temps liturges et pasteurs, ont exprimé avec force et talent le fait que le service rendu au prochain qui est dans le besoin ne relève pas tout simplement de l’éthique, mais plus profondément encore de la sacramentalité intégrale de la vie chrétienne.

La communion au corps eucharistique du Christ crucifié et ressuscité doit nous rendre davantage sensibles à la souffrance de tous nos frères pour lesquels Christ est mort et ressuscité.

" Tu veux honorer le corps du Sauveur ? dit saint Jean Chrysostome, ne le dédaigne pas quand il est nu. Ne l’honore pas à l’église par des vêtements de soie, tandis que tu le laisses dehors, transi de froid, et qu’il est nu. Celui qui a dit : Ceci est mon corps, et qui a réalisé la chose par la parole, celui-là a dit : Vous m’avez vu avoir faim et vous ne m’avez pas donné à manger. Ce que vous n’avez pas fait à l’un des plus humbles, c’est à moi que vous l’avez refusé ! " Honore-le donc en partageant ta fortune avec les pauvres : car il faut à Dieu non des calices d’or, mais des âmes d’or " (Sur Matthieu, Homélie 50, 3, PG 58, 508 ; cité dans O. Clément, Sources : Les mystiques chrétiens des origines, textes et commentaires, Stock, 1982, p. 109).

Saint Grégoire de Naziance avait la même vision du sacrement du frère : " Vous qui êtes les serviteurs du Christ, dit-il, ses frères et ses cohéritiers, tant qu’il n ‘est pas trop tard, secourez le Christ, nourrissez le Christ, revêtez le Christ, accueillez le Christ, honorez le Christ... " (De l’amour des pauvres, 40, PG 35, 285).

Pour saint Grégoire de Nysse, les pauvres sont " les gardiens du Royaume " des cieux. Et pour cette raison il met en garde : " Ne méprisez pas les pauvres. Demandez-vous qui ils sont et vous découvrirez leur grandeur : ils ont le visage de notre Sauveur (...) Les pauvres sont des économes de notre espérance, les gardiens du Royaume qui ouvrent la porte aux justes et la referment devant les méchants et les égoïstes. Accusateurs terribles, avocats véhéments " (De l’amour des pauvres, 1, PG 46, 57).

3. La célébration diaconale ou la pratique
du sacrement du frère hier et aujourd’hui

Le " sacrement de l’autel " se répercute et se dilate dans le " sacrement du frère ". La célébration liturgique de la présence du Christ au milieu de son peuple est inséparable de la diaconie du frère.

Nul ne peut recevoir dans l’Eucharistie le pardon et la paix de Dieu sans devenir un homme de pardon et de paix. Nul ne peut partager le banquet eucharistique sans devenir un homme de partage. Dans l’Église des trois premiers siècles, beaucoup de fidèles apportaient au rassemblement eucharistique non seulement le pain et le vin nécessaires à la célébration, mais les richesses qu’ils voulaient partager (O. Clément, Sources, p. 108). Saint Justin vers l’an 150 nous offre dans sa première Apologie adressée à l’empereur romain la description de la liturgie eucharistique et montre que la philanthropie divine célébrée dans l’Eucharistie est la base et la source spirituelle de la diaconie ecclésiale envers les humains en souffrance ou dans le besoin. " Puis a lieu la distribution et la partage des Eucharisties à chacun, et l’on envoie leur part aux absents par le ministère des diacres. Ceux qui sont dans l’abondance, et veulent donner, donnent librement chacun ce qu’il veut :

" L’ensemble de tout ce qui a été recueilli est remis à celui qui préside, et il assiste les orphelins, les veuves, ceux qui sont dans le besoin, soit parce qu’ils sont malades, soit pour toute autre cause, les prisonniers, les étrangers de passage, en un mot il porte secours à tous ceux qui sont dans le besoin " (Apologie I, 67, PG 6, 84).

Après la période des persécutions, à partir du IVe siècle, ces gestes du service diaconal envers le prochain intimement liés à la célébration eucharistique sont devenu des programmes ou des institutions philanthropiques, une pratique constante du sacrement du frère. Ainsi un saint Basile organise autour de l’église des maisons d’accueil pour les malades, les orphelins et les pauvres. Un saint Jean Chrysostome, qui a particulièrement insisté sur le " sacrement du frère ", multipliait les hôpitaux et proposait de vastes plans de réorganisation sociale, car la communion au Christ eucharistique crucifié et ressuscité créait dans les saints un sens aigu de la présence discrète du Christ dans les humains en souffrance. La liturgie eucharistique fait augmenter en eux la responsabilité sociale.

L’œuvre philanthropique développée à Byzance dans la perspective sacramentelle cultivée par les Pères de l’Église était considérable. Elle explique pourquoi plus tard dans des pays orthodoxes les premiers hôpitaux, orphelinats et maisons pour les personnes âgées ont été organisés par des monastères où la vie liturgique était intense.

Malheureusement les périodes de l’occupation ottomane et le temps des régimes communistes totalitaires ont souvent obligé les Églises orthodoxes à restreindre leur activité à la célébration liturgique.

Aujourd’hui, dans la liberté, il est extrêmement urgent de redécouvrir la célébration diaconale ou pratique du sacrement du frère, par la présence pastorale de l’Église dans les orphelinats, dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les maisons de personnes âgées, parmi les pauvres, partout où le Christ est en souffrance. En un mot, il faut redécouvrir le sacrement du frère comme étant sacrement salutaire. " Aujourd’hui, dit O. Clément, l’esprit des Pères serait (aussi) d’inviter les sociétés repues à une ascèse collective qui permettrait une meilleure répartition des ressources mondiales, qui éviterait que le fossé ne s’approfondisse sans cesse entre les riches et les pauvres de la planète " (Sources, p. 264).

Si pour le monde qui se sécularise la chance unique du salut reste le sacrement du frère, l’Église doit davantage aider les gens à redécouvrir le lien profond qui existe entre la prière comme source du véritable amour désintéressé et la diaconie du prochain comme accomplissement de la prière.

Comprise dans une perspective sacramentelle la diaconie sociale est beaucoup plus qu’une attitude éthique, elle est rayonnement de la liturgie eucharistique au-delà de l’église-bâtiment, ainsi que l’exercice dans le monde du sacerdoce universel de tous les baptisés. La diaconie sociale est donc œuvre de salut, car notre vie ou notre mort devant Dieu dépend de notre prochain.

Reproduit de la revue Contacts
vol. 46, no. 2, 1994.


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Introduction aux Pages Mère Marie Skobstov

« La joie du don : Vie de Mère Marie Skobstov » par Hélène Arjakovsky-Klépinine

« La piété évangélique » par Mère Marie Skobstov

« Le second commandement de l'Évangile » par Mère Marie Skobstov

« De l'imitation de la Mère de Dieu » par Mère Marie Skobstov

Dernière mise à jour : 20-09-01