Mère Élisabeth, supérieure de la Demeure de miséricorde Marthe-et-Marie

 Pages Sainte Élisabeth de Russie

Souvenir lumineux de la grande-duchesse Élisabeth Feodorovna

« Elle était passée sur la terre comme une divine apparition,
laissant après elle une traînée éblouissante »

par l'archevêque Anastase (Gribanovski)

Église Sainte-Marie-Madeleine, Jardin des Oliviers, Jérusalem

Tombeau de sainte Élisabeth de Russie

Église Sainte-Marie-Madeleine, Jardin-des-Oliviers, Jérusalem  //  Tombeau de sainte Élisabeth de Russie


L’archevêque Anastase, à l’époque l’un des évêques auxiliaires de Moscou, à qui la grande-duchesse parlait souvent de ses projets, est l’un des premiers à écrire des souvenirs sur elle. Il rédigea ces souvenirs à Jérusalem, où il vécut pendant onze ans au monastère de l'Ascension au Mont des Oliviers. Ce texte est paru à Jérusalem en 1925.

Il n’est pas donné à toutes les générations de croiser une telle bénédiction, un tel don du ciel que la grande-duchesse Élisabeth Feodorovna.

En elle, le sentiment chrétien le plus élevé s’unissait à la noblesse morale, à un esprit éclairé, à un cœur tendre, au goût le plus délicat. Son âme avait la structure la plus fine et la plus complexe qu’on puisse imaginer. Son apparence extérieure était un reflet de la beauté et de la grandeur de son esprit. Son front portait l’empreinte d’une dignité innée qui la distinguait de son entourage. En vain essayait-elle parfois de se dérober aux regards sous le voile de la modestie : elle était incomparable. Où qu’elle apparaisse, on se demandait toujours : « Qui est celle-ci qui surgit comme l’aurore, resplendissante comme le soleil » (Ct 6,10). Elle exhalait le pur parfum du lys, peut-être parce qu’elle aimait tant la couleur blanche, reflet de son cœur. Les qualités de son âme étaient pleinement harmonieuses, proportionnées. En elle, la féminité s’alliait à la vaillance ; sa bonté n’était pas faiblesse ni confiance aveugle ou inconsciente ; le don du discernement, si cher aux ascètes chrétiens, se révélait même dans les meilleurs élans de son cœur. Peut-être était-elle en partie redevable de ces particularités de son caractère à son éducation, dirigée par sa grand-mère Victoria, reine d’Angleterre. Ses goûts et ses habitudes portèrent toute sa vie la marque anglaise, l’anglais lui étant plus familier que l’allemand.

L’exemple d’Élisabeth de Thuringe, dite aussi de Hongrie, l’une des fondatrices de la maison de Hesse par sa fille, Sophie, influença profondément la spiritualité de la grande-duchesse, ce qu’elle reconnaissait volontiers. Contemporaine des Croisades, cette femme remarquable est un reflet de son époque. Une profonde piété s’unissait en elle à l’amour du prochain jusqu’à l’abnégation. Son époux voyait dans sa générosité une forme de prodigalité et la lui reprochait. Un veuvage précoce condamna Élisabeth à une vie d’errance et de privation. Elle retrouva cependant par la suite la possibilité d’aider les pauvres et les malades, se consacrant entièrement à la bienfaisance. La vénération qui avait entouré la royale ascète de son vivant poussa l’Église catholique à l’admettre au nombre de ses saints dès le XIIIe siècle. L’image lumineuse de sa digne aïeule avait captivé dès l’enfance l’âme sensible de la grande-duchesse, y laissant une profonde empreinte.

Les riches talents dont la nature l’avait douée avaient été raffinés par une éducation complète, répondant à ses exigences intellectuelles et esthétiques et enrichie des connaissances pratiques, nécessaires à toute maîtresse de maison. « L’impératrice, Alexandra Feodorovna [sa sœur cadette] et moi avons dû tout apprendre dans notre enfance », répondit-elle un jour à ceux qui lui demandaient d’où lui venait sa parfaite connaissance des arts ménagers.

Promise au grand-duc Serge Alexandrovitch, la grande-duchesse arriva en Russie à l’époque où, sous le sceptre d’Alexandre III, celle-ci avait atteint l’apogée de sa puissance et de sa force, et ce dans un esprit purement national. Avec la curiosité et le tact qui la caractérisaient, la jeune grande-duchesse, se mit à l’étude des traits du peuple russe et plus particulièrement de sa foi, dont sont si profondément imprégnés le caractère de la nation et toute notre culture. Elle se laissa bientôt subjuguer par la beauté et la richesse intérieure de l’orthodoxie qu’elle opposait souvent à la pauvreté spirituelle d’un protestantisme vide, « bien qu’ils soient si satisfaits d’eux-mêmes », soulignait-elle.

Et la grande-duchesse ressentit la nécessité intérieure de rejoindre la communion de l’Église orthodoxe. Lorsqu’elle fit part de son intention à son époux, celui-ci « fondit involontairement en larmes », rapporte un ancien courtisan. L’empereur Alexandre III fut également profondément touché de sa décision et offrit à sa belle-sœur, à l’issue de la sainte chrismation, une précieuse icône du Sauveur acheiropoiète [« non faite de main d’homme »] (copie de l’icône miraculeuse de la chapelle du Saint-Sauveur), que la grande-duchesse conserva pieusement toute sa vie. Ayant ainsi rejoint notre foi et s’étant unie par elle à tout ce qui fait l’âme de l’homme russe, la grande-duchesse pouvait dire désormais à son époux ces mots de la mohabite Ruth : « Ton peuple est devenu mon peuple, ton Dieu est devenu mon Dieu » (Rt 1,16).

Le long séjour du grand-duc au poste de gouverneur général de Moscou, ce véritable cœur de la Russie, où sa femme et lui vivaient en contact étroit avec nos reliques nationales et les traditions russes séculaires, contribua certainement à resserrer les liens entre la grande-duchesse et sa nouvelle patrie.

Dès lors, elle consacra une grande partie de son temps à la bienfaisance sociale, l’une des prérogatives de son rang, qui ne lui valut donc pas de mérite particulier.

Payant le tribut dû à son milieu, la grande-duchesse était contrainte de prendre part à la vie mondaine, dont la vanité commençait cependant à lui peser. Le martyre du grand-duc Serge Alexandrovitch, dont le corps fut déchiqueté par une bombe sous les murs mêmes du Kremlin (tout près du palais Nicolas, où le prince s’était installé après avoir renoncé à sa charge de gouverneur général) opéra un retournement décisif dans l’âme de son épouse, l’incitant à renoncer définitivement à sa vie mondaine. La grandeur d’âme avec laquelle elle avait supporté l’épreuve avait suscité le juste étonnement de tous : elle trouva en elle la force morale de visiter l’assassin de son mari, Kaliaïev, dans l’espoir de toucher et de régénérer son cœur par sa douceur et son pardon. Elle exprima les mêmes sentiments chrétiens au nom du martyr, le grand-duc, faisant inscrire sur la croix mémorial dessinée par Vasnetsov et érigée sur les lieux de la tragédie ces versets touchants de l’Évangile : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Néanmoins, tous n’étaient pas aptes à apprécier à sa juste valeur le changement qui s’opérait en elle. Il fallait avoir vécu une catastrophe aussi violente que la sienne pour comprendre la fragilité et la vanité des richesses, de la gloire et des autres biens terrestres, comme nous en prévient l’Évangile depuis des siècles. Dans la société d’alors, la décision de la grande-duchesse de disperser sa cour, afin de s’éloigner du monde et de se consacrer au service de Dieu et du prochain apparut comme un scandale et une folie. Méprisant également les larmes des amis, les jugements et les moqueries de la société, elle s’engagea courageusement sur sa nouvelle voie. Traçant à l’avance le chemin des parfaits, celui de l’ascèse, elle s’éleva cependant avec une sage gradation sur l’échelle des vertus chrétiennes.

Elle n’était pas sans ignorer les préceptes des anciens, conseillant à ceux qui s’engagent sur le terrain de la sainteté chrétienne de s’instruire de l’exemple des autres, pour « ne pas s’enseigner soi-même, ne pas aller sans guide sur un chemin inconnu, afin de ne pas faire marche arrière, ne pas avancer plus ou moins que ce qu’il faut, ne pas se fatiguer par une course hâtive ni s’endormir au moment du repos » (saint Jérôme, lettre à Rustique le moine).

Elle s’efforçait donc de ne rien entreprendre sans le conseil de moines expérimentés dans la vie spirituelle, en particulier des startsi du désert de Saint-Zossime, auxquels elle vouait entière obéissance. Elle choisit pour patrons célestes saint Serge et saint Alexis, remettant à leur protection son époux défunt, inhumé dans la crypte du monastère du Miracle, dans une magnifique chapelle funéraire dans le style des catacombes romaines antiques. Le long deuil du grand-duc, durant lequel elle s’enferma dans son monde intérieur, demeurant continuellement à l’église, fut la première frontière naturelle la séparant de son train de vie ordinaire. Le passage du palais à sa maison de la rue Ordynka, dont elle n’occupait que deux modestes pièces, marqua sa rupture avec le passé et le début d’une nouvelle période de sa vie.

Son souci principal était à présent l’organisation d’une communauté dans laquelle le service spirituel de Dieu serait fondamentalement lié au service actif du prochain au nom du Christ. C’était là, une forme de bienfaisance ecclésiastique organisée, complètement nouvelle pour nous, qui attira l’attention de tous. Elle s’appuie sur une vérité aussi indiscutable que profonde : personne ne peut donner plus qu’il ne possède. Nous puisons tout en Dieu et ce n’est donc qu’en lui que nous pouvons aimer notre prochain. L’amour soi-disant naturel, l’humanisme s’épuise rapidement, cédant vite la place au refroidissement et à la déception. Tandis que celui qui vit en Christ est capable de gravir les sommets de l’abnégation et de donner sa vie pour ses amis. La grande-duchesse souhaitait non seulement animer notre activité caritative de l’esprit de l’Évangile, mais encore la placer sous le patronage de l’Église et par là rapprocher progressivement d’elle notre société, alors déjà majoritairement indifférente à la foi. Le nom même de l’institut fondé par la grande-duchesse – Demeure Marthe-et-Marie – est hautement symbolique. Il définit à l’avance la mission de la communauté, appelée à figurer en quelque sorte la maison de Lazare où le Christ aimait tant séjourner. En recevant chez elles le Christ en la personne de ses frères, les sœurs de la Demeure étaient appelées à unir la vocation élevée de Marie, prêtant l’oreille aux paroles de la vie éternelle, au ministère de Marthe. Justifiant et expliquant sa pensée, la fondatrice de bienheureuse mémoire disait que le Christ Sauveur n’avait pu condamner Marthe pour son hospitalité, marque de son amour pour lui : il ne faisait que la mettre en garde, et à travers elle toutes les femmes tentées de se laisser absorber par les soins et l’agitation du ménage, les distrayant des hautes exigences de l’esprit. Ne pas être de ce monde et agir cependant au milieu du monde afin de le transfigurer, voici le fondement de sa communauté.

Aspirant à obéir en tout filialement à l’Église orthodoxe, la grande-duchesse ne souhaitait pas profiter des avantages de sa situation et ne chercha pas à se dérober aux plus petites des règles établies et des consignes voulues pour tous par les autorités ecclésiastiques. Au contraire, elle s’appliqua à exécuter leurs moindres désirs, quand bien même ils viendraient contredire ses propres positions. Elle avait, par exemple, sérieusement pensé remettre à l’honneur l’ancienne institution des diaconesses, avec la chaude approbation du métropolite Vladimir de Moscou. Un quiproquo provoqua cependant l’opposition de l’évêque Hermogène (alors évêque de Saratov, puis de Tobolsk, où il subit le martyre) : il accusa la grande-duchesse de tendances protestantes, sans le moindre fondement (ce dont il se repentit par la suite) et il la força à renoncer à l’idée qui lui était chère.

Incomprise dans ses meilleures aspirations, la grande-duchesse ne se laissa pas décourager par la déception et reporta toute son affection sur son enfant chéri, la Demeure de miséricorde Marthe-et-Marie. Rien d’étonnant à ce que la communauté se développât rapidement et attirât de nombreuses sœurs, d’origine noble ou populaire. Un ordre presque monastique y régnait, les sœurs se consacrant au soin des malades qui venaient à elles ou demeuraient dans l’hôpital conventuel, apportant une aide matérielle et morale aux indigents, secourant les orphelins et les enfants abandonnés qui périssent en si grand nombre dans les grandes villes. La grande-duchesse s’occupait plus particulièrement des malheureux enfants du marché de Khitrovka, marqués par le péché de leurs parents, nés dans ce cloaque de Moscou, flétris avant même d’avoir pu s’épanouir. Elle organisa un foyer spécialement destiné à leur éducation, où un grand nombre d’entre eux retrouva bientôt des forces physiques et morales. Les autres étaient suivis en permanence sur leurs lieux de résidence.

L’esprit d’initiative, la fermeté morale qui caractérisaient la grande-duchesse dans toutes ses entreprises la poussèrent à rechercher de nouvelles formes de bienfaisance, dans lesquelles se fait parfois sentir l’influence de sa première patrie, de l’Occident, qui nous a largement dépassés dans le domaine de l’aide sociale et de l’entraide. Elle créa ainsi un artel [société coopérative] de coursiers, logé dans un foyer confortable, un appartement pour les étudiantes, etc. Toutes ces entreprises n’étaient pas forcément liées à la Demeure Marthe-et-Marie, mais toutes, comme les rayons sont attachés au centre, se rassemblaient autour de leur fondatrice qui les entourait de ses soins et de sa protection.

Ayant choisi pour mission non seulement le service du prochain en général, mais la rééducation spirituelle de notre société, la grande-duchesse souhaita s’adresser à elle dans la langue qui était la plus proche et la plus compréhensible, celle de l’art ecclésiastique et de la beauté liturgique de l’orthodoxie. Toutes les églises érigées à son initiative, en particulier l’église principale du monastère sur le modèle des églises de Pskov et de Novgorod par le célèbre architecte Chtchoussev et peinte par Nesterov, se distinguent par la retenue du style et la perfection artistique de l’ornementation intérieure et extérieure. L’église nécropole, installée sous les voûtes de l’église principale, chaleureuse, apaisante, suscita l’admiration de tous. Le service divin dans cette Demeure fut toujours au plus haut niveau grâce aux exceptionnelles qualités pastorales de l’aumônier choisi par la supérieure. De temps en temps, elle invitait à célébrer et à prêcher les meilleurs pasteurs de Moscou et même de toute la Russie, butinant comme une abeille le nectar de toutes les fleurs. En vraie chrétienne, elle ne crut jamais avoir, selon le mot de Gogol, « fini ses classes » ; elle demeura toute sa vie disciple, aussi humble que consciencieuse. L’atmosphère extérieure de la Demeure Marthe-et-Marie, son existence intérieure comme toutes les créations de la grande-duchesse portaient l’empreinte non seulement de sa spiritualité, mais aussi de son élégance et de sa culture, non pas qu’elle y accorda une importance en soi, mais parce que tel était l’effet involontaire de sa créativité.

En concentrant son activité autour du monastère, la grande-duchesse ne rompit pas avec les organismes sociaux et les sociétés de bienfaisance ou à caractère spirituel et missionnaire avec lesquels elle avait entretenu les meilleures relations dès ses premières années à Moscou. Parmi eux, la Société orthodoxe de Palestine n’était pas loin d’occuper la première place. Elle avait été créée à l’inspiration de son défunt époux le grand-duc Serge Alexandrovitch, pénétré d’un profond sentiment orthodoxe et russe pour la Terre sainte. Ayant hérité de lui la présidence de cette société, elle l’imita dans sa sainte ardeur pour Sion, dans son souci constant des pèlerins russes attirés par la Terre sainte. Son désir le plus cher était de se joindre à eux, bien qu’elle eût déjà visité les Lieux saints avec le défunt grand-duc. La chaîne ininterrompue des travaux et des obligations, chaque année plus complexe, l’empêcha de quitter la Russie pour la Ville sainte. Hélas ! Qui eut cru qu’elle ne reviendrait à Jérusalem qu’après sa mort, que la Ville sainte deviendrait le lieu de son éternel repos.

Son esprit était toujours à la hauteur de son cœur, et, en tant que présidente de la Société de Palestine, elle fit montre non seulement de son amour et de son zèle pour la Terre sainte, mais aussi d’une parfaite connaissance des affaires, suscitant l’impression qu’elle dirigeait personnellement toutes les fondations de la société. Peu avant la guerre, elle réfléchissait à un projet d’hôtellerie digne du nom russe à Bari, abritant une église dédiée à saint Nicolas. Le projet et le modèle de ce bâtiment, conçu dans le style russe ancien par Chtchoussev ne quittait pas son bureau. De multiples rapports et entretiens, l’étude de différentes requêtes reçues des quatre coins de la Russie, au milieu d’autres occupations remplissaient généralement sa journée, l’épuisant souvent complètement. Cela ne l’empêchait pas, cependant, de passer la nuit au chevet de grands malades, ou bien d’assister aux offices nocturnes au Kremlin ou dans lés églises et monastères préférés des Moscovites. L’esprit soutenait son corps éreinté.

Cachant ses souffrances, elle apparaissait toujours en public avec un lumineux sourire. Ce n’est que lorsqu’elle demeurait seule ou avec ses proches qu’une mystérieuse tristesse transparaissait dans ses yeux, la marque des âmes élevées se languissant en ce monde. Ayant renoncé à presque tous les biens de ce monde, elle rayonnait d’autant plus d’une lumière intérieure, de son amour et de sa tendresse. Personne ne faisait le bien avec plus de délicatesse, donnant à chacun selon ses besoins ou son profil spirituel. Elle savait non seulement pleurer avec ceux qui pleurent, mais se réjouir avec ceux qui se réjouissent, ce qui est souvent plus difficile. N’étant pas moniale au sens strict du terme, elle observait mieux que n’importe quelle religieuse le sage conseil de saint Nil le Sinaïte : « Bienheureux le moine qui vénère tout homme comme un dieu après Dieu. » Trouver ce qu’il y a de bon en tout homme, « appeler la miséricorde pour les pécheurs » était l’aspiration constante de son cœur. La douceur des mœurs ne l’empêchait pas de s’emporter d’une sainte colère à la vue d’une injustice. Elle se jugeait avec sévérité, si elle faisait la moindre faute, même involontaire.

Que l’on me permette de rapporter un fait, témoignant de ce trait de caractère et montrant à quel point la sincérité dominait en elle sa retenue naturelle et les exigences de l’étiquette. Un jour, alors que je n’étais encore qu’évêque auxiliaire à Moscou, elle me proposa de présider une société composée uniquement de laïcs et n’ayant pas de rapport direct avec l’Église dans ses objectifs. Je me troublai, ne sachant que répondre. Elle comprit immédiatement ma situation. « Pardonnez-moi, dit-elle résolument, j’ai dit une sottise », me tirant ainsi d’embarras.

La position de la grande-duchesse, en même temps que son accessibilité, attirait de multiples organisations ainsi que de multiples solliciteurs recherchant son aide, son patronage ou son entremise devant les représentants du pouvoir moscovite ou central. Elle prêtait l’oreille à toutes les demandes, sauf aux requêtes à caractère politique, qu’elle rejetait toujours, estimant l’ingérence dans la politique inconciliable avec son nouvel état.

Voici en quoi consiste une affaire mal connue, même de ceux qui y furent mêlés de près. Au cours de la préparation du programme des festivités liées au centenaire de la Guerre patriotique [1812, contre Napoléon], les membres de la commission spéciale disputèrent longuement des cérémonies du 30 août, dernier jour du jubilé à Moscou où, selon le cérémonial, le souverain devait arriver de Borodino. Le représentant du ministère de la Cour avait proposé de mettre au centre de la journée la visite du tsar au musée d’Artisanat, sans aucun lien avec les événements historiques de 1812. D’autres soutenaient mon projet, qui prévoyait la célébration d’un Molében solennel sur la Place Rouge, en ce jour saint où la Russie fête saint Alexandre Nevski. Ce projet s’inscrivait tout naturellement dans la ligne des festivités et répondait au sacrifice historique du peuple russe, accompli sous la bannière de l’Église cent ans plus tôt. Le parti adverse, cependant, refusait énergiquement de renoncer à son plan, se couvrant, comme d’une armure inaltérable, de « la volonté impériale », qui était naturellement difficile à vérifier. Mes partisans et moi-même, en tant que représentant du clergé, n’eûmes plus qu’à nous soumettre à l’inévitable.

Je fis part de ce conflit à la grande-duchesse lors d’un entretien. Ayant écouté mon récit avec une réelle émotion, elle dit : « Je vais essayer d’écrire à l’empereur à ce sujet, car, dit-elle avec un fin sourire, il nous est tout permis, à nous les femmes. » Une semaine plus tard, elle me fit savoir que le souverain avait modifié le programme dans le sens qui me convenait. Le jour du 30 août demeure dans toutes les mémoires comme l’image majestueuse, bouleversante d’une célébration à la fois liturgique et patriotique de tout le peuple. Et c’est à la grande-duchesse que Moscou devait ce spectacle, montrant par là son dévouement à l’Église en même temps qu’un profond sens de l’histoire, véritablement russe.

Avec le déclenchement de la guerre, elle se dévoua corps et âme au service des malades et des blessés, qu’elle visitait personnellement, non seulement dans les lazarets et sanatoriums de Moscou, mais également sur le front. La calomnie ne l’épargna cependant pas plus que la défunte impératrice, les accusant de compassion superflue pour les prisonniers allemands blessés. La grande-duchesse supporta cette amère vexation, totalement injustifiée, avec sa magnanimité ordinaire.

Lorsque la tempête révolutionnaire éclata, elle l’accueillit avec un calme et une maîtrise de soi exceptionnels. Elle semblait se tenir sur un rocher inébranlable et observer de là sans crainte les vagues se déchaîner autour d’elle, fixant son œil spirituel sur les lointains éternels.

Elle n’avait pas le moindre ressentiment contre les fureurs de la foule déchaînée. « Le peuple est un enfant, il n’est pas coupable de ce qui se passe, disait-elle avec douceur, il est induit en erreur par les ennemis de la Russie. » Même les souffrances et les humiliations subies par les membres de la famille impériale, dont elle était si proche, ne la décourageaient pas. « Cela servira à leur purification morale et les amènera à Dieu », fit-elle un jour remarquer avec une lumineuse quiétude. Elle ne souffrit profondément pour cette famille qui lui était doublement chère que lorsque celle-ci fut prise dans les épines de la calomnie, particulièrement en temps de guerre. Afin de ne pas donner de prétexte à de nouvelles médisances, la grande-duchesse s’efforçait d’éviter ces thèmes. Si la curiosité malsaine des oisifs les faisait toucher trop directement ce délicat problème, elle lui opposait immédiatement un silence expressif. Une seule fois, de retour de Tsarskoe Selo, elle laissa tomber : « Ce scélérat [Raspoutine] veut me séparer d’eux. Grâce à Dieu, il n’y arrive pas. »

Le charme qui émanait d’elle était si grand qu’il en imposa même aux révolutionnaires, venus inspecter la Demeure Marthe-et-Marie. L’un d’entre eux (un étudiant, visiblement) loua même la vie des sœurs, disant ne remarquer aucun luxe ; partout règnent l’ordre et la propreté, qui n’ont rien de répréhensible. Voyant sa sincérité, la grande-duchesse se mit à discuter avec lui des différences entre l’idéal chrétien et l’idéal socialiste. « Qui sait, peut-être poursuivons-nous le même but par des chemins différents », conclut son interlocuteur inconnu, touché de ses arguments, avant de quitter la Demeure. « Nous ne sommes pas encore dignes de la couronne du martyre », répondit la supérieure à ses sœurs qui la félicitaient d’un premier contact aussi favorable avec les bolcheviks. La couronne n’était plus très loin d’elle...

Pendant les derniers mois de 1917 et au début de 1918, le pouvoir soviétique, à l’étonnement de tous, laissa la Demeure Marthe-et-Marie et sa supérieure disposer d’une entière liberté, les soutenant même en assurant le ravitaillement de la Demeure. L’arrestation inopinée et la déportation de la grande-duchesse à Iekaterinbourg, survenues pendant les fêtes de Pâques, n’en parurent que plus brutales et plus inattendues. Le patriarche Tikhon tenta vainement d’obtenir sa libération par le biais des organisations ecclésiastiques avec lesquelles le pouvoir soviétique avait été forcé de compter pendant les premiers temps. La déportation de la grande-duchesse n’avait d’abord pas été sans un certain confort logée dans un monastère de femmes, elle bénéficia de la sincère compassion des moniales. Sa plus grande consolation était de pouvoir assister librement à tous les offices ; sa position empira largement après son transfert à Alapaïevsk, où, avec sœur Barbara, fidèle compagne jusque dans la mort, et d’autres grands-ducs partageant son sort, elle fut emprisonnée dans l’une des écoles de la ville. Elle conserva cependant la force intérieure qui la caractérisait, envoyant de temps à autre des paroles de soutien et de consolation aux sœurs de sa Demeure, profondément affligées à son sujet. Jusqu’à la nuit fatale du 5/18 juillet. Cette nuit-là, les détenus impériaux et leurs proches furent réveillés brusquement. Avec eux, avec sœur Barbara, sa vaillante compagne désormais entrée dans l’histoire, elle fut emmenée hors de la ville en automobile et, selon toute vraisemblance, enterrée vivante dans l’une des mines environnantes.

Les résultats des fouilles organisées par la suite montrent qu’elle s’efforça jusqu’à la dernière minute de venir en aide aux grands-ducs blessés. Les paysans des environs, ayant observé de loin l’exécution d’inconnus entendirent longtemps un chant mystérieux, s’élevant de sous la terre. C’était elle, la martyre, qui chantait pour elle et pour les autres les prières des mourants, avant que « lâche le fil d’argent, que la coupe d’or se brise » (Ec 12,6) et que ne retentissent enfin pour elle les chœurs angéliques. Ainsi la couronne tant désirée du martyre vint-elle ceindre son front, la faisant rejoindre le chœur de ceux dont parle l’apôtre Jean, qui contempla les mystères : « Après quoi, voici qu’apparut à mes yeux une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue ; debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main. [:..] Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau » (Ap 7, 9-14).

Elle était passée sur la terre comme une divine apparition, laissant après elle une traînée éblouissante. Son martyre, celui de ceux qui souffrirent avec elle pour la terre russe, apparaît également comme rédemption pour l’ancienne Russie et fondement pour la nouvelle, érigée sur les reliques des nouveaux martyrs. Ces modèles ont une signification éternelle ; leur apanage : éternelle mémoire au ciel et sur la terre. Ce n’est pas en vain que la voix populaire l’avait canonisée dès son vivant.

Comme récompense de ses mérites sur la terre, et plus particulièrement de son amour pour la Terre sainte, ses reliques (trouvées absolument exemptes de corruption dans la mine, selon les témoins) devaient reposer au lieu même de la passion et de la résurrection du Sauveur. Exhumées sur ordre de l’amiral Koltchak avec les corps des autres membres de la famille impériale exécutés en même temps que la grande-duchesse (le grand-duc Serge Mikhaïlovitch, les princes Jean, Igor et Constantin Constantinovitch, le prince Vladimir Paley, fils du grand-duc Paul Alexandrovitch) et ceux de la sœur Barbara furent transférés d’abord à Irkoutsk, puis à Pékin, où ils restèrent relativement longtemps dans l’église du cimetière de notre mission. De là, grâce aux bons soins de la sœur de la défunte, la princesse Victoria, marquise de Milford-Haven, à laquelle elle avait été étroitement liée, son cercueil et celui de la sœur Barbara furent transportés à Jérusalem par Shanghai et Suez. Le 15 janvier 1920, les corps des deux martyres unies dans la mort furent triomphalement accueillis à Jérusalem par les autorités anglaises, les clergés grec et russe, la nombreuse colonie russe et les populations locales. Deux jours plus tard, eut lieu l’inhumation, célébrée par le patriarche Damien, chef vénéré de l’Église de Sion, avec un grand concours de clercs.

Visite du grand-duc Serge et de la grande-duchesse Élisabeth à Jérusalem, 1888

Les cercuils de mère Élisabeth et de soeur Barbara en 1920

Visite du grand-duc Serge et de la grande-duchesse Élisabeth
à l'église Sainte-Marie-Madeleine au Mont-des-Oliviers en 1888

Accueil des cercuils de mère Élisabeth et de soeur Barbara
 à l'église Sainte-Marie-Madeleine en 1920

La grande-duchesse a trouvé sa dernière demeure dans une crypte placée juste sous l’église russe Sainte-Marie-Madeleine, qui semble avoir été prévue à cet effet. Cette église, bâtie en mémoire de l’impératrice Maria Alexandrovna par ses augustes enfants, n’était pas étrangère à la défunte : elle avait assisté à sa dédicace avec le grand-duc Serge en 1888. C’est la plus élégante de nos églises en Palestine. Elle est située sur le flanc pittoresque du Mont des Oliviers et attire de loin le regard avec ses formes hautes en couleur, typiquement russes, transportant en pensée le visiteur en Russie, à la fois si lointaine et si proche de la Terre sainte. La défunte martyre n’aurait pu faire de meilleur choix pour sa dernière demeure, si elle avait su qu’elle devrait provisoirement reposer loin de sa Demeure de miséricorde, où elle s’était préparée une tombe.

Ici, tout correspond à son esprit : les coupoles dorées de l’église, jouant au soleil entre le vert des oliviers et des cyprès, l’ornement intérieur de l’église, traduisant l’inspiration artistique de Verechtchaguine, le caractère même des saintes images, comme pénétrées des rayons de la résurrection du Christ. Plus près encore, plus cher à son cœur, le parfum des Lieux saints dont est comme enveloppé le sanctuaire : en contrebas de celui-ci se développe une vue unique en son genre sur la Ville sainte, dominée par la majestueuse coupole du Saint-Sépulcre, à son pied le jardin de Gethsémani, où souffrit et pria jusqu’à se couvrir d’une sœur de sang le Divin Martyr, puis Gethsémani, où fut ensevelie la Mère de Dieu ; à gauche, à peine cachée par les replis des montagnes, on devine Béthanie, la véritable demeure de Marthe et de Marie, les sœurs de Lazare que le Seigneur rappela de la tombe ; tout en haut l’église Sainte-Marie-Madeleine vient couronner le Mont des Oliviers, d’où le Sauveur ressuscité s’éleva dans la gloire, afin d’annoncer à tous ceux qui demeurent fidèles à Dieu jusqu’à la mort dans les épreuves « Le vainqueur sera donc revêtu de blanc ; et son nom, je ne l’effacerai pas du livre de vie. [... ] Le vainqueur, je lui donnerai de siéger avec moi sur mon trône, comme moi-même, après ma victoire, j’ai siégé avec mon Père sur son trône » (Ap 3,5.21).

Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur du livre
d’Anne Khoudokormoff-Kotschoubey et sœur Élisabeth (eds),
Élisabeth de Russie, moniale, martyre et sainte

(éditions Lessius, Bruxelles, 2010).


La Vie et l'oeuvre de Sainte Élisabeth de Russie
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Première mise en ligne : 10-12-10
Dernière mise à jour : 10-12-10