Pères et mères dans la foi

Saint Juvénal d'Alaska et Saint Pierre l'Aléoute

Icône de Saint Juvenal et Saint Pierre

Saint Juvénal et Saint Pierre


SAINT JUVÉNAL D’ALASKA

Pendant presque deux siècles, l'histoire du martyre du missionnaire hiéromoine Juvénal a été occultée par des erreurs, de fausses informations, et de la calomnie anticléricale. La tradition orale des Alaskans indigènes, ainsi que des preuves indirectes persuasives, sont en conflit avec des rapports qui ont été largement répandus au XIXe siècle. Ce qui est sûr, c’est que le père Juvénal est mort comme martyr de la foi aux mains des indigènes en Alaska occidental vers 1796.

Jacob Govoruchkin est né en 1761 dans une famille de classe moyenne à Ekaterinburg, située dans les montagnes de l’Ural en Russie. Son père Théodore était le directeur d'une usine. Jacob a servi d'officier de technologie dans l’armée et en 1791 il a reçu une décharge honorable du service. La même année il est entrée au monastère saint Alexandre-Nevsky à Saint-Petersbourg. À sa tonsure, il a pris le nom de Juvénal, d’après saint Juvénal, patriarche de Jérusalem au Ve siècle. Il a été ordonné au sacerdoce et peu après, le père Juvénal s'est déplacé au monastère de Konyavesky sur le lac Ladoga en Finlande russe.

En décembre 1793, le père Juvénal, son frère cadet Stéphane et huit autres moines, incluant saint Germain, ont constitué la mission de Valaam à Kodiak, en Alaska. Leur tâche était d’être des missionnaires du diocèse d'Irkoutsk en Sibérie auprès des peuples autochtones des îles Aléoutiennes et de l’Alaska. La Compagnie russe d’Amérique, établie en Alaska, devait assumer la responsabilité du soutien matériel de la mission. Leur voyage de 12,000 kilomètres à travers la Russie, la Sibérie (où ils ont été rejoints par 29 familles d'exilés destinés à l'Alaska), et l'Océan pacifique a duré neuf mois. Ils sont arrivés sur l'île de Kodiak le 24 septembre 1794.

Peu après l'arrivée des moines, le père Juvénal a commencé à voyager autour de l'île. Il avait les dons nécessaires au travail de missionnaire, avec une grande énergie et plein d’enthousiasme. Par la grâce de Dieu, l'enseignement apostolique du père Juvénal, ses soins pastoraux, et son exemple personnel, beaucoup d’Alaskans ont appris la bonne nouvelle du Sauveur et ont embrassé la foi orthodoxe. Les moines ont divisé le territoire pour leurs expéditions et en deux ans, plus de 12,000 Alaskans avaient embrassé le christianisme.

Le père Juvénal à quitté l’île de Kodiak pendant l'été de 1796 et s’est dirigé vers le continent alaskan. À Nuchek, sur la côte, le père Juvénal a baptisé plus de 700 Indiens Chugach Sugpiaq. Par la suite, il a voyagé au nord-ouest à travers la péninsule de Kenai jusqu’à l’anse de Cook (près de l'actuelle Anchorage). Il a passé l'hiver à évangéliser et à baptiser les Indiens athabasquais qui vivaient dans cette contrée. Car, comme il l’avait dit auparavant au père Macaire, ses plans étaient de continuer ses activités missionnaires vers l'ouest, dans la région du lac Iliamna et puis davantage au nord-ouest, vers les rivages de la mer de Béring, où il était question de l’existence d’une colonie russe. Après sa traversée des montagnes près du lac Iliamna, on a plus jamais entendu parler du père Juvénal.

Les traditions orales locales des peuples d'Alaska racontent l'endroit et les événements du martyre du père Juvénal et de son guide. Les anciens du delta de Kuskokwim disaient qu’un prêtre avait été tué par une partie de chasse des Yup’iks de la côte :

Le prêtre est arrivé en bateau à Quinhagak, près de l’embouchure du fleuve Kuskokwim. Il avait un compagnon avec lui, très probablement un Indien athabasquais ou tanainais de la région d'Iliamna ou de Kenai. Le compagnon, qui était apparemment un lecteur à l'église, aidait le père Juvénal en tant que traducteur et guide. Les Inuits locaux de Yupiat ont été effrayés par l'arrivée de ces étrangers. Pendant que le père Juvénal se levait dans le bateau pour parler aux Inuits, et qu’il agitait son bras comme s’" il chassait les mouches " (c'est-à-dire, qu’il les bénissait avec le signe de croix), le shaman Yupiat a commandé que les intrus soient tués immédiatement. Une pluie de lances et de flèches a atteint le père Juvénal. Son compagnon a sauté du bateau et a plongé profondément dans le courant. Il est resté sous l’eau pour de longs moments, nageant et plongeant de nouveau. Ses capacités de nager " comme un phoque " ont impressionné les Inuits, mais avec leurs kayaks, ils ont atteint leur proie, l’ont capturé et l’ont tué également. Le corps du père Juvénal a été porté sur le fleuve Kuskokwim dans les montagnes et a été enterré.

L'histoire raconte encore que le shaman en question était très attiré par la croix que portait le père Juvénal. Après que le père Juvénal eut été tué, le shaman a enlevé la croix du corps et l'a mise autour de son propre cou. Il a exécuté ses rituels, mais il est devenu frustré dans ses tentatives – il constatait qu'il ne pouvait rien faire. Il a remarqué que chaque fois qu’il essayait de pratiquer sa magie, il s'est trouvé soulevé de plusieurs pieds au-dessus de la terre. Il a rapidement enlevé cette croix et a averti les autres de ne pas nuire ceux qui arriveraient habillés comme ce shaman étranger. Il a dit à ses compagnons que ces personnes possédaient assurément une grande puissance et qu’il serait préférable de bien les traiter.

LES TÉMOIGNAGES DE SAINT GERMAIN ET DE SAINT INNOCENT

En décembre 1819, saint Germain a écrit au nouveau directeur de la Compagnie russe d’Amérique, Simon Yanovsky, au sujet de père Juvénal. Saint Germain disait simplement qu’on n’en savait peu avec certitude sur les circonstances, les indigènes impliqués, les motifs et l’endroit exacts du martyre de père Juvénal, et que les rumeurs à son sujet étaient contradictoires.

Saint Innocent, écrivant cinquante ans après la disparition du père Juvénal, a basé son récit sur des sources incertaines, qui semblent contredire d’autres sources plus fiables. En fait, une source utilisée par saint Innocent semble avoir été une lettre diffamatoire à l’égard du père Juvénal écrite par un certain Nicolas Rezanov, qui détestait les moines. Une autre source était les rapports et la correspondance du directeur Alexandre Baranov, qui lui aussi n’avait aucune estime pour les moines. Bien que saint Innocent eut certainement accès à d’autres sources d’information avant d’écrire son récit du martyre du père Juvénal, personne ne semble avoir visité le lieu du drame pour confronter les détails avec les souvenirs des peuples locaux. Ainsi, saint Innocent écrivait que le père Juvénal avait fini ses jours au Lac Iliamna, décrivant sa mort ainsi : Capturé, Juvénal s’est rendu sans résistance mais il a demandé la liberté pour ses compagnons. Après qu’il ait été tué, selon les rapports de ses guides survivants, il s’est levé de terre et a suivi les Inuits, essayant de parler avec eux. Ils l’ont abattu à plusieurs reprises et finalement ils l’ont coupé en petits morceaux. Un pilier de nuages et de fumée a miraculeusement marqué l’endroit de son martyr.

CONTROVERSES ET VÉRITÉS

À la fin du XIXe siècle, un journal qui se voulait être celui du père Juvénal est paru aux États-Unis. Ce journal intime aurait été " découvert " et " traduit " par un nommé Ivan Petrov. Une note jointe au journal déclarait que le manuscrit avait été sauvé par un Indien appelé Nikita et que le père Juvénal avait été poignardé la nuit même où il écrivait les dernières lignes du journal. Petrov disait que le manuscrit original avait disparu après qu’il l’eut traduit en anglais. Pendant près d’siècle, les historiens américains ont pensé que ce journal était authentique. Cependant, il contient beaucoup d’erreurs grossières concernant les rites de l’Église orthodoxe, le calendrier liturgique et les pratiques orthodoxes, ce qui est impensable si le journal avait véritablement été écrit par le père Juvénal. De nos jours, le journal a été critiqué par plusieurs chercheurs compétents et il est maintenant considéré une contrefaçon.

Cependant, d’autres indices permettent de croire que saint Juvénal a réellement atteint sa destination près de la mer de Béring. À la deuxième moitié du XIXe siècle, quand les missionnaires russes ont visité la région au nord et à l’est du Lac Iliamna, ils ont trouvé des signes d’une évangélisation orthodoxe antérieure. Les Inuits portaient des croix de bronze et de cuivre et certains étaient vaguement familiers avec certains rites de l’Église orthodoxe. Même en 1885, les résidents de la delta de Kuskokwem rappelaient l’endroit exact où leurs ancêtres (qui auraient été vivants à la fin du XVIIIe siècle) avait tué le père Juvénal. Et dans les années 1890, les Inuits de Quinhagak ont racconté à John Kilbuck, un missionnaire protestant, que leurs ancêtres avaient tué un prêtre russe. Kilbuck a écrit dans son journal que, à l’instar des shamans, les Yup’iks avaient interdit à ce prêtre de célébrer tout rituel. Comme on ne lui a pas permis de débarquer de son canot, il s’est mis debout et il a commencé à prêcher de son embarquement. Il a été tué immédiatement par des lances et des flèches, ainsi que ses compagnons, sauf un, qui a plongé dans la mer. Mais les Inuits l’ont suivi avec leurs kayaks, l’ont attrapé et l’ont tué également.

Bien que l’activité missionnaire de saint Juvénal ait été brève, elle a couvert des centaines de milles et a eu un grand succès. Le père Juvénal a été glorifié et canonisé comme martyr par le diocèse de l’Alaska en 1977. Il est fêté le 24 septembre, jour anniversaire de l’arrivée des moines de Valaam à Kodiak.


SAINT PIERRE L’ALÉOUTE

Au début du XIXe siècle, un jeune Aléoute de l'île de Kodiak est devenu le troisième martyr pour la foi orthodoxe en Amérique (le deuxième étant le compagnon malheureux du père Juvénal lors de son martyre). Son nom Aléoute était Cungagnaq (Choong-UGH-noq), et il a reçu le nom Pierre à son baptême par les moines de la mission de Kodiak.

FORT ROSS

Les colonies d'Alaska de la Compagnie russe d’Amérique n'étaient pas autosuffisantes et elles devaient importer de la nourriture et d'autres provisions non disponibles localement. On importait alors de Russie, de Sibérie, de Californie, et même d'Amérique du Sud. La Compagnie a donc établi un poste à Fort Ross (dérivé du mot " Rossiia ") en 1812, situé sur la côte Pacifique, à seulement 125 kilomètres au nord de San Francisco. Le climat était doux, parfait pour l’agriculture et l’élevage. La Compagnie a envoyé 320 employés au Fort Ross pour s’occuper des cultures et du bétail. Pendant 28 ans, le Fort Ross était une source primaire de nourriture et d'autres marchandises nécessaires pour les colonies russes en Alaska.

À cette époque, le territoire d'Alta California (la Californie supérieure) appartenait à l’Espagne. Non seulement les colons et les autorités espagnols étaient-ils devenus soupçonneux de cette avance russe si près de leurs propres terres, mais le gouvernement espagnol a envoyé des protestations officielles à Saint-Petersbourg, exigeant que la colonie de Fort Ross soit fermée. Les Espagnols craignaient que les Russes aient l’intention de lancer une attaque à partir de Fort Ross afin de prendre possession de San Francisco. Les autorités espagnoles ont interdit le commerce entre la colonie russe et la Californie et ils empêchaient les bateaux provenant des colonies russes d’entrer aux ports espagnols ou même de les approcher.

En 1815 le nouveau gouverneur espagnol, le lieutenant Pablo Vincente de Sola, a mis une fin soudaine au commerce russe. Il a également commandé l'arrestation immédiate de presque cent Russes et Aléoutes qui n'avaient pas obéi aux ordres précédents de quitter le territoire espagnol. Les Espagnols ont tenu ces captifs en otage, refusant de les rendre à la Compagnie russe d’Amérique, sauf en échange d’approvisionnements russes requis par les Californiens. Certains de ces prisonniers ont été détenus à San Francisco et d'autres ont été envoyés ailleurs en Californie. Les Espagnols ont traité leurs captifs comme des esclaves, les obligeant à faire de durs travaux, les faisant vivre dans des conditions abominables, et les battant souvent et sévèrement.

La même année, un groupe de quatorze Aléoutes chasseurs de phoques et de loutres de mer de la Compagnie russe d’Amérique se sont approchés des rivages de la Californie. Des marins espagnols les ont capturés, ont pillé leur bateau et ont ramené les chasseurs captifs à San Francisco pour être jugés.

LE RÉCIT DE KYCHALY

Un des chasseurs aléoutes, nommé Kychaly, a fourni un récit du sort du groupe d’Aléoutes aux mains des Espagnols. Le procès espagnol était une leurre. Plusieurs des prisonniers ont été sévèrement blessés par les épées des soldats. La tête de Pierre a été blessée par la lame d'une épée et la plaie a beaucoup saigné. Les prisonniers ont été jetés dans une salle verrouillée pour la nuit. Le matin suivant, un prêtre-inquisiteur espagnol a tenté de convaincre les captifs d'accepter le catholicisme romain, mais les Aléoutes ont refusé. Douze des prisonniers ont été emmenés en prison où ils sont restés pendant un certain nombre de jours, alors que Pierre et Kychaly étaient gardés à part des autres. Au lever de soleil, le matin suivant, ces deux hommes ont été entourés par un groupe d'Indiens de Californie. Le prêtre espagnol a donné l'ordre de couper chaque doigt des mains de Pierre, une articulation à la fois, et par la suite, toute la main. Pour finir, il a ordonné que Pierre soit éventré. Pierre a succombé à ses tortures.

Juste avant de commencer les tortures de Kychaly, le prêtre a reçu l’ordre d’arrêter les procédures. Kychaly a été alors remis en cellule et Pierre a été enterré à la hâte, probablement dans une des fosses communes pour les Indiens au cimetière de la mission de Dolores. Par la suite les Espagnols ont libéré Kychaly et quelques autres captifs. En 1817, un bateau américain les a sauvés en mer et les a ramenés au Fort Ross. Kychaly a relaté l'histoire incroyable à Ivan Kushov, le directeur du Fort et Kushov a rapporté les atrocités espagnoles à Saint-Petersbourg. Kychaly est retourné en Alaska en 1819 et a continué à raconter son histoire.

LE RÉCIT DE SIMON YANOVSKY

Une version semblable du meurtre de Pierre l'Aléoute est contenue dans une lettre en date du 22 novembre 1865 de Siméon Yanovsky, alors directeur de la Compagnie russe d’Amérique en Alaska, à l’higoumène Damascène du monastère de Valaam en Finlande russe – d’où sont partis les moines de la mission de 1794 de Kodiak. Yanovsky écrit au sujet d'une conversation qu'il a eue avec saint Germain :

" Une autre fois, je lui racontai que des Espagnols avaient fait prisonniers en Californie quatorze Aléoutes que les Jésuites les avaient contraints à devenir catholiques ; mais aucun des Aléoutes ne fut d’accord : "Nous sommes chrétiens," dirent-ils. "Ce n’est pas vrai, vous êtes des hérétiques, des schismatiques, répliquèrent les Jésuites, et si vous n’acceptez pas d’adopter notre foi, alors nous vous martyriserons tous". Les Aléoutes furent envoyés deux par deux, avant la nuit, dans différentes prisons.

" Le soir les Jésuites vinrent dans l’une des prisons avec une lanterne et des cierges allumés et recommencèrent à exhorter les deux Aléoutes qui se trouvaient dedans à adopter la foi catholique. "Nous sommes chrétiens, répondirent les Aléoutes, et nous ne changerons pas de foi". Alors, les Jésuites se mirent à les martyriser. Ils commencèrent par l’un des Aléoutes, l’autre étant témoin. Ils coupèrent une à une les articulations de ses orteils, à un pied, puis à l’autre, ils lui coupèrent ensuite une à une les articulations des doigts d’une main, puis de l’autre, puis ils lui tranchèrent les pieds et les mains. Le sang coulait. Le martyr endura tout et continua simplement à affirmer qu’il était chrétien. Il mourut durant les souffrances à cause de l’effusion de sang.

" Les Jésuites promirent de martyriser son compagnon le lendemain ; mais, durant la nuit, on reçut la nouvelle de Monterey d’expédier immédiatement là-bas sous escorte les Aléoutes russes qui avaient été faits prisonniers ; aussi partirent-ils tous, le matin, excepté celui qui était mort. L’Aléoute qui avait assisté au martyre de son ami m’a raconté cela après s’être enfui de prison, et j’ai moi-même, alors, rapporté cet événement au chef du gouvernement de Saint-Petersbourg.

" Quand j’eus achevé mon récit, le père Germain demanda : "Et comment s’appelait l’Aléoute martyrisé ? " "Pierre, répondis-je, mais je ne me souviens plus de son nom de famille ". Le starets se mit debout devant les icônes, se signa et prononça la phrase suivante : "Saint nouveau martyr Pierre, prie Dieu pour nous ! " "

Pierre l’Aléoute a été canonisé en 1970 et sa mémoire est fêtée le 24 septembre, jour anniversaire de l'arrivée en Amérique en 1794 de la mission de Kodiak du monastère de Valaam.

Dernière modification: 
Mardi 7 février 2023