Pages de la Joie - Moi, j'ai ma joie dans le Seigneur

Icône du Christ aux Enfers : La Résurrection

Le Christ aux Enfers :
La Résurrection

Le don de la joie

par le Père Lev Gillet

(« Un Moine de l'Église d'Orient »)

 

« Nous sommes les serviteurs de votre joie »

« Je suis ta joie... tu es ma joie »

« Entre dans la joie de ton Seigneur »

 


« Nous sommes les serviteurs de votre joie »

Saint Paul dit en substance aux Corinthiens : nous ne sommes pas les seigneurs ou les « régents de votre foi », mais les « aides de votre joie » (2 Col 1, 24).

Les « aides ». Le mot est assez difficile à traduire ; il s’agit de ceux qui « travaillent avec ", qui collaborent. Personnellement, j’irais même jusqu’à dire : « Nous sommes les serviteurs de votre joie ».

Vous savez que saint Paul insiste beaucoup sur la foi : le salut par la foi dans le Christ Jésus. Nous pouvons donc être surpris par ses paroles. Ici, il ne met pas l’accent sur la foi, mais sur une autre réalité qu’il considère comme extrêmement importante : la joie. Il ne se présente pas comme l’apôtre de la foi, mais comme le serviteur de la joie. Et ce n’est pas une parole isolée dans son enseignement. À maints endroits, nous trouvons cette même insistance sur la joie : « Réjouissez-vous dans le Seigneur. Rendez grâce en toutes choses. Quoi que vous fassiez, que vous mangiez, que vous buviez, quoi que vous disiez, rendez grâce au Seigneur » (cf. 1 Co 10, 31).

Je voudrais que vous réalisiez que nous sommes ici, ensemble, pour considérer notre joie commune. Si Dieu m’a envoyé à vous en cette minute, c’est avec cette œuvre à accomplir : être le serviteur de votre joie. Non pas vous donner la joie – ce serait prétentieux, car Dieu seul le peut –, mais aider votre joie, faire qu’ensemble nous puissions découvrir la joie que Dieu nous donne.

En considérant notre joie, deux difficultés peuvent se présenter à nous. D’abord, pour certaines personnes, les seules joies auxquelles il est possible de croire sont les joies, bien réelles et concrètes, de la vie et des sens ; face à ces joies terrestres, qui sont effectivement très grandes – c’est une erreur de vouloir les minimiser –, toutes les autres joies ne semblent que de pâles abstractions. Ensuite, pour d’autres personnes, les tristesses qui les accablent sont si grandes, les causes d’affliction si légitimes, qu’on ne voit pas comment leur parler de joie.

Regardons d’un peu plus près cette conception chrétienne de la joie, et demandons à Dieu la grâce d’entrer dans ce mystère qui est aussi le mystère de sa joie. Je n’aime pas beaucoup les définitions en matière de vie spirituelle ; cependant, je crois qu’il serait bon de préciser la notion de joie. De quoi s’agit-il lorsque Paul dit : « Nous sommes les serviteurs de votre joie » ? Que signifie ici le mot « joie » ? Quand nous parlons de joie, que voulons-nous dire en général ?

La joie, pour certains, peut signifier le plaisir, c’est-à-dire une satisfaction par exemple sensuelle, corporelle. Il y a également des plaisirs intellectuels, esthétiques ou affectifs. Mais ce n’est pas encore la joie au sens où nous l’entendons. Le plaisir diffère de la joie par sa fugacité, son caractère épisodique et passager ; c’est une sorte de mousse qui monte à la surface, puis se dissipe. Il faut donc bien distinguer entre le plaisir et la joie.

Pour d’autres, la joie évoque l’idée du bonheur. Dans ce mot, il y a « heur » que nous retrouvons dans « malheur » et qui signifie la chance, le destin. Étymologiquement, le « bonheur » est donc un destin qui nous satisfait ; il est lié à l’idée d’une chance, d’un événement heureux qui nous arrive. C’est quelque chose de beaucoup plus grand, de plus durable que le plaisir.

Différent du plaisir, le bonheur l’est également de la béatitude. Celle-ci, en effet, a une dimension très particulière. Il y a en elle quelque chose de surnaturel, de divin, l’idée d’une bénédiction, mais dont on n’a pas nécessairement conscience. On peut réaliser, porter en soi les « béatitudes » de l’Évangile, mais sans éprouver concrètement de bonheur. C’est là justement toute la différence avec la joie. Car celle-ci suppose que nous en ayons pleinement conscience. Dans la joie, nous nous sentons véritablement heureux.

Quelles sont les caractéristiques de la joie ? D’abord, c’est un état d’âme qui n’est pas partiel. À l’inverse du plaisir ou du bonheur, la joie ne concerne pas seulement tel ou tel aspect de notre personnalité ; elle nous prend tout entier. Elle élève toute notre vie à un certain niveau, où l’être et le faire ne font plus qu’un. Chez celui qui est joyeux, il n’y a plus cette espèce d’intervalle, de trou que nous rencontrons d’habitude entre l’état de l’âme et l’action. Dans la joie, c’est tout l’univers qui nous apparaît avec une couleur, une atmosphère, une qualité nouvelles.

Ensuite, la joie ne se conçoit pas sans une certaine exultation, une expression extérieure liée à un dépassement de ce qui était jusqu’alors. C’est, par exemple, ce qui s’est passé quand saint Paul et les apôtres ont reçu le don des langues. Ce don ne consistait pas en une connaissance des langues étrangères, mais en un état d’exultation et d’exaltation qui permettait à ceux qui en étaient gratifiés de dépasser les limites du langage humain. Ils émettaient alors des sons qui exprimaient leur état d’âme, qui traduisaient ce qui était en eux, mais qui ne correspondait pas à quelque chose de rationnel – c’est pourquoi saint Paul insiste sur la nécessité d’un interprète pour transcrire cet état d’âme. C’est un phénomène que nous rencontrons aujourd’hui assez fréquemment dans les églises pentecôtistes. Cette exultation est une transformation de la parole en chant. Lorsque nous sommes vraiment joyeux, la parole ne nous suffit pas ; instinctivement – surtout si nous sommes seuls – nous nous mettons à chanter, à entonner une mélodie qui peut prendre beaucoup d’aspects et de nuances. La joie nous prend et nous élève hors de nous-mêmes. Elle donne une qualité entièrement nouvelle à tout notre être.

Essayons maintenant de discerner quelle est la structure de la joie. La joie est à base de reconnaissance. Elle est une action de grâce pour tout ce que nous recevons. Elle exprime la conscience que Dieu nous a mis en possession du monde. Nous avons tant de raisons de nous réjouir, d’éprouver une joie surnaturelle ! Pensons, par exemple, que Dieu nous a choisis, élus de toute éternité. Il nous a donné la vie, amenés à l’existence. Nous sommes sortis du monde des possibilités, et nous avons reçu l’Être ; puis, nous avons été comblés de grâces innombrables. Considérons un instant le cours de notre vie : nous y verrons de multiples raisons de rendre grâce. Comme vous vous en souvenez peut-être, Moïse dit un jour à Dieu : « Montre-moi ta puissance », et Dieu lui répondit : « Je ferai passer devant toi toute ma bonté » (Ex 33, 18-19). Dans cette vision simple de toute la bonté de Dieu qui passe devant nous, nous enveloppe et nous couvre, il y a une reconnaissance.

La joie contient encore un autre élément que la reconnaissance : la confiance. Non pas la confiance conditionnelle – « je crois en toi si tu fais telle ou telle chose » –, mais la confiance absolue, inconditionnelle. Puisque nous savons que Dieu a tout fait pour nous, qu’il nous aime et nous a choisis, que nous avons une place définie dans le plan divin et l’univers, qu’avons-nous à craindre ? Nous arrivons alors à l’état d’âme magnifiquement exprimé dans l’Écriture par cette parole du prophète : « Lors même que tu me tuerais, j’espérerai en toi ».

Telle est la joie, cette joie qui est une reconnaissance débordante et une confiance totale. Si nous marchons dans la vie avec ces deux sentiments, avec le souvenir de tout ce que Dieu a fait pour nous et la confiance absolue dans ce qu’il fera pour nous, qu’avons-nous à craindre ? Certes, il se peut qu’en ce moment même, les forces de l’univers m’écrasent. Je peux être très malade, n’avoir que quelques semaines à vivre, être accablé par les douleurs morales les plus vives, avoir été frappé récemment dans mes relations affectives et mes espérances, et cependant dire : « Lors même que tu me tuerais, j’espérerai en toi ». Et la joie peut continuer à jaillir de cette source, cette source de reconnaissance et de confiance totale.

Voilà ce qu’est la joie par rapport à nous. Mais qu’est-elle en elle-même, du point de vue de Dieu ? D’abord, elle est un don. La joie ne s’acquiert pas, elle se reçoit. Nous ne pouvons pas décider : je serai joyeux. Pour éprouver la joie, nous devons la demander à Dieu ; c’est lui qui nous la donne.

La joie n’est donc pas une sorte de pacte entre Dieu et nous. Ce n’est pas comme si Dieu nous disait : « Si tu observes mes commandements, je te rendrai joyeux ». Non, nous sommes liés à Dieu par une alliance unilatérale. Dans notre alliance avec Dieu, c’est Dieu qui est fidèle et pas nous. Et la fidélité de Dieu ne dépend pas de notre propre fidélité. L’amour de Dieu est un don absolument gratuit ; c’est le don de Dieu lui-même. La joie, c’est, en allant au plus profond de nous, reconnaître l’action et la présence de Dieu en nous, de Dieu en tant qu’amour en nous.

Il n’est pas possible de recevoir cette joie sans amour, ni d’avoir l’amour au sens divin sans la joie. Cet amour, mystère fondamental de l’univers, est comme un climat ; il nous emporte comme un vent violent. Si nous avons la joie, c’est que nous aimons ; et si nous aimons, nous avons la joie. Nous ne pouvons pas créer la joie en nous, mais nous pouvons prendre conscience de notre joie, l’éprouver d’une manière sensible dans la mesure où nous aimons. C’est là le secret de notre joie. L’essence cachée de notre joie, c’est l’amour. Et s’il n’y a pas de joie en quelqu’un, nous pouvons dire : « Il n’aime pas ». Il se peut que la joie soit à certains moments obscurcie, qu’elle ait des hauts et des bas, mais si une personne est sans joie d’une manière durable, alors nous pouvons nous demander si elle vit vraiment, si elle a de l’amour.

L’amour devrait donc déborder et aboutir à la joie, nous rendre conscients de la joie et transformer ainsi toute notre existence. Il se peut que la vie nous apparaisse comme sombre et embrumée ; cependant, si nous prenons conscience que nous possédons Dieu, l’amour et le monde, nous nous ouvrirons à la joie. Alors, nous nous laisserons simplement aller, sans pouvoir expliquer rationnellement ce qui se passe en nous à ce moment-là. Et notre vie tout entière deviendra chant. Parce qu’elle possède le monde, notre âme découvrira la joie, avec ce sentiment : « Le monde est tout entier à moi, le monde a été créé pour moi ». Il revient à chacun de nous de découvrir la signification de chaque feuille, de chaque fleur, du mouvement de chaque animal, du désir de deux êtres humains de se rapprocher. Même des forces physiques comme l’attraction, la gravitation, peuvent être interprétées comme des formes d’amour, de besoin d’union, de rapprochement, et créer en nous la joie. Si nous savons voir que le monde tout entier aspire à s’unir, que le multiple est appelé vers l’un, si nous pensons que c’est l’amour, comme disait Dante, qui meut à la fois le soleil, les étoiles et les âmes, alors comment pouvons-nous ne pas être joyeux ? Si nous croyons cela, notre âme devient libre et elle va chantant.

« Je suis ta joie... tu es ma joie »

Qu’en est-il maintenant de la joie comme dimension de notre relation aux autres ? Comment ma joie est-elle aussi celle d’autrui, et celle d’autrui la mienne ? On pense immédiatement à cette parole de saint Paul, qui n’est pas adressée à deux ou trois personnes seulement : « Ma joie est aussi la vôtre, à vous tous » (2 Co 2, 3). On pense également à cette habitude, assez curieuse et tout à fait unique, qu’avait Séraphim de Sarov, le grand saint russe du XIXe siècle, d’appeler « ma joie » ceux qui l’approchaient. Il y a tout un programme dans cette manière de saluer autrui. Dire « ma joie » à quelqu’un peut avoir un double sens. Cela peut signifier : « Je te donne la joie que j’ai en moi » ; autrement dit, « ma joie devient ta joie » ou encore « je suis ta joie ». Mais cela peut aussi signifier : « Je fais mienne la joie que je rencontre en toi » ; autrement dit, « ta joie devient ma joie » ou encore « tu es ma joie ». Il y a donc comme un aller et retour.

« Je suis ta joie ». C’est la parole que nous devrions pouvoir dire aux autres. Mais, en rencontrant quelqu’un que nous ne connaissons pas, sommes-nous véritablement, sincèrement capables de lui dire intérieurement : « Je suis ta joie ; j’ai en moi de quoi augmenter ta joie, quelque chose à te donner en matière de joie » ?

« Je suis ta joie ». Que signifie cette parole ? Cela veut dire, en premier lieu : « Je suis le porteur d’une certaine joie que j’apporte à celui que je rencontre ». Si je l’apporte, cela suppose que je la possède déjà. Il faut donc que j’aie déjà pris conscience de la joie divine dans laquelle je suis entré et que je veux maintenant communiquer. Il faut que je sente cette joie divine comme une sorte d’élan qui m’entraîne. La joie n’est pas quelque chose d’immobile, de statique ; c’est un mouvement qui nous emporte. La joie dont nous sommes porteurs nous emporte vers l’autre, vers celui qui se trouve sur notre route.

La joie divine est indissociable de la rencontre. Mais l’autre, celui auquel je veux communiquer ma joie, comment vais-je le reconnaître ? Vais-je le choisir ? Dans un groupe d’une vingtaine ou d’une cinquantaine de personnes, vais-je faire une sélection ? Non. Car ce n’est pas nous qui pouvons choisir ceux à qui nous donnerons notre joie ; c’est Dieu qui les choisit. Nous sommes appelés à communiquer notre joie à ceux que nous rencontrons, que Dieu, la vie et les circonstances diverses de l’existence mettent sur notre chemin.

C’est là, justement, toute la difficulté ! Car ce serait si facile de n’avoir à donner notre joie qu’à ceux que nous aimons particulièrement, qui nous attirent par leur beauté, nous plaisent moralement et psychologiquement ; nous pourrions alors cultiver la joie comme en un jardin clos, transplantant çà et là quelques plantes rares. Mais ce n’est pas cela que Dieu nous demande. Rencontrer les personnes qu’il met sur notre route est tout autre chose. Parmi celles-ci, certaines sont attirantes, d’autres nous sont indifférentes, d’autres encore franchement antipathiques, voire repoussantes. Face à ces dernières, posons-nous la question : comment leur dire « je suis ta joie » ? Comment agir de telle manière qu’elles sentent le transfert d’une certaine joie, d’une joie divine ? Car il ne s’agit pas simplement d’un phénomène psychologique en nous, que nous pourrions créer de toutes pièces et que nous appellerions « joie » ; il s’agit de laisser passer le courant de joie que Dieu fait descendre sur toutes ses créatures, toute sa création, et qu’il nous faut transmettre.

Donc, nous n’avons pas à choisir les destinataires de notre joie. Nous devons accepter celui ou celle que l’Évangile appelle simplement notre prochain, c’est-à-dire, au sens étymologique du mot, celui ou celle qui est « proche de moi », qui est sur mon chemin au moment où je passe et où je parle. Ce prochain, Dieu non seulement le met sur notre route, mais il nous le confie ; nous en sommes chargés. Pendant le temps où nous serons ensemble, nous sommes responsables de la joie de cette personne. Nous devons tout mettre en œuvre pour lui apporter vraiment un élément de joie et de confiance, pour augmenter son tonus vital par notre contact.

Il s’agit donc de procéder à une offrande, d’offrir notre joie. Mais la joie n’est pas quelque chose de partiel ; c’est un aspect essentiel de nous-mêmes. Offrir notre joie à l’autre est un don total qui engage l’être entier ; c’est nous offrir nous-mêmes à l’autre, lui offrir nôtre être. Plus encore, c’est lui offrir notre Dieu, puisque notre joie n’est rien d’autre qu’une manifestation de notre Dieu. Nous sommes alors dans un mouvement de partage, qui se trouve exprimé par cette parole si importante de la liturgie, lorsque le prêtre rompt le rectangle de pain appelé l’Agneau : « L’Agneau de Dieu est rompu et partagé. Il est rompu, mais non divisé. Il est toujours nourriture et ne s’épuise jamais, mais sanctifie ceux qui y communient ».

C’est ce partage, cette fraction du pain qu’exprime notre joie. Quand nous sommes capables de communiquer la joie divine, l’élan divin de la joie, c’est l’Agneau lui-même – cette joie dont nous ne sommes pas la source, que nous ne pouvons que transmettre – qui est rompu et partagé. Et ce partage doit devenir une « communion « ; ce mot est tout à fait capital. L’union, le désir d’union est un phénomène caractéristique de l’univers tout entier. Les objets, les choses sont attirés les uns vers les autres. L’homme et la femme sont attirés l’un vers l’autre. Tout désir, quel qu’il soit – du désir physique au désir spirituel – participe de la même aspiration : que ce qui est multiple et divisé redevienne un, soit un. La joie aimante, justement, colle les parties entre elles.

Voilà ce que pourrait signifier « je suis ta joie » en s’adressant à autrui. Considérons maintenant l’autre aspect de la question : « Tu es ma joie ». Comment allons-nous prendre contact avec la joie de l’autre ? D’abord, est-ce que l’autre a de la joie ? S’il n’en a pas, nous avons une responsabilité envers lui : nous devons l’aider à trouver sa joie. Peut-être ne connaît-il pas sa joie, ne sait-il pas ce que pourrait être sa joie véritable ; c’est à nous de lui faire découvrir sa propre joie et sa propre personnalité. Il y a tant d’hommes et de femmes que nous rencontrons et qui sont ignorés de tous ; il y a en eux la matière d’une statue splendide, mais qui est encore enfermée dans le marbre et que nous devons aider à dégager. Alors, leur joie éclatera.

Si nous voulons que l’autre soit notre joie, si nous voulons pouvoir lui dire : « Toi que je rencontre, tu es ma joie ", il faut d’abord être capables de le voir tel qu’il est. Non pas selon une construction idéale que nous nous serions faite, mais dans sa réalité la plus profonde : tel qu’il est, mais aussi tel qu’il pourrait être si sa réalité la plus concrète correspondait à la pensée que Dieu a de sa personne. Voir l’autre tel qu’il est ne signifie pas seulement le voir dans ses ignorances, ses faiblesses, ses débauches, son imbécillité, voire même ses cruautés. C’est aussi le considérer d’une autre manière, en voyant ce qu’il est devant Dieu, dans la pensée divine. Car Dieu s’est réjoui en lui ; il a mis sa joie en lui quand il l’a créé ; c’est cette joie divine qu’il s’agit de restaurer.

Notre devoir est de rendre Dieu à nouveau joyeux à cause de notre prochain. Il nous faut donc voir Dieu derrière la personne que nous rencontrons. Mieux encore, aussi insupportable et odieuse soit-elle, nous devons l’accepter comme un don que Dieu nous fait pour essayer de la rendre à sa réalité véritable, la plus profonde. Peut-être n’aboutirons-nous pas, ne pourrons-nous rien faire pour cette personne, mais au moins ce travail aura été accompli en nous-mêmes ; intérieurement, nous aurons purifié l’image de l’autre, nous l’aurons rendu tel que Dieu l’a voulu, tel qu’il l’aime.

C’est très difficile de conserver intacte l’image de l’autre, surtout s’il s’agit de quelqu’un avec qui nous vivons tous les jours, ou qui peut être exaspérant. Nous devons néanmoins garder en nous l’image profonde que nous nous faisons de cette personne devant Dieu et avec Dieu, ne pas la souiller, ne pas y introduire des éléments destructeurs. Nous ne devons jamais penser bassement à celui ou celle dont nous avons l’image en nous. Au contraire, nous devons donner à cette image et, si nous le pouvons, à l’être physique qui est derrière, le meilleur de nous-mêmes. De celui que nous rencontrons, que Dieu nous a confié, dont nous voulons faire notre joie et dont nous attendons qu’il nous donne de la joie, nous devons toujours penser le meilleur, le voir dans la lumière la plus favorable ; cela, jusque dans les aspects de sa conduite à première vue les plus odieux. Ah, c’est si agréable parfois d’éteindre la lumière ! C’est tellement plus facile de reléguer l’autre dans une sorte de pénombre, de tourner le bouton pour réduire encore plus cette ombre et arriver à l’obscurité la plus complète. N’est-ce pas ce que nous faisons le plus souvent ? Chaque fois que nous détruisons l’image de l’autre que nous avons créée en nous avec Dieu, et dont nous devrions recevoir notre joie, nous accomplissons une espèce d’homicide, d’assassinat spirituel.

Cette attitude est très importante. Il en va de même de notre conception du monde : en toutes choses, quelle que soit notre action ou notre pensée, c’est le meilleur qu’il nous faut d’abord mettre en relief. Car le monde procède de Dieu, c’est-à-dire du meilleur véritablement.

Nous devons donc recevoir de la joie de notre prochain. Cela dit, l’autre ne doit jamais être considéré comme un moyen, mais toujours comme une fin en soi. Dans nos relations, nous ne pouvons jamais prendre une personne comme une source de plaisirs, de satisfactions physiques ou autres. Ce serait, là encore, commettre une forme d’assassinat.

À cet égard, nous pouvons faire un petit exercice très utile. En général, quand nous achetons un billet dans une gare, notre attitude est purement fonctionnelle : la personne au guichet n’est pour nous qu’un moyen d’obtenir ce que nous désirons. Essayons, la prochaine fois, de la considérer comme une fin en soi, une personne qui – indépendamment du fait qu’elle soit agréable ou désagréable – a une valeur infinie en elle-même, parce qu’elle a été pensée, voulue et aimée par Dieu. Essayons de faire de cette action aussi insignifiante qu’est l’achat d’un billet de train un acte d’amour, de gratitude et de joie. Cela s’applique, bien sûr, à toutes les situations de notre vie.

Si nous voulons recevoir la véritable joie de quelqu’un, encore faut-il l’accepter. Mais pas n’importe comment. Nous devons l’accepter d’une manière unique, qui ne ressemble à aucune autre. Voilà pourquoi nous ne devons jamais nous poser cette question : « Est-ce que j’aime cette personne plus que celle-là ? » Car là où il y a l’amour et la joie, il n’y a pas de plus ni de moins, il y a uniquement la qualité pure, qui exclut toute quantité. Il n’y a qu’un « autrement ». Nous aimons « autrement ». C’est peut-être une conception révolutionnaire que je vous soumets là, mais je la crois profondément vraie. Nous ne pouvons pas aimer une personne plus qu’une autre, parce que nous devons à chacune un amour total qui sera entièrement différent selon les personnes. Il n’y a donc pas de comparaison possible. Nous devons aimer chaque personne comme Dieu nous aime, c’est-à-dire d’une manière exceptionnelle, unique, avec sa beauté et sa joie particulières. Il n’y a pas deux relations semblables entre Dieu et un être humain ; chaque relation est unique. Dans un très beau texte, le poète américain Walt Whitman écrit : « Nul ne m’est plus cher que toi ». C’est très beau, mais ce n’est pas exact, car il introduit une dimension quantitative. La véritable expression serait : « Nul ne m’est cher comme tu m’es cher » ou « tu m’es cher d’une manière qui n’est comparable à aucun autre amour ».

Imaginez ce que serait la vie si nous arrivions à créer en nous cet amour à la fois différent et total, non seulement pour chaque homme et chaque femme, mais aussi pour chaque objet, chaque fleur, chaque élément de la création ! Quel univers enchanté ce serait, pénétré par la bénédiction divine et imbibé de la joie ! Recevant la joie, nous pourrions dire à chaque personne et à chaque chose : « Je suis ta joie » et « tu es ma joie », « tu me donnes une joie que je ne peux comparer à aucune autre ».

Lorsque nous parlons à quelqu’un, l’attitude idéale serait que, sans exclure les autres, nous soyons tout entier à cette personne ; comme si, à cet instant, personne d’autre n’existait pour nous. Est-il possible de réaliser un tel univers d’amour et de joie où nous donnerions le maximum à chacun et où chacun nous donnerait le maximum ? N’est-ce pas irréel ? Il y a quelques années, le professeur d’exégèse de l’Évangile à l’Université hébraïque de Jérusalem, le rabbin Klausner, écrivait dans un livre sur Jésus : « Qu’est-ce que Jésus peut signifier pour nous ? Il n’est pas le Messie, évidemment. Est-il un prophète, un rabbin ? Non, il n’est rien de cela. Pourquoi ? Parce que l’univers que Jésus nous propose est trop beau pour être possible. Jésus a été un artiste merveilleux en paraboles ; ses paraboles nous présentent un univers si beau que cela ne peut être qu’une musique d’avenir, irréalisable dans notre vie présente ».

Est-ce vraiment irréalisable ? Certes, humainement parlant, cette introduction à la vie bienheureuse et à la joie la plus profonde est impossible et complètement irréelle. Mais, en même temps, tout est possible à Dieu. Donc, cet idéal chrétien n’est pas impossible.

En fait, il y a deux manières d’approcher cet idéal de joie personnelle – expression de l’amour divin – que nous donnons et recevons. La première est la manière radicale : reconnaître qu’il existe une ligne de partage entre le monde de l’égoïsme et l’univers du don complet, de l’amour fou et de la joie absolue, et décider de la franchir définitivement, sans se retourner. Cela demande une décision héroïque ; comme les saints le prouvent, un tel choix est possible.

La seconde approche est plus pragmatique : reconnaître humblement devant Dieu que nous sommes trop faibles pour un tel pas, une conversion aussi radicale, en sachant cependant que quelque chose demeure possible même dans cette incapacité. C’est simplement une autre manière d’avancer, en portant en soi la semence cachée de l’amour et de la joie de Dieu, en pleurant peut-être sur notre incapacité à l’accomplir immédiatement dans notre vie, mais en sachant qu’on moissonnera avec joie plus tard. L’important, c’est de reconnaître et d’accepter cette semence, même si pour l’instant elle semble dormir dans l’hiver de notre âme. L’essentiel, c’est de désirer qu’elle lève et produise des fruits. Et cela est possible. Nous pouvons avancer avec, d’un côté, une pleine conscience de notre faiblesse et de nos contradictions, et, de l’autre, l’espoir très humble que Dieu nous aidera et qu’il permettra à cette semence de joie et d’amour de donner tout le fruit qu’elle contient.

En ce moment, nous ne sommes peut-être pas en mesure de faire nôtre la parole de saint Paul : « Ma joie est aussi la vôtre, à vous tous » (2 Co 2, 3). Mais nous pouvons au moins accepter de porter en nous cette semence d’amour jusqu’au moment où, avec l’aide de Dieu, nous serons capables de dire en esprit et en vérité à chacun : « Je suis ta joie, tu es ma joie ».

« Entre dans la joie de ton Seigneur »

Il y a dans le mystère de la joie une dimension encore plus profonde, plus élevée que la joie en nous-mêmes et la joie dans la rencontre avec autrui : la joie de Dieu lui-même, la joie qui est en Dieu. Jusqu’à présent, nous avons vu la joie un peu du dehors ; nous n’avons fait qu’entrevoir la joie en Dieu, sans la pénétrer. Il s’agit maintenant d’entrer dans la fournaise, le brasier de la joie divine ; car, à la source de tout ce qui concerne la joie, il y a un feu dévorant : le « buisson ardent ».

« Entre dans la joie de ton Seigneur », dit l’évangéliste saint Matthieu (25, 21). Quelle relation y a-t-il entre le mot « joie » et le mot « Seigneur » ? En apparence, il ne semble pas y avoir nécessairement de rapport entre eux ; le mot « Seigneur » évoque la souveraineté, c’est-à-dire plutôt l’idée d’un certain éloignement, d’une certaine transcendance. Y a-t-il là une place pour la joie ? Beaucoup de gens, parce qu’ils se concentrent trop étroitement sur la signification du mot « Seigneur », ne la perçoivent pas. Trop souvent, on méconnaît la joie qui est dans le Seigneur, parce qu’on fait de Dieu un juge, un vengeur ou un être impassible, quelqu’un qui punit ou rétribue d’après un certain code. Là, effectivement, il n’y a pas de place pour la joie. À ce Dieu de jugement, de vengeance ou d’impassibilité – dont on a annoncé avec raison la mort –, il faudrait substituer une autre conception de Dieu. Car il y a, heureusement, un autre Dieu : un Dieu qui est un cœur. Un cœur qui bat de désir, de compassion et de joie, qui bat pour nous à chaque instant. Ce Dieu est le Seigneur de la joie dont parle saint Matthieu, la source première et le maître de la joie, de toute joie.

« Entre dans la joie de ton Seigneur ». Que veut dire « ton Seigneur »  ? Pourquoi « ton » ? Parce que je lui appartiens ; il m’a créé, je suis à sa disposition. Il y a entre lui et moi une relation de dépendance étroite, absolue. Il est pour moi la réalité suprême. Mais si je suis à lui, lui aussi est à moi. Il y a donc une double réalité : d’un côté, « je dépends de mon Seigneur » comme la brebis de son berger ; de l’autre, « Dieu dépend de moi » comme le berger peut dépendre de son troupeau. Mon Seigneur a un droit sur moi, mais j’ai aussi un droit sur lui.

Certains théologiens, comme Dietrich Bonhoeffer par exemple, ne seraient sans doute pas d’accord avec moi. Ils considéreraient cette vision de la relation entre Dieu et l’homme comme trop psychique, trop humaine, trop émotionnelle. Je répondrais que la Bible encourage ce type de relation audacieuse. Il faut oser s’approcher de Dieu, même en lui faisant des reproches à l’occasion. Souvenez-vous du dialogue entre Dieu et Jonas : « Jonas, est-ce que tu fais bien de t’irriter ? », demande Dieu. « Oui Seigneur, je fais bien », répond Jonas (Jon 4, 9). Est-ce que ce ne sont pas les violents qui s’emparent du Royaume ? Dieu aime qu’on exerce une certaine violence sur lui.

Si donc le Seigneur est tout entier à moi, alors la joie qui est en lui n’est pas un supplément à ma joie terrestre ; elle m’appartient. Est-ce à dire que la joie qui est dans le Seigneur est exactement la même que la nôtre ? Fondamentalement, oui ; la seule différence est de l’ordre de l’intensité. La joie du Seigneur et ma joie ont certes leur propre coloration, mais elles sont toutes deux animées par le même mouvement vers l’objet désiré, le même désir d’union avec lui. Dieu nous a désirés, il a trouvé de la joie en nous rendant capables de répondre à ce désir. Nous touchons là à la clef du mystère de la création : l’amour qui ouvre à la joie lorsque l’union avec l’objet désiré et aimé s’accomplit.

Mais nous n’avons pas encore atteint ce qu’il y a de plus profond dans la joie de Dieu : la joie intradivine. C’est un domaine si profond, si difficile, qu’il vaudrait peut-être mieux se taire. Nous pouvons cependant essayer d’en apercevoir quelques reflets. La joie intradivine est la joie des personnes de la Sainte Trinité. Il y a en Dieu plusieurs personnes unies dans l’amour, qui trouvent leur joie suprême dans les relations d’amour qui les unissent les unes aux autres. Chaque personne divine – il serait plus juste de parler de « suprapersonne » – est un centre de conscience à l’intérieur de Dieu, un centre de relations. Chacune de ces personnes exprime une relation d’amour différente, particulière, d’une manière absolument parfaite. Quelles sont ces relations d’amour ? En fait, il n’y en a que trois possibles : soit aimer activement, soit être aimé, soit être co-aimant ou co-aimé. Et dans cet amour infini, il y a une joie infinie.

Cet amour intradivin a une relation très étroite avec nos relations d’amour humaines, car tout amour humain participe d’une certaine manière aux relations d’amour qui existent dans la Sainte Trinité. Comme l’amour divin, l’amour humain – que ce soit dans le mariage, la sexualité ou ailleurs – ne peut prendre que trois formes : l’amour qui prend l’initiative, l’amour qui reçoit, l’amour qui participe. Dans une relation d’amour, vous pouvez être soit le premier donateur – le premier aimant –, soit le premier aimé, soit celui qui participe à l’amour des deux autres. Les rôles, bien sûr, peuvent changer à l’intérieur d’une relation. L’amour véritable est toujours comme la vie trinitaire : infini et profondément dynamique.

Cet amour de la Trinité, à l’intérieur de Dieu, se reflète aussi dans le cosmos, dans la nature tout entière. C’est, pour citer à nouveau Dante, le même amour « qui attire les âmes et qui meut le soleil et les étoiles ». C’est l’amour qui nous permet d’établir une relation forte et solide avec une fleur, un brin d’herbe, une pierre, un animal et, bien sûr, avec les hommes et les femmes.

Ces relations d’amour en Dieu – avec, d’une part, les relations entre les personnes divines et, d’autre part, la descente de l’amour divin et de la joie divine vers les hommes – ne peuvent être comparées qu’à un brasier, une fournaise. Dans un brasier, il n’y a rien de statique. Les charbons rougis ou blanchis par le feu, qui s’effondrent les uns sur les autres et se mêlent les uns aux autres, se transforment ; ils ne cessent d’exister que pour prendre une nouvelle forme ! Toute cette dynamique existe aussi dans la fournaise universelle qui a son origine en Dieu et qui se continue dans cette vie. Nous sommes ici au cœur du mystère de l’amour et de la joie divine, dans ce brasier où toutes les formes s’interpénètrent, où tous les éléments créés se transforment, où toutes les relations entre les personnes divines, entre les personnes humaines, entre les personnes divines et les personnes humaines s’entrecroisent. Tout cela vit. Intensément. Et c’est cette joie divine qui vient sur nous, qui vient en nous.

Évidemment, entrer dans ce brasier, c’est, d’une certaine manière, y mourir. Un proverbe ne parle-t-il pas de la « joie qui tue » ! Oui, il y a une joie divine qui tue, parce que celui qui a choisi d’entrer dans le brasier – dans la joie de son Seigneur – a commencé à tuer en lui la personne uniquement humaine ; il a déjà commencé à devenir une « suprapersonne », à être divinisé. Sans participer à l’essence divine, il est pénétré entièrement par le feu de l’amour divin, la flamme de la joie divine. On est là en présence d’une réalité très grave – un amour qu’on pourrait dire « catastrophique » – avec laquelle on ne peut pas jouer. L’amour divin, la joie divine tuent dans le sens où ils exigent une nouvelle naissance, complète. Auparavant, nous étions l’homme qui existe pour 1ui-même, devant Dieu ; maintenant, en entrant dans le brasier, nous devenons ce que le Christ a été, selon l’admirable formule de Bonhoeffer : l’homme pour les autres. L’homme non pas juxtaposé aux autres, mais l’homme en lien avec les autres, dans une relation positive, l’homme qui n’aspire qu’à une chose : occuper la position privilégiée qui lui a été accordée dans le plan divin depuis le commencement, en devenant une relation vivante et joyeuse avec Dieu et avec les hommes. Un tel processus, évidemment, « tue », car c’est la fin de quelque chose et le commencement d’autre chose.

Au fond, nous pouvons comparer notre situation à celle d’un homme qui marche dans une nuit noire. Dans cette obscurité, une tempête de neige se lève. L’homme avance. La neige tombe sur lui, sur ses mains. Elle le glace. Il pense qu’il va périr, car il ne voit pas d’issue à la situation. Or, soudain, il voit des étincelles entre ses doigts, sur ses mains, parmi les flocons de neige. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie qu’il y a du feu quelque part, pas très loin... Les étincelles annoncent que le feu existe, que la flamme et le brasier sont là, tout près de nous, et qu’il est possible pour nous de les rejoindre, d’y entrer et d’y trouver la chaleur et la lumière.

Dans le livre des Actes des Apôtres, lorsque saint Paul et les naufragés débarquent à Malte, les habitants font preuve à leur égard d’une charité extraordinaire. Ils allument un grand feu pour qu’ils se réchauffent. Il en va de même pour la plupart d’entre nous. Nous cheminons dans la nuit noire, dans la tempête, mais il y a comme des étincelles, des signes avant-coureurs, des messagers qui nous signalent l’existence d’un feu : un brasier qui n’est pas un amour ou une joie créés par nous, mais la Présence divine elle-même. Et Dieu nous appelle à rejoindre ce brasier : « Entre dans la joie de ton Seigneur, ne crains pas d’entrer dans la fournaise ».

Extrait de Au cœur de la fournaise,
par un Moine de l’Église d’Orient (Lev Gillet).
Éditions du Cerf/Le Sel de la Terre, 1998.
Reproduit avec autorisation.


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Dernière mise à jour : 11-11-01