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ANDRÉ ROUBLEV
Cest au XIVe siècle quun moine russe pieux, André Roublev, a écrit licône de la Trinité, telle quelle est connue. Un concile de lÉglise orthodoxe russe, le Concile des Cent Chapitres de 1551, qui sest penché sur la question des icônes, en finalisant les canons iconographiques, a reconnu en cette icône le modèle même de licône. Licône de Roublev est un modèle, pas uniquement au niveau de la technique, quoique ce soit une icône parfaite au niveau de la technique, mais un modèle au niveau des doctrines, car cest une icône, qui, dune manière extraordinaire, sert justement lobjet de licône ; elle est donc une catéchèse sur Dieu, sans le représenter. Quand nous sommes devant cette icône, nous ne sommes pas devant une représentation de Dieu mais devant une catéchèse sur Dieu, et la piété de ceux qui vénèrent licône vénère, bien sûr, le mystère trinitaire. Ainsi, nous sommes en présence de Dieu, sans le voir, sans le comprendre. Dans notre langage humain, nous allons essayer de voir ce que la tradition théologique véhicule par rapport à notre conception chrétienne de Dieu. Les chrétiens sont les seuls, parmi les trois religions monothéistes, à croire en la Trinité. Les juifs et les musulmans nacceptent pas ce mystère ; pour eux, les chrétiens sont des polythéistes, des idolâtres, qui adorent plusieurs dieux. Mais que la tradition chrétienne affirme lunicité de Dieu, à lintérieur dune Trinité de personnes. La théologie nous dit que ces trois personnes sont coéternelles et consubstantielles : comment alors représenter cette Trinité ?
LHOSPITALITÉ DABRAHAM
Et voilà, linspiration géniale est venue à saint André Roublev (1360? - 1430?), qui, après avoir jeûné et prié pendant presque quarante jours, se met devant son chevalet, et une idée lui vient, lhistoire dAbraham. Abraham, un nomade à qui Dieu promet depuis longtemps quil aura une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel (Genèse 15, 5). Mais Abraham vieillit, et sa femme aussi, puis il devient impensable de croire quils auront un enfant. Alors Abraham utilisera la Loi ; il va vers Agar, la servante de sa femme, et Ismaël naît de cette union (Genèse 16, 1-15). Abraham simagine que Dieu a accompli sa promesse, jusquau jour où trois personnages se présentent devant sa tente, trois personnages qui lui disent : Dans un an voici que Sara ta femme aura un fils (Genèse 18, 10). Sara, qui prépare le repas à lentrée de la tente, et qui tend loreille pour savoir ce que les hommes sont en train de raconter, « pouffe de rire » en entendant ceci. Elle arrive avec son plat et un des trois dit, Pourquoi ce rire de Sara ? Sara nie en disant : Je nai pas ri. À sa naissance, on appellera le petit : « jai ri », car Isaac veut dire « jai ri ». Il porte ainsi le contexte de son histoire.
Dieu est celui qui réalise sa promesse. Paradoxalement, dans le texte biblique, parfois Abraham sadresse aux trois visiteurs au singulier, parfois au pluriel. Les Pères de lÉglise ont vu là une prémonition ou une « pré-révélation » du mystère trinitaire. Trois personnages viennent donc chez Abraham et quand ils sont partis, Abraham constate quil a vu le Seigneur. Cest lexpression que les Évangélistes reprennent après la Résurrection. Jésus apparaît aux disciples ; au début on ne sait pas trop qui il est, on nest pas en mesure de le nommer, mais on le reconnaîtra comme le Seigneur. LÉvangile de Jean nous raconte lhistoire de la pêche miraculeuse sur les bords de la mer de Tibériade (Jean 21, 1-13). Jésus est sur les bords du lac et leur demande : Eh, les enfants, navez-vous pas un peu de poisson ? Les Apôtres répondent Non ; ils étaient restés là toute la nuit sans rien prendre. Jésus leur dit : Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez. Les disciples recommencent la pêche ; ils prennent 153 gros poissons et Pierre ramène le filet à terre. Jésus leur demande de venir manger, et Aucun des disciples nosait lui demander : « Qui es-tu ? » sachant que cétait le Seigneur. Comme Abraham, les disciples ont la certitude de la présence du Seigneur.
Comme dautres iconographes avant lui, Roublev décide donc de se servir, comme inspiration de son icône, de lhistoire de la rencontre dAbraham avec les trois étrangers au chêne de Mambré, lieu identifié comme celui de lexpérience. Une expérience spirituelle est portée par un lieu, par des personnes, par des mots : « spirituelle » ne veut pas dire en dehors du réel. Comme toute expérience damour, il y a des noms, un lieu, des événements, qui nous permettent didentifier ce que nous ne sommes pas capables de dire - quest-ce que cest qu« aimer ? » On souhaiterait le savoir : on parlera de quelquun, dun lieu, dévénements, dune rencontre... Voilà, on est ensemble, cest le résultat, mais nous ne disons pas plus pour autant ce que cest qu« aimer ». Lexpérience spirituelle est une expérience intérieure qui est aussi difficile à dire que de dire Dieu, parce que lexpérience et lobjet de lexpérience vont ensemble. Dieu se révèle au chêne de Mambré et le récit historique de la Genèse prend une tout autre dimension dans licône, parce quune icône nest pas une représentation historique, mais dabord et avant tout une théologie.
LÉTERNITÉ DIVINE ET LA SAINTETÉ
Regardons maintenant licône dans son ensemble, telle que Roublev la créée. Les trois personnages entrent à lintérieur dun cercle <COMPOSITION>, dont le centre est la main du personnage du milieu. Le cercle a toujours été un symbole de sainteté et déternité. On ne sait pas où commence le cercle, ni où il finit ; ce qui fait la réalité propre dun cercle, cest justement quil ne commence pas et ne finit pas ; les points dun cercle sont toujours en mouvement. Léternité est une réalité sans commencement et sans fin. Et cette éternité, cette réalité, est très liée à la sainteté, qui est une plénitude absolue. Dieu est le Trois Fois Saint, et le Saints des Saints du Temple de lAncien Testament était le lieu où habitait le Trois Fois Saint. Le Trisagion est une vieille prière juive, récitée à toutes les liturgies et offices orthodoxes, qui exprime bien lessence de la foi chrétienne : Saint Dieu, Saint Fort, Saint Immortel, aie pitié de nous. Une prière que Jésus a certainement récitée lui-même dans ses visites à la synagogue. Toujours dans la Divine Liturgie, après la Préface nous chantons : Saint, Saint, Saint, le Seigneur, Dieu de lunivers (Isaïe 6, 3). Cette sainteté est répétée trois fois pour montrer son absolu, son éternité, sa plénitude. Jésus nous invite à entrer dans cette plénitude divine de la sainteté de Dieu :Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait (Matthieu 5, 48).
Le cercle insère les trois personnages de licône dans une seule et même réalité. Mais cette réalité unique est trine ; donc chacune des trois personnes est qualifiée de cette sainteté et lorsque nous disons Saint, Saint, Saint, nous pouvons nous référer à la grande sainteté de labsolu, la sainteté de lunité de Dieu, mais aussi Saint est le Père, Saint est le Fils, et Saint est lEsprit. Cest la même sainteté et cette sainteté individuelle, mise en commun, crée un absolu dabsolu.
Revenons aux trois personnages de licône. Ils ont exactement le même visage, un exploit au niveau artistique <ANGES>. Les visages sont identiques parce que les trois Personnes de la Trinité sont identiques dans leur nature ; elles sont différentes dans leurs rôles. Chacune des Personnes assume un rôle particulier, mais dans le rôle de chacun, les deux autres Personnes sont présentes, parce que laction trinitaire se fait toujours à trois. On peut dire que dans lacte éternel de la paternité du Père, les deux autres Personnes de la Trinité sont déjà présentes. Il ny a pas de décalage dans le temps entre le Père et le Fils quil engendre et lEsprit qui procède de lui. Il ny pas de hiérarchie entre les trois Personnes, mais dans notre langage et par rapport à la création, nous pouvons dire que « le Père est un peu plus Créateur que les deux autres », que « le Fils est un peu plus Sauveur que les deux autres », que « le Saint Esprit est un peu plus Sanctificateur que les deux autres ». Nous donnons à chacun un rôle distinct, où cependant tous sont actifs et présents.
Ainsi les visages des trois personnages de licône de Roublev sont identiques ; il ny a pas de distinction entre les trois, ni dans le temps, puisquils sont co-éternels, ni dans leur nature ou leur forme. Ceci est reflété dans le mot « consubstantiel », homoousios en grec, mot que dailleurs les Pères ont utilisé avec réticence, faute de mieux. Saint Cyrille de Jérusalem, dans un beau texte écrit en 385, expose pourquoi il hésitait à utiliser le mot « consubstantiel », mais il dit que puisque nous navons pas un meilleur terme, nous pouvons lutiliser. La traduction française du Credo utilisée dans lÉglise romaine a préféré lexpression « de même nature que », au lieu de consubstantiel. Pour lÉglise orthodoxe, consubstantiel est plus fort que « de même nature que », parce que la « nature », dans la philosophie aristotélicienne nest pas la même chose que la « substance ».
Il y a plusieurs interprétations en ce qui concerne lidentité des trois personnages. Voici celle que je préfère : le personnage à gauche représente le Père ; le personnage du centre, le Fils ; et celui de droite, lEsprit Saint. Il faut bien sûr préciser quil ne sagit pas du Père, du Fils et de lEsprit, mais le personnage qui me rappelle le Père, le personnage qui me rappelle le Fils, et le personnage qui me rappelle lEsprit. Les personnages du centre et de droite regardent vers celui de gauche, qui se tient plus droit que les deux autres, parce que le Père est lorigine, il est le Principe de tout ; cest son rôle paternel. Les deux autres sinclinent vers lui parce quils acceptent déjà une mission quils reçoivent du Père. Quand on dit : Au commencement était le Verbe (Jn 1,1), le mot « commencement » est trop lié au temps. Saint Jérôme, dans la version latine de la Bible, avait compris le sens du texte grec en traduisant par les mots : In principio erat Verbum - Dans le Principe était le Verbe. Dans le Principe, dans la nature même de celui qui est à lorigine de tout : cest préférable à« au commencement », qui nous met davantage dans la dimension temporelle, parce quaprès le commencement, il y a la suite, et avant le commencement, il ny avait rien. Alors dire « dans le Principe » souligne mieux léternité de Dieu.
Donc les deux autres Personnes reçoivent leur mission du Père. On reconnaît davantage le personnage du centre comme étant le Fils par lopacité de ses vêtements, par sa manière dêtre habillé. On représente toujours le Christ Pantocrator, le Christ glorieux, habillé dune robe rouge et dun manteau bleu. Il porte un tissu doré à lépaule droite, une « entre-manche » appelé un clavis, signe impérial dans lempire Byzantin. Mais le personnage de licône de Roublev na pas le visage iconographique typique du Christ, car il nest pas barbu ; il est le Fils de Dieu, et le Christ sera le Fils incarné dans la chair en Jésus de Nazareth. Par le visage, il ne sagit pas de Jésus de Nazareth glorifié, mais du Fils éternel de Dieu, avant même le mystère de lIncarnation dans le temps et dans lespace, mais par le vêtement il lest déjà.
Un autre détail intéressant est linclinaison de la tête du personnage du centre, qui correspond à linclinaison de la tête du Christ sur les icônes de la Crucifixion.
Bien que le personnage du centre soit placé derrière la table, liconographe na pas respecté les règles de la perspective ; le personnage a les mêmes dimensions, la même largeur dépaule, il est égal aux deux autres. Il ny a en a pas un des trois qui ne soit plus petit que les autres. Liconographe connaissait bien les règles de la perspective, mais il ne les a pas appliquées, parce que justement les icônes représentent un monde qui dépasse les limites naturelles du visible.
Les deux autres personnages ont des vêtements plus transparents, plus légers ; ils sont plus « angéliques », parce que ces personnages ne se sont jamais manifestés dans la chair : le Père et lEsprit. Dans liconographie, la perspective est inversée ; le point de fuite vient vers le spectateur, plutôt que de séloigner de lui. Dans licône de la Trinité, la perspective inversée est visible surtout dans les trônes et les piédestaux des personnes de droite et de gauche.
Plusieurs interprétations de licône placent le Père au centre, se basant sur les textes qui disent que Jésus siège à la droite du Père, et il reviendra en gloire juger les vivants et les morts (Credo). Assis à la droite de Dieu nest pas nécessairement à sa droite à lui ; pour le spectateur de licône, le personnage du centre est à la droite de celui de gauche. Cest souvent ma droite à moi en tant que spectateur qui est le plus important, et non pas le sens de ceux qui me regardent. Ceux qui croient que le Père est au milieu ont de la difficulté à expliquer la symbolique vestimentaire, car il est évident que les vêtements du personnage du centre sont ceux du Christ Pantocrator. Dans dautres versions de cette icône, liconographe met parfois les symboles du Christ dans lauréole du personnage du centre : une croix dans laquelle paraissent les lettres grecques
w (oméga) o (omicron), n ou N (nu), qui signifie Je suis celui qui est (Exode 3, 14 ; cf. Jean 8, 24 & 57). Ceci figure toujours sur les icônes qui représentent le Christ.Lattitude des trois personnages manifeste leurs relations internes ; ils sont en relation constante générant la synergie divine. Les personnages du centre et de droite ont la tête inclinée vers le personnage de gauche, en geste dacceptation de la volonté commune, qui implique une mission spéciale du Fils et de lEsprit. Chaque personnage tient le bâton du pèlerin, puisquil sagit des trois personnes qua vues Abraham. Le bâton signifie le pouvoir, la toute-puissance de chacun des trois personnages. Les trois Toute-Puissances ensemble sont Dieu.
Les ailes nous rappellent leur nature spirituelle. Il ne sagit pas de corps matérialisés. Nous pouvons dire « comme des anges », mais ils ne sont pas des anges, esprits créés ; parlons plutôt de réalités ou de substances spirituelles, car Dieu est esprit (Jean 4, 24) ; lEsprit pur de Dieu, la réalité divine, est intrinsèque et éternel.
LES ÉLÉMENTS DAPPUI
Ce que nous pouvons appeler les éléments dappui nous permettent encore une fois didentifier les trois personnages. Il y a un objet derrière chacun ; derrière le personnage de gauche, que nous identifions au Père, figure un château ou une maison
<ÉLÉMENTS>, représentation de la « maison » dAbraham, là où le Patriarche a reçu ses trois visiteurs, mais aussi symbole de sa descendance, ceux qui, de lAncienne Alliance et de la Nouvelle Alliance, se proclament être de la « maison dAbraham. » Jésus dit dans lÉvangile de Jean : Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures... je vais vous préparer une place (Jean 14, 2). La maison est toujours liée à la paternité - la « maison paternelle ». Notre passage sur terre a comme but de nous amener là; comme le fils prodigue, nous rentrons chez nous, dans la maison du Père (cf. Luc 15, 11-24).Derrière le personnage, le Fils de Dieu, il y a un arbre
<ÉLÉMENTS>. Le récit biblique nous dit que la rencontre dAbraham avec les trois visiteurs a lieu au chêne de Mambré. Sur licône, larbre signifie la mission du Fils. Un arbre est à lorigine de nos malheurs au début de lhumanité: larbre de la connaissance du bien et du mal (Genèse 2, 17), par lequel le péché et sa conséquence, la mort, ont été introduits dans le monde. Larbre, cest aussi larbre de la croix, larbre qui vient défaire laction du premier ; larbre sur lequel est pendu le Fruit qui nous donne la vie éternelle, cest la croix. Sur licône du dimanche des Rameaux, lentrée du Christ à Jérusalem, un arbre figure aussi derrière le Christ, un arbre qui ressemble à celui de licône de la Trinité, avec peu de branches. Dans larbre, sur certaines versions de cette icône, on aperçoit des enfants, des petits personnages, qui coupent des branches. Les enfants sont souvent liés à laction de Dieu ; cest pour cette raison que Jésus dit : Cest à leurs pareils quappartient le Royaume des Cieux (Matthieu 19, 14). Que font-ils ? Ils coupent les branches qui feront la croix. Ce nest pas seulement pour rendre gloire à Jésus - Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Matthieu 21, 9) - mais aussi pour préparer larbre de la croix. Lentrée à Jérusalem est la prémisse de la Passion du Christ. Ainsi, comme sur licône de la Trinité, larbre est directement derrière le Fils, et Jésus, assis sur lâne, regarde les Apôtres derrière lui, comme sil disait, « Me suivrez-vous ? Embarquerez-vous dans ce projet ? » Puis devant lui la foule qui va demander sa mort, ceux qui doutent de lui (cf. Matthieu 21, 15-16 ; Luc 19, 39).Derrière le troisième personnage, celui de droite, que nous identifions avec lEsprit, il y a un rocher
<ÉLÉMENTS>. Le rocher a plusieurs significations bibliques ; par exemple, le rocher sur lequel Moïse a frappé pour donner de leau à son peuple au désert pendant lexode (Exode 17, 8). LEsprit Saint était déjà présent à lintérieur de cet événement du peuple élu. Son expérience de salut désigne Moïse comme médiateur et chef, implorant Dieu dabreuver son peuple. Dans lAncien Testament, les Psaumes en particulier, Dieu est souvent appelé le Rocher : Mon Dieu et mon Rocher, cest en lui que jespère (Psaume 17, 3) ; Cest toi mon Rocher et ma forteresse (Psaume 70, 3). Le rocher, cest la place forte, inébranlable, immuable, « éternelle ». Mais le rocher est aussi la grotte de Bethléem ; dans ce rocher, Marie donne naissance au fruit de lEsprit, celui qui sest incarné du Saint Esprit et de la Vierge Marie et sest fait homme (Credo de Nicée). Cette union de Dieu et de lhomme, réalisée dune manière incompréhensible, est un mystère que nous appelons lIncarnation, lunion de deux natures en une seule et même personne, Jésus, vrai homme et vrai Dieu, par lintervention de lEsprit Saint : cest lhypostase du Logos de Dieu, le Fils ou la deuxième Personne de la Sainte Trinité.Le rocher est aussi le tombeau doù Jésus sortira vivant (Matthieu 27, 60). Nous y avons mis la mort, Dieu y a mis la vie : Jésus le Nazôréen... vous lavez pris et fait mourir... mais Dieu la ressuscité... Nous en sommes tous témoins (Actes 2, 22-24 ; 31). Quand nous sommes baptisés, nous voyons le lien entre le baptême et le désert où Dieu abreuve son peuple ; quand nous serons rafraîchis dans leau de lEsprit, nous serons sauvés. Il sagit du kérygme, le témoignage vivant des Apôtres, en commençant avec le premier discours de saint Pierre le jour de la Pentecôte. Dieu la ressuscité : cest laction de lEsprit Saint, dans la volonté du Père. On peut dire que le Père est celui qui a planifié et qui pense au projet, le Fils est celui qui donne sa vie pour la réalisation du projet, et lEsprit Saint est la réalisation du projet. Cest en quelque sorte ce que nous disons au sujet de licône de la Théophanie, célébrant le baptême de Jésus. Nous entendons la voix du Père comme celui qui fait lonction ; le Fils est celui qui est oint, et lEsprit est lonction donnée par le Père. Cest la symbolique de lactivité spirituelle de la personne du Saint Esprit. Cest aussi notre manière de comprendre les sacrements. La parole, la prière du canon eucharistique est adressée au Père : Vous donc, priez ainsi : Notre Père... (Matthieu 5, 9). La prière parfaite est une prière adressée au Père, mais notre capacité de prier vient de lEsprit Saint qui nous donne de prier au nom de Jésus. Cest tout le sens de lépiclèse dans la Divine Liturgie : Ô Dieu... fais de ce pain le Corps précieux de ton Fils et de ce qui est dans ce calice le précieux sang de ton Fils, les changeant par ton Esprit Saint (Liturgie de Saint Jean Chrysostome). Cest lEsprit qui transforme les saints dons, qui transforme la réalité matérielle pour quelle devienne matière de salut : le Christ. Sans laction de lEsprit, le Christ nest pas présent, et sans le Christ, lEsprit non plus nest pas présent, car lEsprit est envoyé pour laccomplissement du projet du Père dans le Christ : le Paraclet, lEsprit Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit (Jean 14, 26).
LES COULEURS
Regardons les couleurs des vêtements dans licône. Certaines couleurs iconographiques ont une signification spécifique, alors que dautres sont laissées aux traditions. Afin de pouvoir peindre un sujet, même créer une icône, un iconographe doit respecter la tradition ; sil ne connaît pas la signification dun détail, il ne doit pas prendre linitiative de lenlever ou de le changer. Ainsi il nomettra pas un élément qui pourrait être important dans linterprétation iconographique.
La couleur bleue en général relie le personnage à la divinité. Elle est normalement réservée au Christ et à la Mère de Dieu. Le bleu pâle sur les vêtements de saints indique leur grande dévotion à la Mère de Dieu, et aussi leur déification, lunion avec Dieu, le but de la vie chrétienne. Chacun des trois personnages de licône de la Trinité a un vêtement bleu, qui exprime sa divinité. Le vêtement bleu est au-dessus sur le personnage du centre, en dessous sur les deux autres. Ceci est pour montrer que le mystère de lIncarnation est la grande théophanie, la manifestation de Dieu, la divinité du Christ, mystère central de la foi chrétienne. La divinité des deux autres personnages reste cachée et plutôt mystérieuse ; nous la découvrons par la foi. La foi identifie le Christ comme le Fils de Dieu et cest par le Christ quon connaît le Père et lEsprit.
Le rouge représente soit le sang du Christ, qui a donné tout son sang pour la vie du monde, et celui des martyrs, soit leffusion de lEsprit Saint dans le feu de la Pentecôte. La Mère de Dieu est souvent représentée sur les icônes habillée en rouge foncé, presque brun, pour montrer quelle a été placée sous lombre de lEsprit : LEsprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre (Luc 1, 35). Le vêtement que Marie porte nest donc autre que lEsprit Saint qui la recouvre. Ce que nous voyons est son aspect spirituel, mais en même temps son visage de femme, qui accueille dune manière toute simple et toute humble cette réalité qui était voulue par Dieu : Je suis la servante du Seigneur ; quil madvienne selon ta parole (Luc 1, 38). On peut aussi représenter la Mère de Dieu avec un manteau dun bleu si foncé quil est presque noir. Ce bleu azur, presque de nuit, contre un visage illuminé, signifie celle qui porte le Soleil levant qui vient nous visiter (Luc 1,78). Sur la fameuse icône la Mère de Dieu de Vladimir, une icône du type « de la tendresse », la Mère de Dieu porte un vêtement très foncé, et le Jésus quelle porte est vêtu dor vif. Quand la lumière arrive sur cette icône, il est ce Soleil levant qui vient nous visiter et qui est porté par la nuit de la foi. Marie, qui au début ne comprenait pas, néanmoins gardait toutes ces choses en son coeur (Luc 2, 51) ; elle a accueilli tout ce quelle a compris et tout ce quelle na pas compris : voilà le rôle de notre foi.
Le jaune est la couleur de la lumière. Habituellement, les personnages des icônes sont représentés sur un fond neutre, jaune. Certains iconographes recouvrent le fond entièrement dor, mais souvent on ne pose de lor que pour les auréoles, parce que la tête est la partie la plus lumineuse de la personne. Quand on parle dillumination, on entend compréhension, intelligence, accueil dans sa foi, dans sa compréhension, et en même temps dans son coeur. La tête est lélément principal de la personne ; ainsi on lentoure dor, ce qui rend les personnages très lumineux. Le fond dune icône, en or ou de couleur jaune ocre, symbolise que le personnage est dans la lumière, la lumière qui est la réponse à la mort. Le thème de la lumière est très présent dans nos liturgies et nos funérailles, autant en Occident quen Orient. Nous disons : « Fais luire sur eux la lumière sans fin », quand nous prions pour les défunts ; ceux qui nous quittent entrent dans la lumière divine.
On ne représente jamais, ou presque jamais, des éléments strictement historiques sur les icônes - les icônes qui en comportent sont souvent considérées comme « moins canoniques » que celles qui nen comportent pas. Ces éléments réduisent le personnage à ses dimensions historique et temporelle. Le personnage nous regarde, debout, enveloppé de lumière, nous regardant en tant que spectateur. Il est à la fois statique et vivant, stable et actif, parce quil regarde, il voit ce que nous ne voyons pas ; sa vision de Dieu continue à le transformer, à le faire vivre, et nous, en le regardant, nous participons à cette vision de Dieu. Parfois on ajoute des éléments historiques aux icônes, par exemple sur certaines icônes de sainte Xénia de Saint-Pétersbourg. Sainte Xénia a vécu comme « fol en Christ » dans les cimetières après la mort de son mari, et souvent on la représente dans le cimetières, au milieu des tombes, avec des églises en arrière-plan. On diminue alors la qualité canonique de licône par la présence des ces éléments locaux et historiques. Un saint ou une sainte est une personne que nous voyons dans sa vie actuelle, dans son état de déification.
Le vert représente la vie. Le Saint Esprit de licône de la Trinité est représenté avec un vêtement vert parce quil est celui qui vivifie. Dans licône de la Descente aux Enfers, Jésus va chercher Adam et Ève ; Adam y est souvent habillé en vert : il est le premier homme, lorigine de la race humaine. Jésus descend aux enfers pour redonner la vie à celui qui est à lorigine de la race humaine. Ève est habituellement habillée en rouge, comme la mère des vivants ; elle devient symbole de la Mère de Dieu, la deuxième Ève. Saint Jean Chrysostome dit qu« Adam a donné la mort à ceux qui sont nés après lui et le Christ a donné la vie à ceux qui sont morts avant lui ».
LA COUPE
Au centre de la table du banquet de la Trinité, il y une coupe, la coupe du salut
<COUPE>. Cest la coupe de la Nouvelle Alliance, le sang du Christ (cf. Luc 22, 20). À lintérieur de la coupe, on aperçoit une tête dagneau, ou, si lon tourne la coupe vers la droite, on y perçoit le visage du Christ mort, comme sur le Saint Suaire de Turin. Ainsi, lagneau symbolise à la fois lAncienne Alliance et le Christ, lAgneau immolé, celui qui donne sa vie pour le salut du monde (cf. 1 Pierre 1, 19). Quand saint Jean Baptiste voit arriver Jésus, il lappelle lAgneau : Voici lAgneau de Dieu (Jean 1, 29). Dans le rituel romain de la messe, le prêtre dit la même chose : Voici lAgneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde, comme invitation à la Communion.Dans la liturgie orthodoxe, on appelle « agneau » le morceau de pain que le prêtre prépare et qui deviendra le Corps du Christ. Cest un morceau de pain pris au centre dun grand pain levé, le prosphore, sur lequel sont imprimées avec un sceau les lettres grecques IC-XC et NIKA « Jésus Christ, Vainqueur. » Lagneau est découpé avec une petite lance et le prêtre sort lagneau du reste du pain, car sa vie est enlevée de la terre (Isaïe 53, 8 ; Proscomédie ou Préparation des Offrandes pour la Divine Liturgie). Le prêtre pique le pain avec sa lance, rappelant le geste de celui qui a transpercé le Corps du Christ sur la croix : Un des soldats, de sa lance, perça le côté de Jésus et il sortit aussitôt du sang et de leau. Celui qui a vu rend témoignage - son témoignage est véritable (Jean 19, 34-35). Lagneau est placé sur la patène, il est consacré ou sanctifié par la Liturgie, et sert à la communion sacramentelle. Le reste du pain est coupé en petits morceaux, qui sont donnés aux fidèles à la fin de la liturgie, en rappel de la célébration eucharistique. Cest le monde qui est consommé à lintérieur de laction du Christ, centre de notre histoire et de notre monde. Cest la raison pour laquelle la main droite du personnage du centre est le centre de licône
<COMPOSITION>. Tout est fait en fonction du projet de Dieu et on ne connaît Dieu quà travers son projet. Et son projet, cest le Fils qui laccomplit ; sa main, en geste de bénédiction <MAINS>, bénit le projet, qui nest dautre que le salut du genre humain rendu possible par lIncarnation du Fils, le Logos de Dieu. La main droite du personnage de gauche, dans lequel on voit le Père, a aussi le geste de bénédiction, car il est lorigine, alors que la main droite du personnage de droite, lEsprit, est plutôt dans un geste dhumilité ou de soumission. LEsprit est celui qui accomplit le projet divin en agissant dans la création dune façon mystérieuse, dans le secret des curs ; il donne à lhumanité le visage du Logos.Sur le devant de la table, on remarque un petit rectangle. Il représente le cosmos. Dieu est plus grand que le cosmos créé ; le cosmos est dans la volonté de Dieu et ce qui est plus important que la création est le projet de salut, qui est le vrai sujet de licône. Dieu a formulé ce projet de salut avant même de réaliser la création. Le salut est donné dune manière universelle. Ce que Dieu veut, cest que tous les humains, créés à son image, comme à sa ressemblance (Genèse 1, 27), un jour le découvrent et reviennent à lui. Voilà le projet de salut de Dieu.
En conclusion, on peut dire que par le baptême, nous avons reçu une invitation ; par la chrismation, on nous a revêtu de la robe nuptiale et nous pouvons maintenant nous approcher de la table sainte. La place libre à la table est la nôtre. Avec crainte de Dieu, foi et amour, approchez (Liturgie de saint Jean Chrysostome) pour communier à la coupe. Et grâce à laction de lEsprit Saint, nous devenons Corps du Christ et fils ou filles du Père. Voilà lessentiel de notre identité... nous savons qui nous sommes, parce quil nous est donné de connaître Dieu. En Christ, nous devenons ceux que nous sommes réellement ; notre identité réelle, personnelle, nest complète que dans notre relation à Dieu.
Propos recueillis lors dune conférence prononcée
à lUniversité du Québec à Montréal le 28 novembre 1996, revus et augmentés par
le Hiéromoine Cyrille.
Reproduit avec lautorisation du Hiéromoine Cyrille.
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Introduction
à l'Icône de la Trinité
Dernière mise à jour : 22-11-00