Photo d'Alexandre Men

Pages Alexandre Men

L'Espoir chrétien : « Karabakh » ou »Bethléem » ? par père Alexandre Men


Prédication du père Alexandre Men

Cette méditation sur Noël remonte à 1989, lors de la flambée d’hostilités entre Arméniens et Azerbaïdjanais du Nagorno-Karabakh. Le conflit faisait suite à un massacre sauvage et surprise des Arméniens de la région de Sumgait en Azerbaïdjan. Et en avril de la même année, les troupes russes avaient procédé à une violente attaque lors d’une manifestation pacifique dans les rues de Tbilissi en Géorgie. Dans la foulée de ces événements et dans la perspective d’autres conflits de nature nationaliste en Union soviétique, le père Alexandre réfléchit sur la présence du Malin et de la violence dans le monde. Aujourd’hui, avec l’expérience que nous ont livré la Tchétchénie et la Bosnie, ses paroles sont tout aussi d’actualité que jamais.

Le terme « Karabakh » représente pour moi le symbole collectif des innombrables tragédies qui semblent éclater les unes après les autres dans un si grand nombre de foyers au monde. Même si les causes de ces flambées de haine et de violence peuvent différer d’un endroit à l’autre, le cadre est commun : la catastrophe. Souvenons-nous de Tian-An-Men, de Tbilissi, de l’Ulster et de Jérusalem, de Sumgait et de Kaboul, ou encore de l’Afrique et de l’Amérique latine. Sans oublier l’Inde, pays de paix et de Sagesse, qui a aussi connu les bains de sang. On peut avoir indubitablement l’impression que l’humanité, les tribus, les pays et les gouvernements, les chefs et les foules, a pris le sentier de l’autodestruction.

Les idéologies, traditions, slogans nationaux ou politiques, les cultes et les langues, tout cela a déjà servi d’armement contre d’autres êtres humains. Si la chose la guerre civile constitue la chose la moins naturelle qui soit [...], ne devrions-nous donc pas admettre enfin que nous sommes devant une guerre civile qui déchire, à l’échelle planétaire, les 'enfants d’Adam’, une guerre qui déchire le corps même de l’humanité ?

Cet état de guerre est constant. Le terrorisme et la haine ne connaissent pas de trêve. Ses motifs sont la transgression des lois, le crime et la toxicomanie. C’est comme si, en nos propres temps, un barrage s’était effondré et que nous étions submergés par des vagues successives de haine. Tout cela se déroule ici et maintenant devant nous, mais les sources de mal sont parmi nous depuis longtemps.

Aurions-nous oublié les paroles apocalyptiques du Dies Irae ? Faut-il nous rappeler les nazis, les stalinistes, les khmer-rouges ? Devrions-nous tout oublier et nous enfouir la tête dans le sable ? Même là, cela n’arrêtera pas la croissance du mal !

Et quand même, aujourd’hui même, l’étoile de Noël, l’étoile de Bethléem brille encore, comme elle brillait il y a deux mille ans, sur un monde en effervescence. Cette étoile nous appelle et nous rappelle l’éternité.

C’est la raison pour laquelle Noël est plus que seulement le ‘festival des enfants’, une réunion familiale ou une simple fête chômée. Pour certains, l’Étoile de Noël n’est qu’une décoration sur l’arbre de noël, mais pour ceux-là, morte est la vraie signification de cette journée sainte.

L’étoile du Christ rappelle aux humains leur vocation intérieure. Elle nous rappelle l’étincelle sacrée que le Créateur a placé en chacun de nous, l’étoile qui allume en nous l’amour et la liberté, la foi, la compassion et la grégarité

Le philosophe Nicolas Berdiaev s’est vu un jour poser cette question paradoxale : ‘Dieu peut-il créer une pierre que lui-même ne pourrait pas bouger ?’ Et Berdiaev de répondre du tac au tac : ‘Oui, et cette pierre, c’est l’homme’.

L’Église a toujours enseigné qu’il est impossible de délivrer les gens du mal ni du monde naturel sans leur participation active. Nous sommes faits à l’image et à la ressemblance des animaux, mais quant à notre être essentiel, nous sommes créés à l’image et à la ressemblance de notre Créateur. Par conséquent, la liberté, qui est notre attribut inaliénable, nous donne la possibilité de transformer notre nature animale et d’activer ces merveilleux potentiels qui reposent en nous. Mais cela est-il possible si nous ne prenons, comme point de départ, que nous-mêmes ?

Cela fait plusieurs siècles maintenant que le monde jongle avec l’idée que nous le pouvons. Le monde a tenté de ne pas regarder ‘Bethléem’ et de ne pas voir le doux éclat de cette étoile, la Bonne Nouvelle.

Intoxiqués de sciences et fiers de notre puissance d’intervention sur les éléments, nous avons mis notre confiance dans notre connaissance des lois de la nature, en nous attendant à hériter ainsi de la joie et de la paix. Mais cela ne s’est pas produit. La connaissance, donnée à notre nature animale, assujettie comme elle l’est à nos facultés de raisonnement, n’a pas sauvé la civilisation mais lui aura plutôt servi d’Épée de Damoclès. Et ce n’est pas la faute de la connaissance en soi, ni de la raison, qui nous est un cadeau de Dieu, mais bien de l’éclipse de notre esprit, qui n’a pas été en mesure d’affronter cette croissance.

Nous, la race humaine, nous sommes fiés aux idéaux de cet humanisme séculier et du monde, dont nous sommes si fiers dans le siècle présent. Nous avons cru que nous étions en mesure de laisser de côté l’étoile de Bethléem, étant donné que nous avons trouvé nos propres tables de la loi. Cependant, ces tables se sont avérées aussi fragiles que le verre, et les premiers assauts de la Guerre mondiale les a pulvérisées. L’humanisme s’est vu réduire en poussière sous la botte des dictateurs, que les foules se sont mises à suivre aveuglément. La Bête ne s’était qu’assoupie, et elle se relevait alors avec une force décuplée pour s’étendre à l’échelle planétaire, écrasant tout sur son passage. Et encore, ce n’est pas la faute de l’humanisme comme tel, mais bien du fait d’avoir oublié les sources élevées, les sources divines du bien.

Nous, la race humaine, avons cru que la technologie, le confort et un mode de vie appelé à garantir les meilleures conditions possibles de travail et de repos allaient régler tous les problèmes. Mais l’exemple des pays industrialisés nous montre que ce n’est qu’illusion. Ce que cet exemple nous montre avec brio, c’est l’omniprésence des dangers moraux, culturels et écologiques de la civilisation technique; c’est aussi à quoi mènent la satiété, le matérialisme éthique et la société de consommation. Naturellement, c’est une bonne chose que l’on puisse nourrir et habiller convenablement les sens, qu’on puisse les loger convenablement et leur conférer la possibilité d’utiliser la technologie moderne au quotidien. Mais de se représenter ces choses comme le seul idéal à atteindre ne fait qu’amoindrir les objectifs de la vie et que mener les gens dans l’impasse du matérialisme.

Depuis des siècles, nous les humains avons rêvé de transformer la société afin d’apporter la prospérité et le bien-être à tous, dans un monde gouverné par la liberté, l’égalité et la fraternité. Mais l’expérience de la terreur engendrée par la Révolution française constituait déjà un avertissement et le prototype de tout ce qui allait nous arriver par la suite. Quand ce que l’on tient pour sacré se résume à l’ordre social, au lieu de la vie, la personne et ses droits, la dignité humaine, alors c’est au nom de cet ordre social qu’on pourra détruire des milliers et même des millions de personnes, comme si elles n’étaient que des déchets sans valeur. Naturellement, l’idée d’améliorer l’ordre social est noble et valeureuse. Mais quand le but se suffit à lui-même, quand il prétend s’ériger en religion et se met à détruire les personnes, alors il aboutit sur le contraire de son objectif d’origine.

Je vous rappelle que les recettes de bonheur général sont de notre nature depuis des siècles. On peut remonter au classicisme grec le culte des sciences, alors que les épicuriens prêchaient l’existentialisme et la recherche des plaisirs (même si Épicure n’était pas à blâmer pour cela). On peut remonter à Platon le premier système d’état policier où l’on chassait de la ville les poètes, les libres penseurs et les dissidents, pour ‘protéger les citoyens’.

Les temps passés nous ont aussi légué cette idée néfaste d’une religion imposée par la force. Quoi de plus surprenant, alors que la poursuite d’idéaux comme la liberté, l’égalité et la fraternité a dégringolé en manifestations de terreur et en nouvelles formes d’esclavagisme; pourquoi ne pas comprendre que la même chose pouvait se produire dans le cas des religions ?

Vous direz bien que la religion, au contraire du culte des sciences, de l’existentialisme, de l’éthique sociale ou des utopies politiques, traite de l’esprit et de l’être primordial. C’est très vrai. Mais quand la religion devient un instrument aux mains des personnes au pouvoir, quand ses membres utilisent la force, la foi perd sa vraie nature et devient l’esclave des passions politiques et des intérêts d’un groupe social particulier. De bien des façons, notre crise spirituelle actuelle porte les stigmates de cette fraude, cette métamorphose de la religion, de toute religion marquée au fer du fanatisme et de la violence, et qui se fusionne aux intérêts de l’État (qui, par définition, sont imparfaits).

'Karabakh' (symboliquement) n’est pas le produit d’une génération spontanée. Nous commençons à comprendre ceci : peu importe ses gains, le monde accuse encore davantage de pertes. Devant ce bilan nous arrive le moment où nous devrons choisir notre orientation.

C’est précisément ce que nous rappelle l’étoile du Christ, l’Étoile de Noël, en ce jour où les bergers de Bethléem ont entendu ce chant : ‘Gloire à Dieu au plus haut des cieux, paix sur la terre, bienveillance parmi les hommes.' Quand le Fils de l’Homme, le Fils de Dieu, est né, une nouvelle puissance s’est fait jour dans le cours de l’histoire, la puissance de l’amour et de la transformation spirituelle. Pour tous ceux qui suivent cette étoile, elle devient non seulement une balise au sein des ténèbres de ce monde, mais elle les abreuve de l’énergie mystérieuse de l’esprit qui nous révèle à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Le Christ ne se présente pas aux gens dans une aura de sagesse terrestre ni sur les épaules de légionnaires ou avec en mains une charte sociale. La parole de l’évangile s’adresse à notre cœur et à notre esprit, non dans le but simple de changer notre idéologie mais pour nous transformer en une ‘nouvelle création’.

Nous sommes, planétairement, à la croisée des chemins. Nous sommes peut-être à la fin de la civilisation.

Les pharisiens, fiers de leur tradition ancestrale, se disaient les ‘fils d’Abraham’. Mais Jean-Baptiste leur rétorquait que s’ils ne se repentaient pas, Dieu pourrait élever de nouveaux enfants d’Abraham à partir de pierres [Luc 3,8].

De la même façon exactement, nous devons maintenant comprendre qu’à moins de prendre le bon chemin, notre siècle pourrait s’avérer le dernier de l’histoire. Le Créateur n’est-il pas libre de recommencer du début, à partir, disons, des petits îlots qui auront survécu une catastrophe nucléaire ? Ou sur une autre planète, avec une autre humanité ? Mais je vous dis, je ne veux pas me laisser croire cela.

À contempler l’icône de la Trinité, de Roublev, je me rappelle le passage de la Bible où Roublev a cueilli son sujet [Gn. 18]. Le Seigneur se manifeste sur terre, sous l’apparence des trois voyageurs, pour offrir une dernière chance de se redresser aux villes impies et pécheresses [Sodome et Gomorrhe]. Et Abraham, le ‘père des fidèles’, prie pour la sauvegarde des villes, par respect pour une poignée seulement de fidèles. Hélas, il y en avait si peu que Dieu a plutôt décidé de les faire sortir des villes condamnées.

Mais pour nous Chrétiens, l’espoir demeure que notre foyer commun, la Terre, et toutes les belles choses que l’humanité a réalisées, échappera au destin de Sodome. Nous pensons au sacrifice personnel et à l’héroïsme des ascètes, aux prières et combats, à tous les services rendus au prochain, à toutes les manifestations de compassion qui éclairent les ténèbres du XXe siècle. Nous nous souvenons de la fidélité au Christ, même à la mort des nouveaux martyrs russes (1) et de Martin Luther King; nous nous rappelons mère Marie et les héros de la Résistance, ceux qui sont demeurés le cœur pur tout au long du règne de la folie et de la haine. Nous nous souvenons de la sainteté du starets russe Silouane l’Athonite (2), de mère Térésa et de ses compagnes en Inde; nous nous rappelons les réflexions sublimes et nobles de Berdiaev et de Teilhard de Chardin, de la générosité du Mahatma Gandhi, de Dietrich Bonhoeffer et de l’évêque Helder Câmara. Nous pensons aux médecins et aux enseignants, aux écrivains et aux philosophes, aux artistes, aux politiciens et à tous ceux, innombrables, qui chez nos contemporains s’opposent au royaume du matérialisme, de l’avidité, de l’esprit de consommation, du mal et de la violence. Ils montrent au monde ce que cela veut dire d’être fidèles au Christ, même si certains d’entre eux ne s’identifiaient ou ne s’identifient pas consciemment comme chrétiens. Le Christ n’a-t-il pas dit : ‘Il ne suffit pas de me dire, Seigneur, Seigneur, pour entrer au Royaume des cieux; il faut faire la volonté de mon Père, qui est aux cieux.’ ? [Matt. 7, 21].

Nous croyons aussi que ce pouvoir invincible du bien prend sa source dans la nature humaine, dans nos êtres divisés et contradictoires, et qu’il tire sa nourriture de la même source qui crée, soutient et donne vie à l’univers. Cette puissance du bien nous attend tous. Elle s’est révélée à nous. Maintenant, à nous d’y répondre.

Méditation publiée d’abord dans le journal populaire
Sovershenno Sekretno
, no. 7, 1989, et repris
dans Kul'tura i dukhovnoe vozrozhdenie.
Condensée lors de la traduction.
Traduit de l'anglais par frère Denis Marier.


NOTES

1. La mention des ‘nouveaux martyrs russes " fait référence à ceux qui sont morts à cause de leur foi au cours des persécutions soviétiques.

2. Saint Silouane (1866-1938) : paysan russe devenu moine ascète au mont Athos. Le lecteur fera connaissance avec ses enseignements remarquables dans les livres suivants : Wisdom From Mount Athos: the Writings of Staretz Silouan, par l’Archimandrite Sophrony, traduit du russe en anglais par Rosemary Edmonds. St Vladimir's Seminary Press, Crestwood, New York 1974; et du même auteur, Starets Silouane, moine du Mont-Athos traduit du russe par le hiéromoine Syméon. Éditions Présence, Paris 1996.


Pages Alexandre Men - Introduction

Début de la Page Page d'Accueil

Dernière mise à jour : 22-04-05