INTRODUCTION
DON ET PERTE DE LA GRÂCE
UNE PAROLE DE SALUT
LA COMPASSION UNIVERSELLE
Figure exceptionnelle de lÉglise orthodoxe contemporaine, le starets Silouane me paraît parfaitement à sa place ici, à Sylvanès. Pas seulement pour une question dhomonymie - Sylvain et Sylvanès - mais aussi parce quil est à la fois un authentique témoin du Christ, un spirituel de notre temps et un saint universel.
Un authentique témoin, cest-à-dire un homme qui, par sa présence, sa vie et ses écrits, nous met en présence du Christ, non pas à travers une doctrine, un système théologique ou un discours, mais à travers une expérience directe de Dieu, vécue au plus profond de son être. Une expérience sous-tendue par une conscience dogmatique précise et rigoureuse, mais qui napparaît jamais en tant que telle, au premier plan, qui ne fait jamais écran, qui ne filtre jamais limmédiateté brûlante et jaillissante de son témoignage, de sa relation vivante avec Dieu. Le starets Silouane ne parle que de ce quil a vu et connu par le Saint-Esprit, de ce quil a réalisé dans sa vie et vécu dans son être, corps, âme et esprit.
Un authentique témoin du Christ donc, mais aussi un spirituel de notre temps. Je pense ici, comme signe évident de son actualité, plus particulièrement à cette parole quil a reçue du Christ, à peu près à la même époque où Einstein inventait la théorie de la relativité : " Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ". Une parole quil nous a léguée pour notre entrée dans le XXe siècle. Une parole qui a déjà aidé dinnombrables personnes dans leur cheminement spirituel.
Authentique témoin du Christ, spirituel de notre temps, le starets Silouane est enfin un saint universel, un " saint sans frontières " pour reprendre lexpression du Père Enzo Bianchi, prieur de la Communauté de Bose en Italie. De ce rayonnement universel, jaimerais donner quatre exemples :
- La réception du starets Silouane, la reconnaissance de sa sainteté au-delà des frontières visibles de lÉglise orthodoxe, en particulier dans lÉglise catholique. En 1958 déjà, Thomas Merton, célèbre moine cistercien américain, écrivait dans son livre, La paix monastique : " Peut-être découvrira-t-on que le moine le plus authentique du XXe siècle aura été le Père Silouane, ce remarquable Starets du Mont Athos ". Depuis, et même avant sa canonisation officielle, de nombreuses personnes - notamment des moines des abbayes de Saint-Wandrille, de Lérins et de Tamié - se sont placées sous la paternité spirituelle de Silouane en adoptant son nom. À Saint-Wandrille, Silouane est en bonne place dans la liste des intercesseurs, derrière la Vierge Marie, saint Benoît et saint Wandrille ; on linvoque dans la litanie latine en ces termes : " saint Père Silouane de lAthos, prie Dieu pour nous ".
- La diffusion très large du livre du Père Sophrony, Starets Silouane, moine du Mont Athos, paru en 1963 aux Éditions Présence. Cet ouvrage a été traduit intégralement ou partiellement en une quinzaine de langues, dont larabe, le suédois, le japonais et le coréen. On peut affirmer que les écrits du starets sont lus autant, sinon plus, par les catholiques, les protestants et les anglicans que par les orthodoxes.
- Le témoignage remarquable et bouleversant dun détenu allemand, condamné à perpétuité pour homicide, qui a découvert les écrits du starets Silouane en prison et qui, touché par la grâce et la miséricorde de Dieu, sest agenouillé sur le béton de sa cellule et, pour la première fois de son existence, a adressé une prière à Dieu. Par la suite, il a pris le nom de Silouane, étudié liconographie et, avec une grande détermination, commencé une vie de prière, de jeûne et de repentir. Bref, il a complètement changé de mode dexistence. Comme il le dit dans un livre publié en 1994 - Gott hinter Gittern (Herder) - " derrière les barreaux et les murs de la prison, je suis devenu un homme libre ".
Le " succès " de la très jeune Association Saint Silouane lAthonite qui, après une année et demie dexistence, compte quelque 200 membres [400 au début de 1998], dont plus de vingt-cinq monastères. Fondée avec la bénédiction de lArchimandrite Sophrony, cette association a notamment pour but de faire connaître le témoignage du starets Silouane, en mettant son message à lépreuve du monde et le monde à son épreuve.
En conclusion de cette introduction, jaimerais encore dire que cette universalité du starets Silouane a été confirmée et promue par le Patriarcat de Constantinople, qui a canonisé celui-ci le 26 novembre 1987. Dans lacte de canonisation, le starets Silouane est présenté comme " docteur apostolique et prophétique de lÉglise et du peuple chrétien ". Limportant ici est le " et ", cest-à-dire que Silouane est considéré non seulement comme un saint de et pour lÉglise orthodoxe stricto sensu, mais de et pour tous les chrétiens de la terre habitée.
Entrons maintenant dans le vif du sujet. Il y a évidemment dinnombrables manières de parler dun saint. Pour ma part, jai décidé de mettre moins laccent sur sa vie, sa biographie proprement dite ou sa personnalité - je me permets de renvoyer ici au livre fondamental de lArchimandrite Sophrony - que sur son expérience et son enseignement spirituels. Jai retenu plus particulièrement trois points, essentiels, qui témoignent bien de son actualité et de son universalité :
1. Lexpérience du don et de la perte de la grâce.
2. Au coeur de ce mouvement de flux et de reflux de lEsprit saint, la célèbre parole du Christ " tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ".
3. La prière pour le monde entier, telle quelle est exprimée sur licône du saint, et lamour des ennemis comme critère décisif et ultime de la vérité du témoignage chrétien et de lÉglise.Le starets Silouane, de son vrai nom Syméon Ivanovitch Antonov, naît dans un village de la Russie (Chovsk) en 1866, cest-à-dire une année après la publication des célèbres Récits dun pèlerin russe. Sa famille est typique de la paysannerie russe, simple, pieuse et nombreuse - il a quatre frères et deux soeurs. Lui-même va mener la vie habituelle, " normale ", dun jeune rural de son temps. Ainsi, il reçoit une éducation très rudimentaire - à peine deux hivers de scolarité. Il fait, comme le Christ, un apprentissage de charpentier. Il ira à larmée, où il servira dans le bataillon de génie de la garde impériale. Physiquement, le starets Silouane est conforme à limage quon se fait traditionnellement du moujik, un solide, fort et grand gaillard, doux et paisible de tempérament, ce qui ne lempêche pas de se bagarrer à ses heures, daimer bien boire et manger, sortir avec les filles, jouer de laccordéon, faire la fête. Il est une telle force de la nature quil peut, dit-on, boire trois litres de vodka sans rouler sous la table, ingurgiter sans problèmes, un jour de Pâques, une omelette faite de 50 oeufs ! Bref, jusquici pas vraiment de quoi nourrir la verve poétique, le goût du merveilleux, du miraculeux et des légendes dorées des hagiographes byzantins. Du moins extérieurement. Car la vie intérieure de notre saint est dun autre ordre. Pour la caractériser, je dirais quelle est, dès le départ, marquée par un mouvement qui est, pour le starets Silouane comme pour lArchimandrite Sophrony, le coeur même de la croissance et du chemin ment spirituels. Cette dynamique, cest une forme de synergie - de coopération entre la volonté de Dieu et la volonté de lhomme - en trois temps : don de la grâce, perte de la grâce et recouvrement de la grâce.
Je crois que toute personne engagée sur la voie du Christ a, peu ou prou, à des degrés divers, consciemment ou non, fait cette expérience, vécu ces trois moments.
Premier moment : le don de la grâce. Le starets Silouane écrit : " Avant dêtre touché par la grâce, lhomme vit en pensant que tout est bien, que tout est en ordre dans son âme. Quand la grâce le visite, il découvre soudain une tout autre demeure en lui. " Une autre demeure, cest-à-dire un autre espace intérieur, éclairé et révélé par le Saint-Esprit. Une découverte qui change sa vision des choses, renverse, inverse la perspective de son existence.
Généralement, ce premier don de la grâce est gratuit. Le Seigneur dont Silouane dit quil nous aime plus quune mère aime ses enfants, car il noublie jamais personne - se fait connaître en premier, par pure bonté -cest pour cela dailleurs que lon peut le chercher. Dans cet état de lêtre, lhomme est comme Adam au Paradis. Tout semble facile, harmonieux, agréable : vivre avec son prochain, prier, aller à léglise. On est plein de zèle, comme porté, inspiré, aspiré vers le haut, dans une forme de félicité pascale.
Le problème, cest que cet état intérieur, le plus souvent, ne dure pas. Je me souviens toujours de ce que me disait le Père Sophrony, peu après ma conversion au Christ et ma découverte de la tradition orthodoxe : " On ne sinstalle pas au milieu de la mer Rouge. On la traverse, et, après, vient le désert. Quarante ans de désert ! " De même, les apôtres Pierre, Jacques et Jean nont pas pu planter des tentes sur le Mont Thabor. Ils ont dû redescendre dans la plaine et, pire encore, ils renieront et fuiront le Christ après son arrestation et sa crucifixion. Cest le deuxième moment de la croissance spirituelle : la perte de la grâce. Pourquoi ? Manque dexpérience spirituelle, de vigilance, dattention. Mais aussi épreuve que Dieu, dans sa mystérieuse pédagogie, peut nous envoyer pour affermir notre âme dans la foi et lhumilité.
Plongé dans un monde marqué par les conséquences de la chute, en proie à la faiblesse de la chair, lhomme narrive pas immédiatement à l" impassibilité ", le repos de lâme en Dieu. Son état intérieur est fluctuant. Tôt ou tard, la joie pascale quil a pu connaître, linspiration dans laquelle il baigne, laction de lEsprit Saint en lui satténue pour finir par disparaître. Victime de ses passions, il perd la grâce. Il a le sentiment que Dieu le lâche, que lEsprit Saint le quitte, du moins sous sa forme tangible, perceptible. Car, " en réalité ", comme le dit le Père Sophrony, " ce nest pas une complète perte de la grâce, mais subjectivement lâme ressent la diminution des effets de la grâce comme un abandon de Dieu ".
Il est vrai quil suffit dun rien, un simple mouvement dorgueil, une pensée de vanité ou de jugement dautrui, un retour complaisant de la conscience sur elle-même, pour que le coeur se ferme et se durcisse, que les mauvaises pensées - racines du péché - naissent dans lâme, que lesprit sobscurcisse, que " la main gauche ruine ce que la Droite du Seigneur envoie ". Tout alors devient pénible. Lenvie de prier diminue, la tension et lattention spirituelles se relâchent. Les relations avec autrui se compliquent.
Parfois, ce sentiment dabandon est tel que lhomme sombre dans lacédie, cette maladie bien connue des moines que le Père Sophrony définit par " labsence de souci pour le salut (...), la perte de la conscience que Dieu veut nous donner la vie éternelle ". Le ciel alors se voile. Les horizons se bouchent. Loin de chercher à sélever vers Dieu, la vie se limite aux besoins quotidiens, aux passions du monde et aux actes routiniers.
Doù la question suivante, cruciale et caractéristique du troisième moment : Comment retrouver la grâce quon a perdue ? Cest là quintervient lascèse, le travail sur soi-même, la transformation intérieure par le repentir, la conversion perpétuelle, la prière, le jeûne, la garde des commandements du Christ, lapprentissage de lhumilité.
Ici, nous dit le starets Silouane, lhomme entre dans une guerre contre lEnnemi et contre lui-même. Un combat impitoyable qui ne va pas sans effort ni souffrance. Pensons, à titre de comparaison, aux mille jours denfer intérieur que saint Séraphin de Sarov a passés sur sa pierre. Pour pouvoir, comme lui, dire " ma joie " à chaque personne et irradier la lumière de lEsprit Saint, pour pouvoir, comme Silouane, embrasser le monde entier dun regard de douceur, damour et de compassion, il faut, dune certaine manière, en payer le prix. Le Père Sophrony écrit : " Insondables sont les profondeurs de la vie en Christ. On ne peut les assimiler quau cours dun long processus, qui requiert une grande tension intérieure et tous nos efforts. Douloureux est le combat que nous devons mener pour nous dépouiller des passions qui font obstacle à la venue de la Lumière. Si on perd le Saint-Esprit, on peut le retrouver, mais seulement au prix de nombreuses larmes, de longues prières ".
Cest exactement ce que le starets Silouane va vivre. Mais, évidemment, avec une intensité, une violence, à la mesure de la grâce et des forces que Dieu va lui donner.
À lâge de quatre ans, après la visite dun marchand de livres ambulant qui prétend dur comme fer que Dieu nexiste pas, le petit Silouane est troublé. Le doute sinsinue dans son esprit. Et il se dit : " Quand je serai grand, jirai chercher Dieu par toute la terre. "
Quinze ans plus tard, alors quil travaille sur un chantier, il est touché par le témoignage de la cuisinière de léquipe, qui revient dun pèlerinage sur la tombe dun saint, où elle a vu saccomplir des miracles. Il se dit : " Sil est saint, cest que Dieu est avec nous, et je nai as besoin de parcourir la terre pour le trouver. " À cette pensée, qui est une vraie grâce, son coeur senflamme damour pour Dieu. Silouane a trouvé la foi. Il se convertit. Sa vie change. Il prie beaucoup en versant des larmes et il éprouve, pour la première fois, le désir de devenir moine. Mais son père lui dit quil doit dabord faire son service militaire.
Cet état exceptionnel, cette première grâce va durer trois mois, puis sévanouir peu à peu. Silouane reprend une vie ordinaire, mondaine pourrait-on dire. Il va même commettre deux grands péchés, puisquil couche avec une fille (sans être marié) et que - au cours dune bagarre - il frappe si fort le jeune cordonnier du village quil manque de peu le tuer.
Mais Dieu, qui la élu, nabandonne pas le jeune homme. Quelque temps plus tard - nouvelle grâce - il lappelle à nouveau à travers une vision. Assoupi, Silouane rêve en effet quun serpent se glisse dans sa bouche et pénètre son coeur. Il se réveille, dégoûté, et il entend une voix, très belle et très douce, quil reconnaît comme celle de la Mère de Dieu : " Tu as avalé un serpent, et cela te répugne. Moi non plus je naime pas voir ce que tu fais. "
Cette seconde grâce est déterminante. Silouane, à nouveau, se repent, mais plus profondément que la première fois. Un sens aigu du péché séveille en lui. Sa vision du monde, sa vie quotidienne, ses rapports avec les autres, tout se transforme. Il fait son armée et, après être allé demander à saint Jean de Cronstadt de prier pour lui, il se met en route pour le Mont Athos - haut lieu du monachisme orthodoxe - où il arrive en 1892. Il a 26 ans. Il devient moine au monastère russe de Saint Pantéléïmon, véritable cité qui ne compte à lépoque pas moins de 2000 moines.
Katholikon du Monastère de Saint-Pantéléïmon,
où vécut le starets Silouane de 1892 à 1938.
Loin de tout, coupé du monde, le Mont Athos est-il le havre de paix et de stabilité auquel il rêve ? Il le croit. Mais il se trompe. Car lalternance de grâces et dabandons de Dieu quil a connue dans le monde se poursuit de plus belle, avec même une intensité redoublée.
Ainsi, dès son arrivée, après sêtre confessé, cest plein de zèle que Silouane commence sa nouvelle vie de moine, se lance dans lascèse. Mais tout de suite, il est assailli de tentations charnelles, envahi de pensées obsédantes qui lui suggèrent de retourner dans le monde pour sy marier.
Un nouveau combat sengage. Il lutte contre ces pensées, se repent, décide de prier sans relâche. Trois semaines plus tard, alors quil prie devant licône de la Mère de Dieu, il reçoit - nouvelle grâce exceptionnelle que la plupart des ascètes nobtiennent généralement quaprès des années et des années de lutte - le don de la prière incessante. La prière de Jésus, " Seigneur Jésus Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur, " entre dans son coeur, se met à jaillir delle-même, sans effort, jour et nuit, accompagnée de larmes.
Silouane vient - par la grâce de Dieu - de faire un bond sur léchelle de la sainteté. Mais le risque de tomber nen est que plus grand. Ce don, associé aux compliments de ses frères qui apprécient sa compagnie et la qualité de son travail, fait naître en lui des pensées de vanité, dautosatisfaction. Il pense quil vit une vie exemplaire, que ses péchés lui sont pardonnés, bref quil est un bon moine. Et à nouveau, cest la tourmente, le combat intérieur contre toutes sortes de pensées, de passions qui tantôt lexaltent, tantôt le plongent dans labîme. Pire, comme à saint Antoine dans le désert dÉgypte, les démons lui apparaissent. Il redouble ses prières, mais il a le sentiment quelles se perdent dans le vide. Il se sent seul, abandonné, lâme envahie de ténèbres. Ses forces physiques faiblissent. Il perd courage. Angoissé, désespéré, il seffondra : " Dieu est inexorable, on a beau le prier, il ne nous écoute pas. "
Cest alors, comme en réponse à sa détresse, ou plutôt à son abandon total dans les mains de Dieu, quil reçoit une grâce plus grande encore que les précédentes. Six mois après son arrivée au Mont Athos, pendant les vêpres, alors quil prie devant licône du Christ, le Seigneur lui apparaît. Le temps dun éclair, Silouane voit le Christ vivant, rayonnant de lumière, de beauté et de joie. Instantanément, tout son être - corps, âme et esprit - se trouve rempli du feu de la grâce, de la lumière de lEsprit Saint, de la plénitude de lamour de Dieu. Une véritable illumination, quil vit comme une Pâque, une résurrection, une nouvelle naissance den haut, comme la béatitude dAdam au Paradis. Il goûte, ici et maintenant, à la vie éternelle.
Cette expérience, inouïe, sera dès lors la référence centrale et permanente de toute son existence. La source de son amour brûlant pour le Christ et toute la création, mais aussi de sa souffrance et de sa nostalgie sans fin, quil a si bien exprimée dans Les lamentations dAdam. Pour celui qui a connu la gloire de Dieu, la joie, la paix, la douceur et lamour qui laccompagnent, la perte de la grâce, léloignement de Dieu est le plus grand des malheurs, nous dit le starets Silouane. Il se sent comme Adam chassé du Paradis, incapable de trouver le repos sur terre. Les souffrances de son âme sont sans limites. Il se lamente, crie : " Seigneur, pourquoi mas-tu caché ton visage ? Où es-tu ? Où te caches-tu ? Pourquoi tardes-tu ? Mon âme languit après toi, Seigneur, et je te cherche avec des larmes. "
Mais Silouane, malheureusement, na pas encore lexpérience, la maturité spirituelle qui lui permettrait de garder et de faire fructifier cette grâce incommensurable. Au fil des jours et des semaines, cet état de félicité pascale peu à peu saffaiblit, jusquà sévanouir presque complètement. Et le combat quil avait connu auparavant recommence. Encore plus fort, plus profond, plus radical. Dautant plus violent quun père spirituel, à qui il demande conseil, suscite en lui des pensées de vanité en disant : " Si tu es déjà maintenant comme tu es, que seras-tu dans ta vieillesse ? "
Et voilà Silouane engagé dans le combat, impitoyable, contre la pire et la plus subtile des passions, lorigine de tous les maux et de tous les péchés selon les Pères de lÉglise : lorgueil. Une guerre sainte, acharnée, qui va durer quinze ans.
Une période où quasiment seul - car aucun des pères spirituels quil a consultés ne peut laider - Silouane va se livrer à une ascèse extrême, passant lessentiel de ses nuits en prière, dans une lutte sans répit contre les pensées qui troublent et enténèbrent son esprit, contre les démons qui lui apparaissent. " Si le Seigneur ne mavait fait connaître au commencement de quel amour il aime les hommes, je naurais jamais supporté une seule de ces nuits, et jen ai eu une multitude ", écrit-il.
Vers 1906, au coeur dune de ces nuits terribles où un démon va même jusquà sinterposer entre lui et licône du Christ, Silouane, complètement désespéré, sadresse au Seigneur : " Tu vois que je mefforce de te prier avec un esprit pur, mais les démons men empêchent. Apprends-moi ce que je dois faire pour quils cessent de me déranger. " Il reçoit alors dans son âme cette information : " Les orgueilleux ont toujours à souffrir des démons. " Il demande : " Seigneur, apprends-moi ce que je dois faire pour que mon âme devienne humble. " Et de nouveau, il entend dans son coeur cette réponse du Christ : " Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ".
Aussitôt, le starets Silouane va agir selon ce " commandement ", appliquer ce remède à son âme malade. Cest le début dune nouvelle période - à nouveau une quinzaine dannées - où, armé de ce glaive spirituel, il va mener un long combat contre lorgueil. Peu à peu, son esprit trouvera le repos en Dieu, et lEsprit Saint témoignera de son salut.
À partir de 1920, une nouvelle période commence, tranche de sérénité et de paix marquée par la victoire contre les pensées et les démons, lentrée " dans les hautes sphères de la sainte impassibilité ". Cest au cours de cette période quil va rédiger ses écrits que son plus proche disciple, le Père Sophrony, recueillera à sa mort, en 1938.
" Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ". Il vaut la peine de sarrêter un instant sur cette phrase, qui est la manifestation par excellence de lactualité du starets Silouane, lexpression synthétique de son enseignement spirituel - de la voie vers la sainteté et le salut quil a tracée - et lune des clefs de son rayonnement. Cest une parole qui frappe et qui interpelle, une phrase mystérieuse et problématique. Elle peut être, en effet, comprise de différentes manières, à différents niveaux : spirituel, mais aussi psychologique. Parfois même elle choque. Des gens lui trouvent un relent de masochisme ou de morbidité, et la rejettent.
Il faut donc en parler, mais avec humilité, en sachant quil est non seulement difficile, mais quasiment impossible den comprendre et den dire vraiment tout le sens profond. Pour cela, il faudrait en avoir fait soi-même lexpérience, avoir été ou être soi-même dans le même état spirituel que Silouane. Comme cest rarement le cas - ce nest en tout cas pas le mien - il convient dapprocher cette parole un peu à la manière de Moïse devant le Buisson ardent, cest-à-dire avec beaucoup de prudence et de révérence. Il en va de cette phrase comme de toute parole de Dieu : les problèmes et les malentendus commencent quand nous labordons non pas à partir de la Lumière divine, de lEsprit Saint, mais avec les catégories de notre raison humaine, trop humaine, avec la logique et la sagesse de ce monde. Je crois quil faut accepter quavec cette parole, il y a un moment où nous avançons dans un espace intérieur, dans des eaux si profondes et si mystérieuses que lesprit humain perd simplement pied.
Comment donc comprendre cette phrase, " tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas " ? Je distinguerai, sans les séparer, trois sens possibles.
Dabord, une signification plutôt psychologique, sans doute la plus éloignée de sa portée originelle : une parole de réconfort. Cest la manière dont elle est le plus souvent reçue, comprise dans le monde. Une réponse, consolatrice, à la souffrance humaine. Un viatique, une aide pour tous ceux qui peinent sous le poids du monde et de lexistence, qui sont confrontés au malheur, à la maladie, la solitude, etc. Une façon de dire : " Ma vie est un enfer, mais Dieu, à travers Silouane, me dit que, même dans ces conditions difficiles, il ne faut pas désespérer. "
Ensuite, une interprétation que je dirais analogique, plus proche déjà de lexpérience particulière du starets Silouane, mais sur un plan plus général : cette parole est lexpression, singulière, de la loi spirituelle fondamentale du christianisme, telle quelle apparaît dans la croix - comme mort et victoire sur la mort - et les Béatitudes : bienheureux ceux qui pleurent, sont affamés, persécutés, car ils connaîtront la gloire de Dieu...
Ce qui compte dans cette approche, cest moins les termes proprement dits de la phrase que le mouvement, paradoxal et antinomique, qui les unit : dun côté la souffrance, lenfer, la mort " tiens ton esprit en enfer " -, de lautre la béatitude, lespérance, la résurrection - " mais ne désespère pas ". Mouvement qui est celui de notre baptême - mort du vieil homme et résurrection du nouvel homme en Christ - mais aussi celui de lascèse, par laquelle nous actualisons et faisons fructifier la grâce de ce même baptême. Ascèse qui, dans son sens profond, nest quune manière de suivre le Christ, qui nous a montré que le chemin vers la Résurrection, le Royaume de la vie éternelle, passe par la croix et lenfer.
En ce sens, ce que trace cette parole nest autre que la voie du repentir : " On ne peut arriver au Royaume, où rien dimpur ne pénètre, que par de grandes souffrances, un esprit brisé, dabondantes larmes ", écrit le starets Silouane. Autrement dit, on naccède à la Résurrection que par la mort, à la vraie Lumière que par les ténèbres (labandon des fausses lumières), à la joie que par la souffrance. De même que le Christ sest vidé de sa divinité pour prendre condition desclave, nous devons nous vider de nous-mêmes, nous purifier de nos passions,. pour créer, dans notre coeur, un espace où la grâce de lEsprit Saint pourra agir, vivre, manifester sa présence. Et ce qui nous remplit de nous-mêmes, fait obstacle à la grâce, cest, comme le dit le Christ à Silouane, lorgueil. Ni plus ni moins que la racine de tout mal, la source de tous les tourments, qui a fait tomber Adam et Ève en éveillant en eux le désir de devenir comme des dieux.
Mais comment lutter contre lorgueil, comment guérir de cette maladie ? Il ny a quun moyen, qui est dailleurs le but de lascèse : lapprentissage de lhumilité. Pour le starets Silouane, lhumilité, cest la porte du salut, la clef du combat spirituel, la source de la liberté, " la lumière dans laquelle nous pouvons voir la Lumière ". Le modèle de cette humilité, cest évidemment le Christ, mais aussi la Vierge Marie, qui a su renoncer à sa volonté propre pour vivre selon la volonté de Dieu.
Doù cette nouvelle interrogation : comment devenir humble ? Cest justement à cette question que le Christ répond par sa parole, quil offre à Silouane comme un moyen thérapeutique. Et nous arrivons ici à la troisième interprétation, spécifique : " Le Seigneur ma enseigné à tenir mon esprit en enfer et à ne pas désespérer, et cest ainsi que mon âme apprend lhumilité (...). Cest ainsi quon triomphe des ennemis ", écrit le starets Silouane.
Cet outil thérapeutique qui permet de guérir de la maladie de lorgueil, cette arme spirituelle contre les passions, cest lautocondamnation. Le starets Silouane, qui nhésite pas à se considérer lui-même comme un " chien galeux ", écrit : " On doit sestimer pire que tous les êtres et se condamner à lenfer. Je ne suis pas digne de Dieu ni du Paradis. Je suis digne des tourments de lenfer et, éternellement, je brûlerai dans le feu. Quand je tiens mon esprit en enfer, mon âme est en paix. Quand, en revanche, je laisse mon esprit sortir du feu, les pensées qui ne plaisent pas à Dieu retrouvent leur force. "
Attention, il convient ici de bien comprendre le sens des mots. Et particulièrement la signification du mot " enfer ". Pour cela, il nous faut sortir dun certain imaginaire encore très marqué par les représentations médiévales.
Royaume de la mort, lenfer nest pas un lieu géographique - par exemple le lieu où Dieu nest pas - mais un état spirituel, létat de lâme coupée de Dieu à cause de ses péchés, cest-à-dire, pour être encore plus précis, létat de lâme plongée dans lamour de Dieu, mais encore trop opaque, trop fermée, trop pleine de passions pour en recevoir la lumière et y répondre. Comme le dit saint Isaac le Syrien, " les tourments de lenfer sont les tourments de lamour. " Dans cette perspective, la phrase du Christ au starets Silouane exprime simplement le repentir à son plus haut degré dincandescence. Le feu de lenfer nest autre que le feu de lamour de Dieu, lenfer nest autre que laction du feu de la grâce sur lâme non encore purifiée des passions.
On ne dira jamais assez limportance du repentir pour le starets Silouane. Par le repentir, nous dit-il, tout est réparé. Les péchés sont pardonnés. LEsprit Saint nous est donné. Les saints sont des hommes comme les autres, pareils à nous. Beaucoup sont de grands pécheurs. Simplement, par le repentir, ils sont parvenus au Royaume des cieux. Lhomme orgueilleux ne peut être sauvé que par le repentir. À celui qui se repent, Dieu donne sa paix, le Royaume éternel, le Paradis, la liberté de laimer. Le starets Silouane le répète : Si tous les hommes se repentaient, gardaient les commandements divins, le Paradis serait sur terre. Car le Royaume des cieux est au-dedans de nous.
Alors, masochiste, doloriste, épouvantable, cette injonction du Christ à Silouane ? Pas plus que nimporte quelle parole de lÉvangile. Et dautant moins quelle se termine, souvre sur la miséricorde. La deuxième partie de la phrase - " et ne désespère pas " - est en effet absolument indissociable de la première - " tiens ton esprit en enfer ".
" Ne désespère pas ", cest-à-dire ne tombe pas dans la redoutable passion du désespoir, qui nest quune autre forme, extrêmement subtile, de lorgueil, de lamour de soi, de lego enroulé et fermé sur lui-même. Comme le dit Silouane : " Jaurais succombé sous le poids de mes péchés et, depuis longtemps déjà, je serais en enfer, si le Seigneur et la Très-Pure Mère de Dieu navaient eu pitié de moi... Jaurais désespéré de mon salut si Dieu ne mavait pas accordé la grâce du Saint-Esprit. Il faut se condamner soi-même, mais ne pas désespérer de la miséricorde et de lamour divin. "
Autrement dit, il faut espérer fermement en Dieu. Car Dieu, qui nous aime plus que tout, veut notre salut. Ce nest pas lui qui crée lenfer, cest le pécheur lui-même. Si le Christ, par ses souffrances, nous a donné sur terre le Saint-Esprit, sil a offert son corps et son sang en sacrifice pour lhumanité entière, sil a prié et demandé le pardon pour ceux qui le crucifiaient, comment pourrait-il nous refuser ce que nous lui demandons ? Non, il ne nous refusera rien. Il nous donnera, en temps voulu, tout ce dont nous avons besoin, même ce que nous nattendons pas. À une condition toutefois : que nous nous repentions sincèrement, que nous nous humiliions devant lui, que nous pardonnions aux autres, que nous priions avec plus daudace et despérance. Ce qui na rien dévident, puisque cela va à lencontre, à rebours de tout ce à quoi le monde nous invite et nous pousse.
On le voit. Comme le montre le théologien Jean-Claude Larchet dans une étude à paraître dans le premier numéro des Cahiers Saint-Silouane, Buisson ardent, le conseil du Christ au starets Silouane témoigne dun remarquable équilibre. Il permet de vaincre les deux pensées qui, habituellement, mènent lhomme à la perdition : " je suis un saint " et " je ne serai pas sauvé. " Une espérance qui priverait lhomme de la conscience de son péché (et donc de lhumilité) serait, spirituellement, aussi néfaste quune conscience du péché qui priverait lhomme de toute espérance, de tout espoir dêtre sauvé.
Sur cette phrase, en conclusion, jaimerais encore relever deux points : Dabord, son caractère absolument traditionnel. Dans sa nouveauté, sa force de frappe, la modernité même de sa formulation, cette parole du Christ à Silouane sinscrit parfaitement dans lenseignement et la tradition des Pères de lÉglise. Comme le révèle Jean-Claude Larchet dans létude que je viens de mentionner, les antécédents patristiques de cette phrase sont nombreux. Le starets Silouane lui-même fait référence à certains Pères du Désert, comme Abba Poemen qui dit : " Croyez-moi, là où est Satan, cest là que je serai. " Comme saint Antoine aussi, envoyé par Dieu chez un cordonnier dAlexandrie qui, toute la journée, répète : " Tous seront sauvés, moi seul périrai. "
En suite, la prudence que la mise en oeuvre de cette parole requiert. Comme tous les commandements de lÉvangile, cette parole du Christ à Silouane a une double dimension : particulière et universelle. Particulière dans le sens où elle a été adressée à une personne dans un contexte précis. Universelle dans la mesure où, par son origine divino-humaine, elle vaut pour tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux. Chacun peut donc lappliquer à sa propre vie. Simplement, il faut le faire avec sobriété et discernement. Le starets Silouane le dit lui-même : " Dans cette pratique, il faut connaître ses propres limites afin de ne pas écraser son âme. Apprends à te connaître et ne charge pas ton âme au-delà de ses forces. "
Saint Silouane était un géant spirituel et il était capable dendurer lascèse la plus extrême sans sombrer dans le désespoir ou la folie. Mais les âmes nont pas toutes la même force. Comme le disait lun des proches de lArchimandrite Sophrony, la parole " tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas " est du feu, de lalcool à létat pur, à 90 degrés. La prendre telle quelle, cest risquer de se brûler : certaines personnes, en essayant de se plonger mentalement, spirituellement, en enfer, se sont rendues malades. Il faut donc ladapter à sa propre situation, à ses propres capacités spirituelles et psychiques.
En principe valable pour tous, cette formule nest donc, en réalité, pas à la portée de chacun. Plutôt que de lappliquer littéralement, il convient den saisir lesprit, de trouver pour soi-même - par analogie - le chemin de lhumilité. Pour la plupart dentre nous, si je me réfère à lenseignement du Père Sophrony, cela consistera avant tout à vivre dans le repentir, à saccuser soi-même de ses propres fautes et à ne pas juger son frère - comme nous le disons dans la prière de saint Éphrem pendant le Grand Carême. Cela reviendra aussi à apprendre, patiemment, à accepter, utiliser les souffrances et échecs de la vie quotidienne comme des épreuves que le Seigneur nous, envoie pour nous éduquer sur le chemin de lhumilité. Cest, si jen crois par exemple les lettres dun autre spirituel russe - lHigoumène Nikon - le chemin que nombre de Russes ont choisi pour leur sanctification au temps de la persécution de lÉglise : non pas lascèse artificielle des moines, mais lascèse naturelle de la commune trame des jours avec toutes ses difficultés et ses peines.
Jen viens maintenant au troisième et dernier point de mon exposé : la prière pour le monde entier et son corollaire, lamour des ennemis. Cest une prière que le starets Silouane répète souvent dans ses écrits, sous diverses formes, et qui a été retenue par liconographe russe Leonid Ouspensky, le premier à avoir peint une icône du starets dans les années 60, cest-à-dire avant quil soit canonisé : " Seigneur miséricordieux, écoute ma prière. Fais que tous les peuples de la terre te connaissent par le Saint-Esprit ".
Entre la parole précédente - " tiens ton esprit en enfer..." - et cette prière, qui à elles deux résument tout le message du starets Silouane, il y a un lien, un passage du repentir personnel au repentir ontologique. Cest-à-dire une transformation du repentir de lâme individuelle pour ses propres péchés en un repentir, beaucoup plus vaste et profond, pour les péchés de lhumanité entière.
Comment une telle ouverture, une telle transformation est-elle possible ? Cest au fond très simple. Plus le coeur, par le repentir, se purifie de ses passions, plus il est habité par lEsprit Saint. Plus lEsprit Saint agit en lui, le transfigure, plus il se christifie, sunit au Christ. Plus le Christ vit en lui, plus il se sent porteur de ce que le Christ a récapitulé dans sa personne : lAdam total, lhumanité entière et même, comme le dit saint Maxime le Confesseur, toute la création. On touche là à la plénitude, la perfection de lamour.
Cest à cette compassion universelle que le starets Silouane va parvenir, lui un paysan de la campagne russe de la fin du siècle dernier, quasi illettré, hostile aux journaux et qui nest sorti de chez lui que pour venir au Mont Athos. Cest à cet amour pour tous les peuples de la terre que la vision du Christ, intériorisée et intégrée dans tout son être par sa longue descente en enfer, va le conduire.
Le message du starets Silouane ici est clair : lhomme qui reçoit la grâce de vivre une grande expérience mystique ne doit pas senfermer dans son extase. Il peut oublier le monde pour un temps - histoire de sadonner pleinement à la contemplation - mais il ne saurait sy abîmer. Il doit revenir à lui-même, se souvenir de la création. " Celui qui a connu Dieu par le Saint-Esprit prie et verse des larmes pour le monde entier ", écrit-il. Il a compassion de tous, de tous les hommes qui souffrent à cause de leur orgueil et sont privés de la grâce, de tous les peuples qui sont plongés dans la souffrance, la famine et la guerre. Le starets Silouane ne cesse de le redire : lâme animée par le Saint-Esprit safflige quand elle voit lautre souffrir. Elle désire pour lui, pour tout le monde, la même grâce quelle a reçue. Elle veut que tous les hommes connaissent le même bonheur, la même béatitude, quils se repentent, voient la gloire de Dieu, connaissent sa miséricorde, afin que toute douleur et tout mal soient chassés de la terre. Afin que la paix règne. Lamour, le vrai amour, ne souffre pas la perte dune seule âme. " Notre frère est notre propre vie, dit le starets Silouane. Seront glorifiés ceux qui, parce quils étaient pleins de lamour du Christ, ont porté la souffrance du monde entier. "
Du monde entier, cest-à-dire aussi de leurs ennemis (Mt 5, 44), et même des démons qui, sétant éloignés de la vérité de lamour, se sont condamnés à lenfer. Car nous dit le starets Silouane, il est facile daimer un saint, mais un grand pécheur, quelquun qui nous offense, nous méprise, nous fait du mal, persécute lÉglise ? Aimer ses ennemis, cest suivre le Christ, qui est mort sur la croix pour le salut de ses ennemis, qui leur a pardonné. Aimer ses ennemis, cest compatir, savoir quils endurent une grande souffrance à cause de leurs passions et donc prier pour eux. Le starets a vécu et écrit aux heures les plus noires de lhistoire de la Russie, au temps des purges staliniennes. Il savait, dans son coeur, la souffrance extrême de son peuple. Lamour des ennemis était sa réponse à la persécution de lÉglise russe.
Mais il était plus que cela : la conséquence de la vie selon lÉvangile, le critère ultime de la vraie foi et de la justesse de notre vie spirituelle, la preuve absolue de la véritable communion avec Dieu et de la présence en nous de la grâce. Lamour des ennemis est ce qui, en-deçà et au-delà de tous les rites, constructions théologiques et expériences mystiques, témoigne de la vérité de lÉglise.
Là-dessus, le starets Silouane est impitoyable, catégorique : qui a la force de lamour des ennemis connaît le Seigneur Jésus Christ en esprit et en vérité. Qui, en revanche, ne la pas, est encore entre les mains de la mort ; la grâce, lamour de Dieu nest pas vraiment, pleinement en lui. Autrement dit, il na pas encore vraiment connu Dieu tel quil est cest-à-dire quil nest pas encore " orthodoxe ". Et le starets dajouter : " Lâme qui na pas lamour des ennemis naura jamais la paix ; elle se tourmentera et fera souffrir les autres ".
Nous touchons là au sens profond du deuxième commandement du Christ : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Mt 22,39). Ce " comme toi-même " nindique pas la mesure dont il faut aimer notre prochain. Il dit lunité ontologique, la consubstantialité du genre humain, divisée par la chute mais restaurée par le Christ. Aimer son prochain comme soi-même, cest laimer comme sa propre vie. Cest, écrit le Père Sophrony, " à linstar du Christ Jésus priant au jardin de Gethsémani, vivre réellement toute lhumanité comme une seule vie, une seule nature en une multiplicité de personnes. Si chaque personne humaine, créée à limage de la Trinité, parvient à contenir, inclure dans sa propre existence la totalité de lexistence humaine, au même titre que chaque personne de la Trinité est porteuse de toute la plénitude de lÊtre divin, alors tout le mal qui saccomplit dans le monde ne sera plus considéré seulement comme quelque chose qui nous est extérieur, mais comme notre propre mal. "
Oui, on ne se sauve pas seul. Mon salut nest pas mon affaire, ma seule petite affaire, individuelle. Cest un événement ontologique, qui concerne toute lhumanité, lAdam total.
Toute lhumanité, mais plus encore que cela : toute la création, tout ce qui a été créé par Dieu. Le starets Silouane, qui marche ici sur les pas de saint Isaac le Syrien, nous parle de la tristesse qui laccable après avoir arraché une feuille dun arbre sans nécessité, des larmes abondantes quil verse pendant trois jours pour avoir blessé à mort une mouche qui lénervait ou versé de leau bouillante sur des chauves-souris pour sen débarrasser. Il écrit : " Depuis ce jour-là, je nai plus fait de mal à aucune créature. LEsprit de Dieu nous apprend à aimer tout ce qui vit. "
Le salut, ici, devient non seulement un événement ontologique, mais un événement cosmique. Le salut de toute lhumanité, du cosmos entier, est une part de mon propre salut.
Pour le starets Silouane, " le moine est, fondamentalement, lhomme qui prie et pleure pour le monde entier. " En cela, la Vierge Marie est son modèle et il est le modèle de tout chrétien. Le starets Silouane, comme la dit Thomas Merton, est un vrai moine. Il est donc notre modèle.
Conférence prononcée à lAbbaye de Sylvanès en juin 1995,
et publiée dans Contacts, no. 171, vol. 47, 3, 1995.
Reproduit avec lautorisation de Maxime Egger.
Dernière mise à jour : 01-08-99