Foi orthodoxe

Connaître l'Esprit-Saint

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L'Esprit-saint : Prières et expériences

Le Symbole de foi - Article 8 (L'Esprit-saint)


CONNAÎTRE L’ESPRIT-SAINT

par père Alexandre Schmemann

Que signifie connaître l’Esprit-Saint, avoir l’Esprit-Saint, être en lui ? La meilleure façon de répondre à cette question est de comparer la connaissance du Saint-Esprit à celle du Christ. Il va de soi que pour connaître le Christ, l’aimer, l’accepter en tant que sens ultime, teneur et joie de ma vie, je dois d’abord savoir certaines choses concernant le Christ. Personne ne peut croire en Christ sans avoir entendu parler de lui et de son enseignement, et c’est cette connaissance concernant le Christ que nous recevons par la prédication apostolique, par l’Évangile et par l’Église. Mais il n’est pas exagéré de dire que pour ce qui est du Saint-Esprit, cette séquence – connaissance concernant, puis connaissance du et enfin communion avec – est inversée. Nous ne pouvons rien connaître simplement concernant le Saint-Esprit. Même le témoignage de ceux qui l’ont vraiment connu et ont été en communion avec lui ne signifie rien pour nous si nous n’avons pas eu la même expérience. Que peuvent en effet signifier les mots qui, dans la prière eucharistique de saint Basile, désignent le Saint-Esprit : «... Le Don d’adoption, la Promesse de l’héritage à venir, les prémisses des biens éternels, la Force vivifiante, la Source de sanctification... » ?

Quand un ami a demandé à saint Séraphim de Sarov de lui expliquer le Saint-Esprit, le saint ne lui a pas donné d’explication, mais lui a fait partager une expérience que son disciple a décrite comme une « extraordinaire douceur », une « extraordinaire joie dans tout mon cœur », une « extraordinaire chaleur » et une « extraordinaire suavité », et qui est l’expérience du Saint-Esprit ; car, comme l’a dit saint Séraphim, « quand l’Esprit de Dieu descend sur l’homme et le recouvre de sa plénitude, l’âme humaine déborde d’une joie inexprimable parce que l’Esprit de Dieu transforme en joie tout ce qu’il touche ».

Tout cela signifie que nous connaissons le Saint-Esprit par sa présence en nous, présence qui se manifeste principalement par une joie, une paix et une plénitude ineffables. Même dans le langage ordinaire, ces mots – joie, paix, plénitude – impliquent quelque chose qui est justement ineffable, qui de par sa nature même est au-delà des mots, des définitions et des descriptions. Ils se rapportent à ces moments de la vie où la vie est pleine de vie, où il n’y a ni manque ni, donc, désir de quoi que ce soit, où il n’y a ni angoisse, ni crainte, ni frustration. L’homme parle toujours de bonheur et, en vérité, la vie est la quête du bonheur, l’aspiration à la plénitude. On peut donc dire que la présence du Saint-Esprit est l’accomplissement du vrai bonheur. Et comme ce bonheur ne résulte pas d’une « cause  » identifiable et extérieure, ce qui est le cas de notre pauvre et fragile bonheur terrestre qui disparaît quand disparaît la cause qui l’a produit, comme il ne résulte de rien qui soit de ce monde, et pourtant se traduit par de la joie au sujet de toutes choses, ce bonheur-là doit être le fruit en nous de la venue, de la présence et du séjour de quelqu’un qui lui-même est Vie, Joie, Paix, Beauté, Plénitude, Félicité.

Ce « Quelqu’un » est le Saint-Esprit. Il n’y a pas d’icône de lui, aucune représentation, parce qu’il n’a pas été fait chair, qu’il ne s’est pas fait homme. Et pourtant, quand il vient et qu’il est présent en nous, tout devient son icône et sa révélation, communion avec lui, connaissance de lui. Car c’est lui qui fait que la vie est vie, que la joie est joie, que l’amour est amour et la beauté, beauté, et qui par conséquent est la Vie de la vie, la Joie de la joie, l’Amour de l’amour et la Beauté de la beauté, qui, étant au-dessus et au-delà de toute chose, fait de l’ensemble de la création le symbole, le sacrement, l’expérience de sa présence : rencontre de l’homme avec Dieu et sa communion avec lui. Il n’est pas « à part » ou « ailleurs » parce que c’est lui qui sanctifie toutes choses, mais il se révèle lui-même dans cette sanctification comme étant au-delà du monde, au-delà de tout ce qui existe. Grâce à la sanctification, nous le connaissons vraiment, lui et non un divin et impersonnel Cela, bien que les mots humains ne puissent pas définir et donc isoler sous forme d’objet Celui dont la révélation même en tant que Personne est qu’il révèle chacun et toute chose comme unique et personnel, comme sujet et non objet, transforme toutes choses en une rencontre personnelle avec le divin et ineffable « tu ».

Le Christ a promis que le couronnement de son oeuvre de salut serait la descente, la venue du Saint-Esprit. Le Christ est venu pour rétablir en nous la vie que nous avons perdue dans le péché, pour nous donner de nouveau la vie en abondance (Jn 10,10). Et le contenu de cette vie et donc du Royaume de Dieu est le Saint-Esprit. Quand il vient, le dernier et grand jour de la Pentecôte, c’est la vie en abondance et le Royaume de Dieu qui sont vraiment inaugurés, c’est-à-dire qui nous sont manifestés et communiqués. Le Saint-Esprit, que le Christ a eu de toute éternité comme sa Vie, nous est donné comme notre vie. Nous restons dans ce monde, nous continuons à partager son existence mortelle ; pourtant, parce que nous avons reçu le Saint-Esprit, notre vraie vie est cachée avec le Christ en Dieu (Col 3,3) et nous sommes déjà et maintenant participants du Royaume éternel de Dieu, Royaume qui, pour ce monde, est encore à venir.

Nous comprenons maintenant pourquoi, lorsque vient le Saint-Esprit, il nous unit au Christ, nous fait entrer dans le Corps du Christ, fait de nous des participants de la Royauté, de la Prêtrise et de la Prophétie du Christ. Car le Saint-Esprit, étant la Vie de Dieu, est vraiment la Vie du Christ ; il est, de manière unique, son Esprit. Le Christ, en nous donnant sa Vie, nous donne le Saint-Esprit ; et le Saint-Esprit, en descendant sur nous et en demeurant en nous, nous donne Celui dont il est la Vie.

Tel est le don du Saint-Esprit, la signification de notre Pentecôte personnelle dans le sacrement de la sainte onction. Il nous scelle – c’est-à-dire fait, révèle, confirme – membres de l’Église, Corps du Christ, citoyens du Royaume de Dieu, participants du Saint-Esprit. Et par ce sceau, il nous donne vraiment notre propre identité, ordonne chacun de nous pour que nous soyons ce que Dieu, de toute éternité, veut que nous soyons, révélant notre véritable personnalité et donc notre unique accomplissement.

Le don est accordé pleinement, en abondance, à profusion : Dieu donne l’Esprit sans mesure (Jn 3,34), et : De sa plénitude, tous nous avons reçu, et grâce sur grâce (Jn 1,16). Maintenant, nous devons nous l’approprier, le recevoir vraiment, le faire nôtre. C’est le but de la vie chrétienne.

Nous disons « vie chrétienne » et non « spiritualité » parce que ce dernier mot est devenu aujourd’hui ambigu et trompeur. Pour beaucoup, il implique une activité mystérieuse et autonome, un secret qu’il est possible de percer par l’étude de certaines techniques spirituelles. Le monde aujourd’hui est le théâtre d’une quête inquiète de spiritualité et de mysticisme et, dans cette quête, tout est loin d’être sain – fruit de cette sobriété spirituelle qui a toujours été la source et le fondement de la véritable tradition spirituelle chrétienne. Trop de sages et soi-disant maîtres spirituels, exploitant ce qui est souvent une authentique et ardente quête de l’Esprit, entraînent en fait leurs disciples dans de dangereuses impasses spirituelles.

Il importe donc, à la fin de ce chapitre, d’affirmer une fois de plus que l’essence même de la spiritualité chrétienne est qu’elle porte sur la vie tout entière. La vie nouvelle que saint Paul définit comme étant vivre par l’Esprit et marcher sous l’impulsion de l’Esprit (Ga 5,25) n’est pas une autre vie et n’est pas un succédané ; c’est la même vie qui nous est donnée par Dieu, mais renouvelée, transformée et transfigurée par le Saint-Esprit. Tout chrétien – qu’il soit moine dans un ermitage ou un engagé dans les activités du monde – est appelé à ne pas diviser sa vie en spirituel et matériel, mais à lui rendre son intégralité, à la sanctifier tout entière par la présence du Saint-Esprit. Si saint Séraphim de Sarov est heureux dans ce monde, si sa vie terrestre était devenue en fin de compte un lumineux torrent de joie, s’il jouissait de chaque arbre et de chaque animal, s’il accueillait chacun de ceux qui venaient à lui en l’appelant « ma joie », c’est parce qu’en tout cela il voyait avec ravissement Celui qui est infiniment au-delà de tout et pourtant rend tout expérience, joie et plénitude de sa présence.

Le fruit de l’Esprit est amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi... (Ga 5,22). Ce sont là les éléments de la spiritualité authentique, le but de tout véritable effort spirituel, la voie de la sainteté qui est le but ultime de la vie chrétienne. « Saint » plutôt qu’« Esprit » est le terme qui définit le Saint-Esprit, car l’Écriture parle aussi des « esprits du mal ». Et comme c’est le nom de l’Esprit Divin, il est impossible de lui donner une définition en langage humain. Il n’est pas synonyme de perfection et bonté, vertu et fidélité, bien qu’il contienne et implique aussi tout cela. Il est la fin de tout langage humain parce qu’il est la Réalité elle-même dans laquelle tout ce qui existe trouve son accomplissement.

« Un Seul est Saint ». Et pourtant, c’est sa sainteté que nous avons reçue comme étant vraiment le nouveau contenu de notre vie dans l’onction du Saint-Esprit lui-même ; et c’est par sa sainteté, en nous élevant sans cesse en elle que nous pouvons réellement transformer et transfigurer, rendre pleine et sainte la vie que Dieu nous a donnée.

Extrait du livre du père Alexandre Schmemann
D'eau et d'Esprit : Étude liturgique du baptême,
Desclée de Brouwer (Théophanie), 1987.


LE SAINT-ESPRIT
DANS LA RÉVÉLATION

ET DANS L’ÉGLISE

par père Dumitru Staniloaë

Le Saint-Esprit, en introduisant l’énergie divine dans la profondeur de la créature, suscite en même temps, dans la mesure où cette énergie vient entièrement du Christ, une sensibilité pour Dieu, pour la présence et l’action divines dans la vie humaine et dans le monde. « Sans l’Esprit, écrit saint Athanase, nous sommes étrangers à Dieu et loin de lui. Par l’Esprit nous participons à Dieu. Donc être en Dieu ne dépend pas de nous, mais de l’Esprit qui est en nous et demeure en nous, tant que nous le gardons en nous par la confession (de la foi) » (Or. III contra Arianos, PG 26, 373). Dans le Saint-Esprit, donc par là-même en Christ, Dieu déifie la créature, parce que l’Esprit la rend transparente à Dieu. « En lui (l’Esprit), note encore saint Athanase, le Verbe glorifie la créature et, la déifiant, la présente au Père. Ainsi Celui qui unifie la créature avec le Verbe ne saurait être lui-même créature » (Ep. ad Serapionem, PG 26, 589).

Cette sensibilité est d’abord la capacité que reçoit l’âme de percevoir Dieu au-delà de tout. Mais celui qui devient sensible à Dieu le devient aussi à ses semblables : il voit Dieu en eux et les voit en Dieu. Cette sensibilité à Dieu rend donc l’homme pleinement humain.

Le premier degré de cette sensibilité est la foi. À mesure qu’elle se développe, l’intuition de la réalité transcendante et cependant toute-présente de Dieu ne cesse de grandir en l’homme. Celui qui a cette sensibilité voit Dieu partout, en toutes choses. Implantée dans l’âme par l’Esprit, cette sensibilité est à la fois celle du Saint-Esprit et celle de l’homme. Ce sentiment d’être toujours et partout en présence de Dieu pousse à une prière incessante.

Cette sensibilité est en même temps une profonde affection et un sentiment aigu de responsabilité envers Dieu. Les Pères grecs la nomment aisthêsis toû noos, « sensibilité de l’Esprit » (Diadoque de Photicé, Sermon ascétique, 34, 36, 37, 39).

La responsabilité peut prendre la forme de la crainte, de l’obéissance à une mission, de l’obligation d’éviter le péché, de mener une vie pure. Toute cette gamme de sentiments est produite par le Saint-Esprit. Dans l’être humain, créature infime, la responsabilité envers Dieu que suscite l’Esprit prend la forme de l’adoration si elle est affection pure, ou celle de la crainte et du tremblement si elle s’associe à la conscience du péché, ou encore celle d’une mission intérieure si elle dévoile l’obligation absolue d’accomplir la volonté de Dieu. Seul l’Esprit peut éveiller en nous la réponse à l’amour et à l’appel du Père, que l’Esprit lui-même nous apporte. Seul l’Esprit peut donner à cette réponse son caractère de ferveur et de joie. Seul l’Esprit peut nous faire participer à la sensibilité et à la responsabilité du Fils envers son Père.

Toutes ces attitudes apparaissent en ceux qui reçoivent la Révélation. Si, dans les premières étapes de la Révélation, l’Esprit de Dieu a surtout frappé les hommes par des manifestations de puissance, au moyen d’actes extérieurs extraordinaires, à partir des prophètes son action s’exprime plutôt par la force spirituelle et morale qui leur est donnée, ainsi qu’aux autres hommes de Dieu. Et ce don implique la collaboration de l’homme, son effort pour approfondir sa relation avec Dieu, pour accomplir la mission qui lui a été confiée, pour mener une vie conforme à la volonté divine.

L’inhabitation et l’opération dans l’âme humaine caractérisent l’Esprit-Saint parce que l’âme, par nature, est préparée à cette action en elle de l’Esprit. Comme expression de l’hypostase humaine, l’âme est une image du Logos divin et, par l’attraction qu’elle ressent naturellement envers le Dieu personnel et les personnes humaines, elle a en soi depuis le commencement l’Esprit de Dieu. En affaiblissant cette tendance à la relation avec la Personne suprême et avec les autres personnes humaines, le péché a mis l’âme dans un état contraire à sa nature. L’inhabitation de l’Esprit rétablit et fortifie l’âme dans sa capacité de relation avec Dieu et le prochain ; par là il la restaure dans l’état conforme à sa nature – pros to ek phuseôs kallos – comme dit saint Basile le Grand (De spiritu sancto, PG, 109).

Le Saint-Esprit, justement parce qu’il représente la perfection de la relation entre la personne du Fils et celle du Père, a la capacité de fortifier la relation du sujet humain, comme image du divin Fils, avec Dieu et avec chaque sujet personnel.

C’est ainsi que l’âme devient transparente à Dieu et que Dieu devient transparent pour l’âme. La sainteté est l’état de transparence de l’Esprit devenant l’intériorité de l’âme, en même temps que la transparence de l’âme devient comme l’intériorité de Dieu. C’est seulement en unifiant sa subjectivité avec la subjectivité de l’Esprit, saint par essence, que l’homme peut se sanctifier. Unifiée avec l’Esprit, l’âme devient transparente, elle voit le Fils et le Père, elle fait rayonner Dieu autour d’elle. C’est l’Esprit, en tant que Troisième, qui ouvre l’homme à Dieu et l’homme à l’homme, parce qu’il est lui-même capacité suprême d’ouverture.

Même avant l’incarnation, le Saint-Esprit rayonnait du Verbe. Toutefois c’est en Christ que se réalise le plein retour du Saint-Esprit dans l’être humain. Le Christ étant l’hypostase qui a fait sienne la nature humaine, il porte dans son humanité même l’Esprit en plénitude. Dans l’incarnation du Fils, l’Esprit se trouve hypostatiquement uni à celui-ci comme il l’est de toute éternité. Le Christ en tant qu’homme reçoit ainsi pour toujours l’Esprit comme l’ont reçu les grands conducteurs et les prophètes d’Israël. Mais il reçoit en même temps l’Esprit tout entier, comme ceux-ci ne l’ont pas reçu. L’Esprit comme hypostase repose en permanence sur le Fils pendant son incarnation aussi. C’est ce qui se révèle au Baptême, quand l’Esprit apparaît entre le Père et le Fils incarné, en les unissant en quelque sorte et en se mouvant de l’un à l’autre. Le Père désigne à tous le Fils incarné, sur lequel plane l’Esprit sous la forme d’une colombe : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis toute mon affection (Mt 3,17).

L’incarnation du Fils permet cette manifestation. En tant qu’homme, le Fils répond en notre nom à l’amour du Père par un amour obéissant jusqu’au sacrifice de la croix ; cette réponse permanente il la donne dans l’Esprit qui demeure entre lui et le Père. Le Christ en tant qu’homme élève au plus haut degré la sensibilité humaine envers le Père et la responsabilité humaine envers tous les hommes. C’est pourquoi il élève aussi au plus haut degré la prière qu’il adresse au Père en faveur de tous ses frères en humanité et de toute la création. De là vient qu’il reçoit en tant qu’homme le pouvoir le plus haut de la part du Père : pouvoir surnaturel de l’amour, pouvoir capable de transformer les âmes et de dépasser les limites de la nature.

Toutefois ce pouvoir complet sur les âmes par lequel ils les rend sensibles à Dieu et provoque, sans détruire les lois de la nature, des effets qui ne proviennent pas de celle-ci, le Christ le manifeste seulement au moment de sa Résurrection et surtout de l’assomption de son corps, lorsque sa nature humaine, complètement déifiée, devient pleinement transparente pour le Père et pour les hommes, lorsqu’il réalise, en tant qu’homme aussi et d’une manière intégrale, sa capacité de communion avec le Père et avec les hommes.

Le Seigneur promet aux apôtres que l’Esprit-Saint les remplira eux aussi de sa force : Quand le Saint-Esprit viendra sur vous, vous recevrez une force (Ac 1,8). Sans la force de l’Esprit, c’est-à-dire sans la Pentecôte, l’Église n’aurait pas accédé à l’existence concrète et n’aurait pas duré. La Révélation ne se serait pas imposée comme une évidence. Ma parole et ma prédication, écrit Paul aux Corinthiens, n’avaient rien du langage persuasif de la sagesse, mais l’Esprit s’y manifestait avec puissance, pour que votre foi fut fondée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu (1 Co 2,4-5 ; cf. 1 Th 1,5).

On peut donc considérer que l’Esprit est impliqué partout où l’Écriture évoque la puissance avec laquelle l’Évangile s’est répandu. Car la Bonne Nouvelle est puissance de Dieu pour celui qui croit (1 Co 1,16). L’Église, comme Royaume de Dieu en marche, commence avec la pénétration dans les âmes de cet Évangile de la puissance, puis dure et se développe par lui : car le Royaume de Dieu ne consiste pas dans la parole, mais dans la puissance (1 Co 4,20). L’Esprit-Saint, descendu à la Pentecôte, ne fonde pas seulement l’Église, mais demeure en elle avec le flot de ses énergies incréées, invisibles mais opérantes.

L’Écriture, en soulignant que le Royaume de Dieu consiste dans la puissance, a indiqué par là que l’Esprit et sa force se manifestent dans l’Église. L’Église est la révélation de Dieu en Christ dont l’efficacité se poursuit par l’Esprit et son pouvoir. Elle continue la Révélation en Christ, non comme un accroissement de son contenu, mais comme actualisation dans l’Esprit de la présence agissante du Christ qui s’est pleinement révélé par ses actes et ses paroles et par ceux des apôtres.

Par l’Esprit, nous prenons conscience de notre unité avec le Christ et entre nous, en tant que corps du Christ. Par l’expérience de la puissance de l’Esprit, le Christ nous devient transparent.

C’est aussi par le Saint-Esprit que Dieu maintient le monde, agit en lui, et, à travers le mystère de l’Église, le conduit vers son telos, vers son accomplissement. C’est par le Saint-Esprit qu’il réalise son projet de salut et la divinisation du inonde. C’est par le Saint-Esprit que des hommes accueillent la Révélation de Dieu : et que Dieu, par eux, peut agir. C’est dans les eaux vives qui coulent du Saint-Esprit que l’Église abreuve ses racines et que ses membres puisent la force, la foi, le progrès dans la sainteté. C’est par le Saint-Esprit que s’actualise et se déploie la communion de ceux qui mettent en Christ toute leur foi.

Ainsi, de même que dans la Trinité le Saint-Esprit montre que le Père et le Fils sont distincts mais un en essence, unis par l’amour, de même le Saint-Esprit nous consacre comme personnes distinctes tout en nous édifiant en Église, en nous unissant par la joie d’une entière communion. Par le Saint-Esprit nous entrons dans l’amour du Père et du Fils, nous sentons, dans la distinction même, tout le feu de l’amour du Père envers son Fils et envers nous dans la mesure où nous sommes unis au Fils ; l’Esprit-Saint est le feu – feu distinct, hypostatique – qui rayonne du Fils devenu notre Frère, qui brûle en nous en devenant notre propre amour filial pour le Père. Par le Saint-Esprit nous nous sentons unis en Christ et orientés vers le Père, et ainsi nous formons l’Église : Ubi spiritus sanctus, ibi ecclesia (« Là où est l’Esprit-Saint, là est l’Église ») disait saint Irénée, et cet adage peut se retourner : Ubi ecclesia, ibi spiritus sanctus « Là où est l’Église, là est l’Esprit-Saint »). Mais saint Irénée précise : « Là où est l’Esprit-Saint, là est l’Église et là où est l’Église, là est la vérité ». Je dirai que la vérité est la plénitude de la réalité. Et la plénitude de la réalité, c’est le Dieu fait homme, c’est la communion avec lui.

Et telle est l’Église. L’expérience de la pleine communion personnelle nous est devenue possible par l’Incarnation. Il n’y a communion qu’avec une personne, et la personne parfaite, qui se rend pleinement accessible dans son mystère infini – et tout en gardant ce mystère – c’est Dieu incarné, c’est le Christ. Il n’y a de vraie vie, de vraie joie que dans notre communion avec le Christ et en lui, c’est-à-dire dans l’Église.

Mais le Christ ne peut faire rayonner en nous cette communion que parce qu’il vit lui-même dans la communion infinie, parfaite, des Personnes de la Trinité. En nous donnant le Saint-Esprit, le Christ nous donne l’Esprit de cette parfaite communion trinitaire.

L’homme agonise quand il est privé de toute communion avec un autre homme. Mais la communion entre les personnes humaines agonise quand elle ne trouve pas sa source et son fondement en Dieu, Personne infinie ou plutôt Unité infinie des Personnes divines.

La relation entre personne et personne est la seule voie de la réalité et du mystère. C’est l’approfondissement plein d’amour d’une personne dans une autre, et seulement cela procure la vie et la joie. Mais on ne peut avoir la révélation de l’autre comme profondeur jaillissante, comme source d’une vie sans limites, que si le Saint-Esprit nous montre l’autre en Dieu, dans le mystère du Dieu personnel qui se révèle. La seule personne dont jaillissent inépuisablement la vie et la lumière est celle du Christ. Les expériences mystiques que cherchent aujourd’hui beaucoup de jeunes dans le yoga ou dans la métaphysique hindoue sont vouées à l’échec si elles n’aboutissent pas à la communion personnelle avec le Christ, à l’inépuisable profondeur et chaleur de sa personne divino-humaine. C’est seulement dans la personne divino-humaine du Christ, connue grâce au feu de l’Esprit, que la personne humaine se sauve de l’enfer de la solitude. Parce qu’il n’est de communion plénière et inépuisable qu’avec la personne du Christ et que seulement en Jésus-Christ nous trouvons l’Esprit d’une inlassable communion entre les hommes, nous trouvons l’Église.

Pour toutes ces raisons le Saint-Esprit est la Personne qui fait de l’homme un buisson ardent, qui nous remplit de la lumière du Christ si nous tentons sans cesse de vivre en Christ en avant toujours dans notre pensée le nom de Jésus. Mais seule l’Église peut entretenir en nous la prière incessante à Jésus. Comme le dit Olivier Clément, l’Église est dans le monde le grand buisson ardent dont le feu infini n’est autre que le Saint-Esprit.

Article paru dans Contacts, vol. XXVI, no 87, 1974 ;
reproduit dans Dumitru Staniloae, Prière de Jésus et
expérience du Saint-Esprit
, DDB (Théophanie), 1991.


L’ESPRIT SAINT ET LE MYSTÈRE
DE L’UNITÉ DANS LA DIVERSITÉ

par un moine du monastère de Saint-Macaire (Égypte)

Sans la diversité fonctionnelle qui les distingue, les membres du corps ne formeraient pas une unité organique, mais un simple amalgame dépourvu de vie. Saint Paul a singulièrement mis en relief cette vérité : Si tout le corps était œil, où serait l’ouïe ? Si tout était oreille, où serait l’odorat ?... Si le tout était un seul membre, où serait le corps ? (1 Co 12,16-17;19).

Que l’on nous permette de citer à ce propos un passage particulièrement éclairant du père Matta el-Maskîne :

« Si nous désirons parvenir à une juste conception de l’unité, nous devons renoncer à l’idée de supprimer toute différence entre les membres, et cesser de vouloir en éliminer la diversité, la distinction et les aptitudes particulières, qui sont justement les principes constitutifs de toute unité intégrale. La plénitude de l’unité et sa valeur relèvent de l’harmonieuse combinaison des diverses parties, de l’accord entre les caractères variés, et du concours des aptitudes différentes. Le groupement humain qui perdrait la capacité de conserver le caractère particulier de chacune de ses parties, et même d’en favoriser le développement propre dans l’harmonie mutuelle, cesserait d’être une unité organique vivante et se réduirait à un simple amalgame humain ayant perdu les qualités de ses parties constituantes. La diversité des charismes est nécessaire à la construction de l’édifice ecclésial, tout comme la diversité des os l’est à la constitution du corps humain ; les fidèles s’harmonisent et se complètent, tout comme les os s’articulent dans la cohésion, par les jointures et les ligaments (Col 2,19) » (L’Église invisible, Le Caire, 1960, pp. 102 et 94).

Une des propriétés de l’Esprit est de se montrer varié et multiple en ses dons et ses charismes, tout en conservant intacte son unité ontologique. Nous avons rencontré cette affirmation plus d’une fois au cours de notre exposé, et tout d’abord dans les Épîtres de saint Paul : Il y a, certes, diversité de dons spirituels, mais c’est le même Esprit... Et tout cela, c’est le seul et même Esprit qui l’opère, distribuant ses dons à chacun comme il l’entend (1 Co 12,4;11).

C’est ensuite chez saint Jean que nous avons retrouvé ce mystère d’unité dans la pluralité, d’identité dans la diversité, qui est au cœur même de la réalité de l’Église, une et multiple, à l’instar de l’Esprit. Dans l’Apocalypse, l’Église et l’Esprit sont désignés tous deux tantôt au pluriel et tantôt au singulier : Les sept Esprits de Dieu…, les sept Églises…, ce que l’Esprit dit aux Églises…, l’Épouse…, l’Esprit et l’Épouse… Le sens de cette indétermination numérique est manifeste : l’Église tout comme l’Esprit a le pouvoir de se diversifier et pour ainsi dire de se distribuer, sans pour autant perdre son unité fondamentale.

Nous avons ensuite retrouvé ce thème de l’indivisibilité de l’Esprit dans la multiplicité de ses dons chez les Pères antérieurs à saint Cyrille le Grand, et notamment chez saint Ambroise et saint Basile. Rappelons la formule particulièrement heureuse de ce dernier :

« Simple par l’essence, multiple en ses puissants effets, tout entier présent à chacun et tout entier partout, sans atteinte à son impassibilité, il est partagé ; en gardant son intégrité, il se donne en partage » (Sur le Saint-Esprit, 9,22).

Toute cette tradition a été recueillie par saint Cyrille d’Alexandrie, qui l’a repensée, organisée et amplifiée. Il répète à plusieurs reprises que l’Esprit est « un et indivisible » (Commentaire sur s. Jean 19,20), et que c’est grâce à cette unité fondamentale qui lui est propre qu’il parvient à unir ensemble ceux qui le reçoivent. Et cependant ce Père tient à préciser, avec plus de vigueur que ses devanciers, que nous ne perdons pas notre personnalité propre par notre adhésion à l’unité de l’Esprit. Notre incorporation au Corps divin, loin de diluer nos caractéristiques propres dans une espèce d’agglomérat anonyme, conserve au contraire à chacun son nom et son caractère particulier :

« Coupés que nous sommes en hypostases propres, je veux dire individuelles, moyennant quoi l’un est Pierre ou Jean, l’autre Thomas ou Matthieu, nous sommes devenus concorporels dans le Christ, nourris de la même chair et scellés dans l’unité par l’unique Esprit-Saint » (Dialogues sur la Trinité, I).

« Et cependant nous restons distincts par la division de nos corps, chacun de nous se détachant par sa propre forme et sa propre hypostase. Car Paul ne peut ni être appelé ni devenir Pierre, et Pierre à son tour ne peut être Paul, bien que du point de vue de leur union par le Christ, ils ne fassent qu’un » (Commentaire sur s. Jean, 17,20 et 21).

Dans son commentaire du célèbre passage de saint Paul sur la diversité des dons spirituels (1 Co 12), saint Cyrille souligne la valeur positive de cette diversité. Elle contribue à rehausser la splendeur de la parure de l’Église, qui devient alors multicolore et, comme le dit le psaume, brochée d’or fin (cf. Ps 44/45,14) :

« L’Esprit opère la distribution des dons en chacun de façon différente, et cela afin que, tout comme ce corps épais et terrestre tire son existence de parties diverses, le Christ lui aussi – ou plus exactement son Corps qui est l’Église – reçoive sa constitution suprême de la grande multitude des saints dans l’unité spirituelle. C’est dans ce sens que le divin David dit (de l’Église) qu’elle est revêtue d’une robe brochée d’or, parée de couleurs variées. Il indique par là, à mon avis, la diversité des charismes et leur grande valeur » (Commentaire sur 1 Corinthiens, 12,9).

Il est intéressant de noter que ce même psaume (Ps 44/45, vv. 14-15) est aussi employé par saint Augustin pour illustrer la variété des usages dans l’Église. Pour lui, la diversité des rites, des disciplines et des traditions locales « ajoute à la parure de la fille du roi, l’Église, une robe tissée de fils d’or fin, aux reflets divers » (Épître 36,9,22).

Telle est l’incomparable splendeur de l’Église, qui résulte de l’harmonieuse synthèse des charismes et de la concorde des diverses personnalités. Tel est l’éclat multicolore de la Jérusalem céleste, tel qu’il est apparu à saint Jean le Théologien, sous la forme de pierres précieuses de toute couleur et de toute espèce qui formaient les assises de la ville sainte. Sans cette variété harmonisée par l’Esprit, l’Église ne serait plus qu’une masse inerte dépourvue de forme et de couleur, ou pour employer les termes du père Matta el-Maskîne, un simple « amalgame » dépourvu de vie.

Disons pour terminer que c’est justement dans cette diversité que se manifeste la toute-puissance divine, qui a pu transformer les maux mêmes subis par l’humanité par la faute d’Adam en valeurs positives dans le Christ Jésus. Adam était un être unique (avec Ève, il ne faisait qu’une seule chair (Gn 2,24)), mais, à la suite du péché, s’est glissé au cœur même de sa nature un principe de désintégration, de division et de démembrement, qui a abouti au morcellement de l’humanité et à la séparation des peuples, des nations et des langues.

C’est alors que l’indicible sagesse de Dieu et sa toute-puissance se sont particulièrement déployées dans la récapitulation de toute chose dans le Christ (Ép 1,10), sans pour autant supprimer le pluralisme des personnalités, des cultures et des langues, dont elles ont, tout au contraire, opéré la synthèse harmonieuse dans l’Esprit-Saint.

De la sorte, le déchirement et le morcellement de l’humanité qui ont fait suite au péché d’Adam se trouvent transformés en une variété positive des charismes dans le Christ Jésus, pour le plus grand progrès de l’humanité, jusqu’à ce qu’elle parvienne à former l’Homme parfait, à la taille du Christ en sa plénitude (Ép 4,13). La nature humaine dans le Christ Jésus est devenue, en raison même de cette variété des charismes dans l’harmonie spirituelle, infiniment plus féconde, plus belle et plus parfaite qu’elle n’avait été avant la chute dans le premier Adam, avec sa monotone uniformité.

Telle est l’incomparable supériorité du second Adam sur le premier.

Conclusion d’une étude réalisée par un disciple
du père Matta El-Maskîne et revue par lui.
Extrait de Prière, Esprit-Saint et unité chrétienne,
Bellefontaine (SO 48), 1990.


LA COLOMBE ET L’AGNEAU :
MÉDITATION SUR LE CHRIST
ET L’ESPRIT

par père Lev Gillet
(« Un Moine de l’Église d’Orient »)

Jean vit Jésus qui venait à lui et il dit : Voici l’Agneau de Dieu, celui qui ôte le péché du monde (Jean 1,19).

Et Jean rendit témoignage en disant : J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et reposer sur lu (Jean 1, 32).

Jean-Baptiste est venu pour rendre témoignage. Il a été le témoin par excellence. Il l’a été de Jésus : « Il est venu porter témoignage à la Lumière » (Jn 1,7). Mais il l’a été aussi et tout autant de l’Esprit, lui qui avait été « rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère » (Lc 1,15). Le même homme qui a annoncé à ses disciples l’Agneau de Dieu a vu la Colombe descendre sur le Messie. On ne peut séparer les deux termes de ce témoignage. Jean a été le héraut de ce couple divin : la Colombe et l’Agneau. Il a été le messager du ministère conjoint de l’Esprit et du Verbe.

Ce ministère conjoint, cette action inséparable s’exercèrent dès les origines de la création. Le livre de la Genèse nous montre l’Esprit de Dieu se mouvant à la surface des eaux (Gn 1,2), c’est-à-dire du chaos primitif. Le verbe hébreu employé suggère l’image d’un oiseau qui couve. (Et, quel que soit le chaos du monde, quel que soit le chaos de notre propre âme, un puissant espoir demeure, car l’Esprit ne cesse de « couver » nos profondeurs obscures.) D’autre part, le quatrième Évangile déclare que le Verbe - la Pensée, la Parole de Dieu - était dès le commencement avec le Père et que « toutes choses ont été faites par lui » (Jn 1,3). Ainsi, dès le commencement de l’œuvre divine, celle-ci se trouvait et demeure placée sous le signe de la Colombe et de l’Agneau, l’une et l’autre étant des figures de douceur et de pureté. L’Esprit éployé sur le monde l’enveloppait de sa chaleur et de sa tendresse diffuses, tandis que le Verbe éclairait, précisait, donnait forme.

Le couple « Colombe-Agneau » nous est aussi suggéré (même si nous ne voyons pas là une prophétie formelle) par le sacrifice que Joseph et Marie offrirent lors de la présentation de Jésus au Temple. Ils pouvaient offrir, soit un agneau, soit une paire de colombes (Lv 12,8). Ils offrirent des tourterelles. C’était l’offrande du pauvre. Mais aussi il convenait que le sacrifice symbolique d’un agneau n’eût pas lieu, là où l’unique Agneau de Dieu, le véritable Agneau pascal était présent. Et l’équivalence de la Colombe et de l’Agneau se trouvait obscurément manifestée.

Ce sont là ombres et figures. Avec Jean-Baptiste, la pleine lumière se fait. Il perçoit, il exprime clairement le mystère de la Colombe et de l’Agneau. Il a « vu » l’Agneau marchant parmi les hommes sous la forme de Jésus. Et il proclame avec certitude qu’il a « vu » l’Esprit, semblable à une colombe, descendre sur le Sauveur. Ainsi se trouve esquissé l’idéal de la piété chrétienne : « voir » en même temps l’Agneau et la Colombe (et dans leur relation au Principe, qui est le Père). « Voir » : sinon par les yeux du corps, du moins par les yeux de la foi, de la prière et de l’amour. Obtenir une vision, une expérience personnelle de la distinction et de l’union de l’Agneau et de la Colombe.

Mais en sommes-nous là ?

Chez beaucoup d’entre nous, une telle expérience rencontre deux grandes difficultés.

L’une d’elles est une attitude faible, incertaine, hésitante, embarrassée - nous oserions dire : tâtonnante - à l’égard du Saint-Esprit . Nous ne dirions pas, comme disaient à Paul les fidèles d’Éphèse : « Nous n’avons même pas entendu dire qu’il y eût un Saint-Esprit » (Ac 13,2). Nous avons beaucoup entendu parler de lui. Et, à la question de Paul : « Avez-vous reçu le Saint-Esprit depuis que vous avez cru ? » (Ac 19,2), nous répondrions peut-être : « Nous avons passé par les phases - même par les rites - de l’initiation chrétienne complète. » Néanmoins le Saint-Esprit nous apparaît trop comme « quelque chose » de vague. Il nous est malaisé de penser à lui comme à une personne vivante, réelle. Nous sommes toujours plus ou moins tentés de nous le représenter comme une force impersonnelle, une énergie, une puissance. Les images même par lesquelles l’Écriture nous le dépeint demeurent floues, en quelque sorte vaporeuses. II est souffle, il est flamme, il est parfum, il est onction, il est une colombe qui vole et qui se pose. Il est tout cela - et il n’est rien de tout cela. Ce ne sont là que des apparences et si fugitives ! Il demeure indéfini, insaisissable ! Quel contraste avec le Iahvé de l’Ancien Testament qui se fait voir, même au travers d’intermédiaires, et qui parle aux hommes, ou avec le Jésus de nos Évangiles ! Comment établir entre l’Esprit et nous cette relation intime où nous pourrions lui dire « tu » et où nous l’entendrions nous dire « toi » ?

Une autre difficulté, fréquente chez les âmes les plus pieuses, peut provenir de notre attachement même à la personne de Jésus. Ceux qui aiment le plus Jésus, ceux qui adhèrent à lui dans une attitude de familiarité et de tendresse, ont la crainte et jusqu’à un certain point l’impression de le perdre, ou tout au moins de le voir s’éloigner, s’ils essaient de « se tourner » vers l’Esprit. Le livre des Actes, le livre de l’Esprit-Saint, a sa propre atmosphère - la gloire de la Pentecôte, - mais ce n’est plus exactement l’atmosphère des Évangiles. Le Christ pentécostal n’est pas exactement semblable au Jésus de Galilée – quoique lui étant identique. À ceux qui ont mis le Dieu fait homme au centre de leur méditation et de leur prière, à ceux qui ont « étreint » le Christ, il n’est pas facile de s’orienter vers l’Esprit, d’atteindre la subtile rosée qui, matin et soir, mouille et imprègne, sans que l’on voie du ciel tomber aucune goutte.

Ces deux difficultés sont connexes. Leurs solutions aussi. Plus nous prendrons conscience de la « personnalité » de l’Esprit, plus nous saisirons l’intime rapport qui unit la Colombe à l’Agneau. Et, plus nous pénétrerons dans l’amour réciproque de l’Agneau et de la Colombe, plus nous verrons l’Esprit s’affirmer comme une personne. Ces certitudes sont matière de Révélation. Mais notre effort personnel peut contribuer à les éclairer. Nous pouvons obtenir cette mise en lumière (en tout état de cause très imparfaite) par l’intellect aidé de la grâce. Il est cependant d’autres voies que celles de la spéculation discursive ou de l’étude historique. La prière et l’amour, s’appliquant à la Parole révélée, ont leurs intuitions. Revenons donc à l’expérience de Jean. Essayons de contempler ce que lui-même a vu. Peut-être, dans cette contemplatio ad amorem, trouverons-nous l’issue à nos difficultés ?

Jean voit l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et s’arrêter sur Jésus. Ce trait est d’une importance fondamentale en ce qui concerne notre recherche. Le mouvement de l’Esprit - pour autant qu’il devient manifeste aux hommes - est un mouvement « vers Jésus », un mouvement orienté et dirigé vers l’Agneau. Si nous ne tenons pas fermement cette vérité première et essentielle, tout le reste en sera faussé. Nous nous trouverons fourvoyés dans l’impasse d’un dualisme, d’un parallélisme mensongers.

Dès maintenant nous devons donc, et d’une manière radicale, rejeter la chimère qui a égaré tant d’intelligences d’ailleurs nobles et pieuses. Nous voulons dire le rêve d’un « troisième règne », le règne de cet Esprit qui remplacerait Jésus, - un règne final qui succèderait au règne du Père. Il n’y a pas de règne de l’Esprit indépendant du « royaume de Dieu », qu’annonce l’Évangile et dont Jésus-Christ est le dispensateur. Le Saint-Esprit, étant plus qu’agissant, étant lui-même tout action et réalisation, constitue l’instrument de ce règne ; et l’instrument agit d’une manière si parfaite, il coïncide si étroitement avec l’œuvre que l’Esprit lui-même s’identifie au Royaume. Mais il n’en est pas le possesseur. La prière par laquelle s’ouvrent la plupart des offices du rite byzantin commence ainsi : « Roi du ciel, Consolateur, Esprit de vérité ». Oui, l’Esprit est Roi, mais sa royauté consiste à incliner ses sujets vers celui qui a dit à Pilate : « Je suis Roi » (Jn 19,37). L’action de l’Esprit, son règne invisible sur les âmes, crée et manifeste la Royauté du Verbe fait chair.

Cependant Jésus, avant la Pentecôte, n’a-t-il pas dit : « Il vous est bon que je m’en aille, car, si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra point à vous » (Jn 16,7) ? Jésus devait s’en aller, afin qu’à sa présence visible et trop restreinte (puisque localisée) succédât sa présence invisible et universelle. Mais c’est l’Esprit qui, après et depuis l’Ascension, nous rend Jésus présent. Et c’est Jésus qui nous envoie l’Esprit à cet effet : « Si je m’en vais, je vous l’enverrai » (Jn 16,7). Le Père envoie la Colombe sur l’Agneau, et l’Agneau envoie sur nous la Colombe, non afin que nous devions mettre la Colombe à la place de l’Agneau, mais afin que la Colombe nous « rappelle » l’Agneau. Et ici « rappeler » n’a pas le sens faible de remettre en mémoire, mais le sens fort d’appeler de nouveau et efficacement, de « faire revenir ». Le rôle de la Colombe, le ministère de l’Esprit à notre égard est de manifester l’Agneau, de nous découvrir le Christ. Lui, l’Esprit, qui est par excellence l’invisible et l’impalpable, a pour mission de nous rendre Jésus spirituellement visible et tangible.

La Colombe n’a point d’initiative indépendante et isolée. Jésus dit de l’Esprit : « Il ne parlera pas de son chef, mais il dira tout ce qu’il aura entendu... il prendra de ce qui est à moi, et il vous l’annoncera » (Jn 16,13-14). Nous reviendrons plus loin sur les « paroles de l’Esprit ». En ce moment, retenons seulement qu’il n’y a pas de révélation de l’Esprit autre que la révélation du Fils. Ce que l’Esprit nous révèle, ou plutôt celui que l’Esprit nous révèle, c’est Jésus.

La Colombe descend sur l’Agneau pour nous le montrer. Le Saint-Esprit réveille et avive en nous le souvenir de Jésus. Mais ces mots sont trop faibles. L’Esprit met Jésus devant nous. Il dresse devant nous l’image, la Personne du Sauveur. Il est l’écho de la Parole. Il est le résonateur, l’amplificateur du Verbe de Dieu.

Et comme, nous-mêmes, nous ne savons pas écouter Jésus, l’Esprit « vient en aide à notre faiblesse » (Rm 8,26). Comme nous ne savons pas « prier comme il faut », lui-même substitue à nos balbutiements ses propres soupirs, ses « gémissements ineffables » (Rm 8,26). Il est la source et la force de toutes nos aspirations vers Jésus. Paul le déclare : « Aucun homme ne peut dire que Jésus est le Seigneur, si ce n’est par le Saint-Esprit » (1 Co 12,3). Il se met en quelque sorte à notre place. Il prend même notre place. C’est lui qui nous fait dire « je », lorsque nous nous adressons à Jésus comme à un « toi ».

On pourrait - mais sans trop presser ces termes philosophiques - dire que l’Esprit, en tant qu’il s’identifie à nous, d’ailleurs sans confusion de nature, se fait le sujet de notre vie de chrétien, le sujet qui désire et aspire, alors que Jésus en est l’objet, le modèle, le but vers lequel nous tendons immédiatement (la fin suprême étant le Père).

Est-ce à dire que Jésus nous soit plus extérieur que l’Esprit ? Est-ce à dire que l’Esprit nous soit plus intérieur que Jésus ? Non, Jésus et l’Esprit, tout en demeurant transcendants par rapport à nous, nous sont également intérieurs et intimes. Mais il y a diverses intériorités. D’une part, Saint Paul nous dit : « Vous êtes le Corps du Christ, et vous êtes ses membres » (1 Co 12,27). D’autre part, il nous dit aussi : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous ? » (1 Co 6,19). C’est parce que chacun de nous, individuellement, est le temple du Saint-Esprit que, collectivement, nous formons tous le Corps du Christ. L’Écriture emploie d’une manière à peu près équivalente les deux expressions « dans le Christ » et « dans l’Esprit ». Souvent on semble « approprier » notre immanence en Dieu à l’Esprit plutôt qu’au Christ et l’instrumentalité au Christ plutôt qu’à l’Esprit. On pense et l’on dit alors : « par le Christ, dans l’Esprit ». La formule, en un sens, est très juste. Mais il serait peut-être encore plus juste, si l’on admet les équations (d’ailleurs bien grossières) : « L’Esprit est le sujet, le Fils est l’objet », de dire que, par l’Esprit, nous sommes dans le Christ.

Extrait du livre La Colombe et l’Agneau,
« Un Moine de l’Église d’Orient »,
Éditions de Chevetogne, 1979.


POUR ALLER PLUS LOIN :
L’ESPRIT SAINT

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Basile de Cesarée (Saint), Sur le Saint-Esprit, Cerf (SC 17), 1976. Le texte patristique le plus important sur le Saint-Esprit, écrit essentiellement pour combattre l’hérésie des « pneumatomaques », qui niaient la divinité de l’Esprit.

Behr-Sigel, Élisabeth, « Quelques aspects de la théologie et de l’expérience de l’Esprit-Saint dans l’Eglise orthodoxe aujourd’hui », Contacts, 1984.

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Boulgakov, Serge, Le Paraclet, trad. Constantin Andronikof, L’Âge d’Homme, 1996. 382 p.

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Didyme l'Aveugle, Traité du Saint-Esprit, Cerf (SC ), 1992.

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Vischer, Lukas, La théologie du Saint-Esprit dans le dialogue entre l’Orient et l’Occident, COE/Centurion/Presses de Taizé, 1981. 205 p. Bilan de deux rencontres organisés par la commission « Foi et constitution » du COE. Contributions des participants orthodoxes : Markos A. Orphanos, Boris Bobrinskoy et Dumitri Staniloae.

Wagner (Mgr Georges), « L'Esprit, source de vie », Contacts, XXVII, 69.

 


 

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Jeudi 4 août 2022