Le saint starets |
par Vladimir Lossky |
Après la mort du starets Macaire en 1860, deux personnes lui succédèrent dans le startchestvo [la pratique de la paternité spirituelle] à Optino : le père Hilarion, recteur du skite [habitation de quelques moines] et le père Ambroise, qui assistait Macaire dans ses travaux dédition de textes patristiques. Hilarion mourut en 1873 et Ambroise, disciple des startsi Léonide et Macaire, resta le seul continuateur de leur tradition. Nature extrêmement riche, le starets Ambroise réunissait dans sa personne les qualités de ses prédécesseurs. On peut dire quen lui le startchestvo dOptino trouva son apogée.
Alexandre Grenkov naquit le 21 novembre 1812 dans une famille cléricale : son père était lecteur dans une paroisse de village, au gouvernement de Tambov. La naissance du futur starets tomba le jour dune fête paroissiale. Une multitude de paysans venus des localités voisines remplissait le village. " Je suis né dans la foule et je vivrai toujours au milieu de la foule ", disait le starets.
Le jeune Alexandre, très doué pour les études, était dune vivacité débordante. On le voyait gambader sans cesse dans les rues avec ses camarades, et pourtant, bien quil napprît jamais ses leçons, il fut toujours le premier à lécole paroissiale. Après lécole, il entra au séminaire de Tambov mais, son instruction une fois terminée, ne chercha pas à faire une carrière ecclésiastique. Le futur starets passa quelque temps comme précepteur dans une famille de propriétaires et occupa ensuite la place modeste de maître décole dans son village natal.
Gai et spirituel, Grenkov était aimé de tous. Cependant, à partir dun certain moment, on commença à sapercevoir quil cherchait souvent la solitude, séloignant dans le jardin ou montant au grenier pour prier. Encore au séminaire, tombé gravement malade, Alexandre avait fait voeu de prendre lhabit. Guéri, il ajournait toujours laccomplissement de sa promesse et restait dans le siècle. Un jour, se promenant dans la forêt, il entendit clairement dans le bruit dun ruisseau les paroles : louez Dieu, aimez Dieu. Le jeune instituteur alla voir un starets, le reclus Hilarion, connu dans toute la région de Tambov pour la sagesse de ses conseils inspirés. Le starets lui dit : " Va à Optino, tu y trouveras lexpérience " (jeu de mots intraduisible : oppyt = " expérience "). En 1839, pendant les vacances dété, Grenkov visita le monastère dOptino mais ny resta pas. Il hésitait encore. À lautomne de la même année, après une soirée où il parut particulièrement gai ; Grenkov dit brusquement à lun de ses amis : "Je ne peux plus rester ici. Je pars pour Optino." Quelques jours après, il quitta son village et fut reçu à Optino par le starets Léonide.
Le novice, après avoir rempli pendant quelque temps des obéissances à la cuisine, fut désigné par le starets Léonide pour lui servir de lecteur. Il devait dire chaque jour, dans la cellule du starets, les prières prescrites par la règle monastique. On ne sait pourquoi le starets Léonide, en plaisantant, appelait son nouveau disciple " chimère. " En mourant, il le " remit de la main à la main " au starets Macaire. Alexandre Grenkov reçut le nom dAmbroise lors de sa prise dhabit. Bientôt, il fut ordonné diacre. Une fois, près de lautel, le starets Antoine, prieur du skite, demanda au jeune diacre : " Eh bien, vous vous habituez ? " Ambroise répondit avec désinvolture : " Grâce vos prières, mon père. " Mais le père Antoine acheva la phrase " ... à la crainte de Dieu. " Confus, le moine comprit la leçon.
Ordonné prêtre, le père Ambroise ne resta pas longtemps attaché au service de lautel. Il prit froid et, gravement malade, resta cloué au lit pendant plusieurs mois. Sa santé fut sapée pour toujours ; il resta infirme jusquà la fin de sa vie. Comme le père Macaire, il dut renoncer à dire la liturgie à cause de sa faiblesse extrême. La maladie tempéra la nature trop exubérante du père Ambroise ; elle lobligea à rentrer en lui-même, à se consacrer au travail incessant de la prière intérieure. Il disait plus tard : " La maladie est très utile pour un moine. Sil est malade, il ne lui faut se soigner quun peu de temps en temps, juste dans la mesure nécessaire pour subsister. "
Sachant le grec et le latin, le père Ambroise assistait le starets Macaire dans ses travaux dédition des textes patristiques. Il continua ces occupations après la mort de son maître et publia plusieurs oeuvres de spiritualité, entre autres LÉchelle de saint Jean Climaque. Mais les travaux dérudition ne pouvaient suffire au tempérament trop actif du père Ambroise. Il cherchait une communion directe avec les êtres humains. Son esprit vif et pénétrant, enrichi par la connaissance de la littérature ascétique, sintéressait à tout ce qui touchait aux hommes : à la vie secrète de lâme, aussi bien quaux activités et préoccupations extérieures. Sous laction de la prière constante, la perspicacité naturelle du père Ambroise se transformait en clairvoyance, ce don admirable de la grâce qui devait faire de lui une des figures les plus étonnantes du startchestvo russe.
Bientôt, il ny eut plus de secrets pour le starets Ambroise : " il lisait dans lâme comme dans un livre. " Un visiteur pouvait garder le silence, se placer à lécart, derrière le dos des autres, le starets connaissait néanmoins sa vie, létat de son âme, le mobile qui lavait amené à Optino. Ne voulant pas manifester ce don de clairvoyance, le starets posait habituellement des questions aux personnes qui voulaient le voir ; mais rien que sa manière dinterroger les visiteurs montrait quil était déjà au courant de tout. Parfois, la vivacité du starets Ambroise le poussait à révéler sans précautions ce quil savait. Ainsi un jour, il répondit vivement à un jeune artisan qui se plaignait davoir mal au bras : " Oui, tu auras mal au bras Pourquoi as-tu frappé ta mère ? " Puis il se reprit, confus, et se mit à poser des questions : " Ta conduite est-elle toujours bonne ? Es-tu un bon fils ? Nas-tu jamais offensé tes parents ? "
Très souvent le starets usait dallusions discrètes, presque toujours sous une forme humoristique, pour laisser entendre aux gens que leurs défauts cachés lui étaient connus ; la personne quil visait ainsi était la seule à comprendre le sous-entendu. Une dame qui cachait soigneusement sa passion pour le jeu demanda une fois au starets Ambroise sa carte (photographie). Le starets sourit avec reproche ; " Que me dites-vous là ? Est-ce que nous jouons aux cartes dans le monastère ? " Ayant compris lallusion, la dame avoua sa faiblesse. Une jeune fille, une étudiante de Moscou, qui navait jamais vu le starets, manifestait une grande animosité à son égard, le traitant de vieil hypocrite. Poussée par la curiosité, elle vint un jour à Optino et se plaça près de la porte, derrière les autres visiteurs qui attendaient. Le starets entra dans le parloir, fit une courte prière, regarda un moment lassistance et, sadressant à la jeune personne ; " Ah! mais cest Véra, elle est venue voir le vieil hypocrite ! " Après une longue conversation en tête-à-tête avec Ambroise, la jeune fille changea dopinion. Elle devint plus tard religieuse au monastère de Charmordino, fondé par le starets.
Avec les indifférents, le père Ambroise ne perdait pas son temps : il les congédiait après une brève conversation, toujours en termes très courtois. En le quittant, ces visiteurs, venus uniquement par curiosité, disaient habituellement : " Cest un moine très intelligent. "
Intelligent, le starets Ambroise létait. Cette faculté, naturelle en lui, navait plus désormais de limites dans son exercice grâce au don du raisonnement quil avait acquis. Il savait apprécier chaque phénomène selon sa juste valeur. Homme spirituel, il pouvait, juger de tout, selon la parole de saint Paul (1 Co 2, 15). Cette qualité prêtait au père Ambroise une largeur de vues illimitée. Il ny avait point de domaines fermés à son entendement où il aurait dû reculer faute de connaissance spéciale. Ainsi, un propriétaire dont les jardins ne rapportaient rien reçut des indications détaillées de la part du starets pour créer un système dirrigation perfectionné.
Actif et ingénieux, lui-même, Ambroise aimait les gens décidés et courageux ; il bénissait toujours les entreprises difficiles et risquées à condition quelles fussent honnêtes. Dans les affaires dargent, dans les questions judiciaires les plus embrouillées, il avait toujours un conseil précis à donner. Il ny avait pas pour lui de petites choses sans intérêt ; tout ce qui préoccupait son interlocuteur devenait lobjet unique de son attention. Une paysanne vint lui conter son malheur : les dindes de sa maîtresse crevaient lune après lautre et la propriétaire voulait la mettre à la porte. Le starets questionna avec patience la pauvre femme sur la manière dont elle nourrissait les dindes, puis lui donna quelques conseils pratiques. Les témoins de cette scène riaient ou sindignaient contre la vieille qui avait osé ennuyer le starets avec ses dindes. Après avoir congédié la paysanne, Ambroise sadressa aux assistants : " Que voulez-vous, toute sa vie est dans ses dindes ! "
Jamais, devant les difficultés matérielles des gens simples qui venaient le voir, le starets Ambroise na dit : " Cela ne me regarde pas ; je ne moccupe que des âmes. " Il avait le coeur attentif. Il possédait la faculté daimer sans bornes chaque personne humaine qui se trouvait en sa présence, en soubliant soi-même. Cet oubli incessant de soi-même devant le prochain constituait la vie choisie par le starets Ambroise. Il disait : " Toute ma vie, je nai fait que couvrir les toits des autres et mon propre toit est resté troué. " Mais la personne humaine ne peut atteindre sa perfection suprême quen cessant dexister pour elle-même, en se donnant à tous. Cest le fondement de la parole évangélique qui, lorsquelle est vécue jusquau bout, est le foyer vivant et personnel de tout amour.
Aucun défaut humain, aucun péché ne pouvait faire obstacle à lamour du starets Ambroise : avant de juger, il compatissait et il aimait. Cest pourquoi les pécheurs allaient vers lui sans crainte, avec confiance et espoir. Une jeune fille, devenue enceinte, fut maudite et chassé de sa famille, par son père, un riche marchand. Elle vint chercher refuge et consolation auprès du starets Ambroise. Celui-ci laccueillit avec douceur et la plaça chez ses amis, dans une ville voisine, où elle put mettre au monde son enfant. Le starets envoyait régulièrement de largent à la jeune mère qui venait le voir de temps en temps avec son fils. Sur le conseil du starets, la jeune femme, qui savait peindre, se mit à gagner son pain en faisant des icônes. Quelques années plus tard, le marchand se réconcilia avec sa fille et sattacha à son petit-fils.
Ambroise cherchait dabord à soulager les êtres humains dans leur peine avant de les guider sur la voie de la justice. Vers la fin de sa vie, on lentendit souvent dire à voix basse en hochant la tête : "Jétais sévère au début de mon startchestvo, mais à présent je suis devenu faible : les gens ont tant de douleur, tant de douleur !" Quand il accueillait ses nouveaux visiteurs, le starets allait toujours aux plus accablés, il choisissait ceux qui avaient le plus besoin de consolation et il trouvait les mots nécessaires pour leur rendre le courage, lespoir, la joie de vivre. Également bon envers tous, manifestant de préférence son amour aux personnes désagréables, difficiles supporter, aux pécheurs endurcis, méprisés par la société, jamais il na désespéré devant labîme des péchés humains, jamais il na dit : " Je ne puis rien. "
Le secret de la clairvoyance du père Ambroise résidait dans sa charité. Non seulement il aimait tous ceux qui venaient vers lui, mais il avait la faculté de sidentifier à eux, de sorte quil aimait également leurs proches, les objets auxquels ils étaient attachés, tout ce qui constituait leur vie. Lesprit du père Ambroise embrassait toute la vie intérieure et extérieure de la personne à laquelle il avait affaire : cest pourquoi il pouvait guider avec assurance la volonté de lhomme en laccordant avec celle de Dieu. Les destinées humaines lui étaient ouvertes ; on peut dire quil participait au conseil divin au sujet de chaque personne. Les exemples de cette connaissance des desseins providentiels sont très nombreux dans la pratique du starets Ambroise. En voici quelques-uns des plus typiques.
Une jeune fille pauvre fut demandée en mariage par un riche marchand attiré par sa beauté. Le starets conseilla à sa mère de refuser le marchand disant quil avait en vue pour la jeune fille un parti infiniment meilleur. La mère se récria : " Il ny a pas de parti meilleur pour nous ; ma fille ne peut tout de même pas épouser un prince. " " Le fiancé que jai pour ta fille est si grand que tu ne peux pas limaginer, insiste Ambroise, - refuse le marchand. " La mère obéit au starets ; elle dissuada le fiancé de sa fille. Quelques jours après, la jeune fille tomba subitement malade et mourut.
Deux soeurs vinrent une fois à Optino. Laînée, de nature renfermée, pensive, très pieuse ; lautre, exubérante de joie, ne pensant quà son fiancée. Lune cherche à entrer dans un monastère, lautre veut que le starets bénisse son bonheur conjugal. Ayant reçu les deux jeunes filles, le père Ambroise, sans rien dire, tendit à la fiancée un chapelet. Puis, il sadressa sa soeur : " Pourquoi parles-tu de monastère ? Bientôt tu vas te marier. " Et il nomma une région éloignée où elle devait rencontrer son futur mari. Rentrée à Saint-Petersbourg, la fiancée apprit que celui quelle aimait lavait trompée. Dans sa douleur, elle se tourna entièrement vers Dieu ; sa nature subit un changement profond ; elle renonça au siècle et entra dans un monastère. En même temps, sa soeur aînée fut invitée par une tante de province dont la propriété se trouvait à proximité dun monastère de femmes. Elle y alla, pensant trouver loccasion de prendre une connaissance plus proche de la vie monastique. Mais une rencontre quelle fit dans la maison de sa tente changea tout : la jeune postulante devint bientôt une épouse heureuse.
Ceux qui connaissaient bien le starets Ambroise savaient par expérience personnelle quil fallait obéir à tout ce quil disait sans jamais le contredire. Lui-même avait coutume de dire : " Ne discutez jamais avec moi. Je suis faible, je pourrais vous céder et ce serait toujours nuisible pour vous. "
On rapporte lhistoire dun artisan qui, après avoir fabriqué une nouvelle iconostase pour léglise dOptino, vint chez le starets Ambroise pour recevoir sa bénédiction avant de rentrer chez lui, à Kalouga, à 60 kilomètres du monastère. Les chevaux étaient déjà attelés, lartisan était pressé de regagner son atelier sachant quune commande avantageuse lattendait. Mais le starets, après lavoir retenu longtemps, linvita à revenir le lendemain, après la liturgie, prendre le thé dans sa cellule. Lartisan, flatté par cette attention du saint homme, nosa pas refuser. Il espérait trouver encore, son client à Kalouga en y arrivant vers la fin de laprès-midi. Mais le starets ne voulut pas le laisser partir : il fallut que lartisan revienne prendre le thé dans sa cellule encore une fois, avant les vêpres. Le soir, le père Ambroise renouvela son invitation pour le lendemain. Lartisan, très déçu, mais nosant point protester, obéit de nouveau. Cette manoeuvre se renouvela pendant trois jours. Le starets congédia finalement lartisan : " Merci, mon ami, pour mavoir obéi. Dieu te gardera, va en paix. " Quelques temps après, lartisan apprit que deux de ses anciens apprentis, sachant quil devait rentrer dOptino avec une somme dargent considérable, lavaient guetté trois jours et trois nuits dans la forêt, près de la grandroute de Kalouga avec lintention de le tuer.
Les conseils du starets Ambroise, lorsquils étaient suivis par ses enfants spirituels, dirigeaient les personnes humaines sur la voie où elles pouvaient sépanouir pleinement, porter les fruits de la grâce. Un jeune prêtre fut nommé, selon son propre désir, dans la paroisse la plus pauvre du diocèse dOrel ; mais, après un an dexistence difficile, il perdit courage et voulut être envoyé ailleurs. Avant de faire sa demande, le jeune prêtre vint consulter le starets Ambroise. Layant vu de loin, le starets lui cria : " Va-t-en, rentre chez toi, père ! Il est seul et vous, vous êtes deux. " Puis, expliquant le sens de ses paroles, il ajouta : " Le démon est seul à te tenter tandis que tu as Dieu pour taider. Rentre chez toi. Cest un péché que de quitter sa paroisse. Dis la liturgie chaque jour et naie aucune crainte : tout ira bien. " Le prêtre, encouragé, reprit son travail pastoral avec patience. Après de longues années, des dons merveilleux se relevèrent en lui : le père Georges Kossov devint un starets de grande renommée.
La connaissance des desseins providentiels, le pouvoir sur les destinées humaines se manifestèrent dune façon étonnante dans le starets Ambroise au moment où il entreprit la fondation dun monastère de femmes à Chamordino. Sur le conseil du starets, une de ses filles spirituelles, la riche propriétaire Klutcharev, acheta le domaine de Chamordino à douze kilomètres dOptino. Dans la pensée de la pieuse dame qui venait de prendre le voile, cette propriété devait assurer lavenir de ses petites-filles, deux jumelles orphelines. Le starets Ambroise se rendait souvent à Chamordino, inspectant les constructions de la nouvelle maison des demoiselles Klutcharev. Bâtie daprès les indications du starets, cette nouvelle habitation seigneuriale avait plutôt la disposition dun monastère. Les deux enfants sy installèrent avec quelques femmes, anciennes serves des Klutcharev. Leur grand-mère, qui habitait à Optino dans un corps de logis attenant au monastère soccupait de linstruction des deux orphelines. Afin de leur faire venir une bonne éducation mondaine, elle voulut faire venir à Chamordino une gouvernante française. Mais le starets sy opposa. Ne voulant pas affliger la grand-mère, il se garda de lui révéler la vraie cause de son refus. Mais il parla ouvertement à une amie de la famille Klutcharev : " Les petites ne vivront pas, lui dit-il. Ce nest pas à la vie de ce monde, mais à la vie éternelle quil faut les préparer. Des religieuses vont leurs succéder à Chamordino qui prieront pour le repos de leurs âmes. "
La grand-mère mourut en 1881 et, deux ans après, ses petites-filles, filleules et disciples du starets Ambroise, succombèrent ensemble de la diphtérie à lâge de douze ans. Un an plus tard, en 1884, une communauté de religieuses sinstallait à Chamordino. Attirées par la renommée du starets Ambroise, directeur spirituel des soeurs de Chamordino, des femmes de toutes les classes de la société demandèrent à entrer dans le nouveau monastère. Bientôt, le nombre des religieuses séleva à cinq cents. On dut construire en hâte de nouveaux corps de bâtiment pour loger les soeurs qui affluaient toujours, pour aménager un hospice donné aux femmes dun grand âge, un orphelinat, une école. Le starets créa à Chamordino une grande famille unie par la prière et le travail. Il y venait souvent passer quelques jours au milieu de ses filles spirituelles ; les séjours prolongés du starets Ambroise à Chamordino provoquèrent le mécontentement des autorités ecclésiastiques : on fit remarquer que le starets ne devait pas priver de son aide les visiteurs qui venaient, de plus en plus nombreux à Optino. Cest un fait assez éloquent qui montre à quel point lattitude de lépiscopat à légard du startchestvo a changé depuis le temps du starets Léonide.
La correspondance du starets Ambroise fut immense. Chaque jour, il recevait de trente à quarante lettres. On les disposait devant lui par terre et, avec son bâton, il désignait celles auxquelles il fallait répondre immédiatement. Souvent, il connaissait le contenu dune lettre avant de louvrir. Les personnes les plus diverses sadressaient au starets. Une jeune artiste française, catholique romaine, lui écrivit de Saint-Petersbourg, cherchant une consolation spirituelle dans sa douleur : elle venait de perdre lhomme quelle aimait. Pour chacun, le père Ambroise trouvait les paroles nécessaires, celles qui vont droit au coeur, réveillant la personne humaine à la vie spirituelle. Si lon considère le travail quotidien fourni par ce vieux moine infirme, le nombre de lettres auxquelles il répondait, la quantité de visiteurs quil recevait, en trouvant chaque fois une réponse juste, une issue simple dans les situations les plus compliquées, on se rend compte quun effort purement humain ne pouvait suffire à cette tâche. Loeuvre dun starets est inconcevable sans le concours incessant de la grâce divine.
Les incroyants, les chercheurs de Dieu, si nombreux dans lintelligentsia russe vers la fin du siècle dernier, venaient auprès du starets Ambroise, dont la seule présence rallumait leur foi éteinte. Un homme qui avait passé des années à chercher la vraie religion et ne lavait pas trouvée chez Tolstoï, vint enfin à Optino, " rien que pour voir ". " Eh bien, regardez, " lui dit le starets se dressant devant lui et le fixant avec ses yeux pleins de lumière. Lhomme se sentit comme réchauffé par ce regard. Il resta plusieurs mois à Optino. Un jour, il dit au starets : " Jai trouvé la foi. "
Toutes les voies spirituelles de la Russie au déclin du XIXe siècle passent par Optino. Vladimir Soloviev et Dostoïevski y sont venus. La rencontre avec le starets na laissé aucune trace dans loeuvre de Soloviev. Ce métaphysicien dont la pensée cherchait une synthèse chrétienne, tout en évoluant dans le cercle de lidéalisme néoplatonicien et allemand, ce grand visionnaire qui vivait dans une tradition mystique étrangère à celle du christianisme, cet utopiste épris de lidée théocratique, était insensible à la tradition vivante de lOrthodoxie, aux réalités historiques de lÉglise russe de son époque. Il est passé à côté du startchestvo sans le remarquer. Pourtant, dans son Récit sur lAntichrist, saisi de cette angoisse apocalyptique qui marqua la fin de sa vie, Soloviev représentera lapôtre saint Jean, témoin de lÉglise dOrient, revenu vers la fin des temps, sous les traits dun starets russe.
La même image du moine russe se présenta à lesprit de Dostoïevski lorsquil voulut incarner dans son oeuvre lidéal de la sainteté. Il ne pouvait pas ne pas penser à sa rencontre avec le starets Ambroise en créant le personnage du starets Zossime dans Les frères Karamazov. Tout le décor extérieur, la description du monastère jusquaux moindres détails, lattente des visiteurs, la scène de la réception chez le starets, font penser à Optino. Mais le starets Zossime na presque rien de commun avec le père Ambroise. Cest une figure assez pâle, trop idéalisée pour être un portrait peint sur le vif. Zossime reproduit plutôt quelques traits de saint Tikhon de Zadonsk (XVIIIe siècle) ; de fait, Dostoïevski sest servi des écrits de lévêque de Voronège en rédigeant les enseignements du starets Zossime.
Constantin Léontiev, ce grand antagoniste de Dostoïevski, affirmait que Les frères Karamazov nont pas trouvé de crédit à Optino. Ce christianisme en couleurs roses aurait, selon Léontiev, une empreinte de sensibilité maladive étrangère à lesprit du monachisme russe. Cette remarque est juste dans une certaine mesure : le génie trouble, dionysiaque de Dostoïevski nétait pas fait pour apprécier le sobriété spirituelle si caractéristique pour le startchestvo en général et surtout pour Optino à lépoque du starets Ambroise. Mais, dautre part, on peut se demander si Léontiev lui-même a jamais compris la tradition johannique de la spiritualité russe incarnée par saint Séraphim de Sarov et le starets Ambroise. En effet, Léontiev cherchait autre chose dans lOrthodoxie : épris de la beauté païenne de lêtre créé, esthète craignant que le progrès du christianisme naboutisse à lappauvrissement des formes naturelles de la vie, Léontiev ne pouvait désirer la transfiguration de la créature. Dans lÉglise, il cherchait uniquement son salut individuel, un idéal ascétique, des paroles austères sur la mort, sur la vanité de toutes choses, la crainte de Dieu quil pourrait opposer à son attachement passionné au cosmos non purifié, à son admiration devant la " beauté fallacieuse et captivante du mal ".
Rien de plus étranger à lesprit dOptino que le christianisme de Léontiev. Et pourtant, ayant une fois rencontré le starets Ambroise, cet homme fantasque et passionné na plus voulu le quitter : il passa quinze ans dans la petite maison quil se fit construire dans lenceinte du monastère. Sur le conseil du père Ambroise, Constantin Léontiev se fit moine au monastère de la Trinité-Saint Serge en 1890.
Dautres maîtres de la pensée russe ont ressenti lattrait irrésistible dOptino. Léon Tolstoï a eu quelques entretiens avec le starets Ambroise. Excommunié, solitaire, malade, cest encore à Optino quil viendra, dans un élan dangoisse, quelques jours avant sa mort, pour rôder autour du skite sans oser y entrer Strakhov, Rozanov, combien dautres encore, à un moment de leur vie, se sentirent attirés vers Optino, porté à lapogée de sa gloire par le starets Ambroise.
Le père Ambroise était de taille moyenne, mais très voûté. Il marchait péniblement en sappuyant sur une canne. Infirme, la plupart du temps il restait allongé et recevait les visiteurs à demi-couché sur son lit. Beau dans sa jeunesse, le starets avait un visage pensif quand il restait seul, gai et animé en présence des autres. Ce visage changeait sans cesse dexpression : tantôt le père Ambroise regardait son interlocuteur avec tendresse, tantôt il partait dun rire jeune et communicatif, ou bien il penchait la tête et il écoutait en silence ce quon lui disait pour rester ensuite quelques minutes dans une méditation profonde avant de prendre la parole. Les yeux noirs du starets fixaient celui à qui il parlait et on sentait que ce regard pénétrait jusquau fond de lêtre humain, que rien ne pouvait lui rester caché ; pourtant, on éprouvait un sentiment de bien-être, de détente intérieure, de joie. Toujours affable et gai, plein dhumeur, le starets Ambroise avait une plaisanterie sur les lèvres même aux heures de fatigue extrême, vers la fin de la journée, quand il avait parlé douze heures de suite aux visiteurs qui se succédaient dans sa cellule. Chaque matin, il se préparait à sa tâche quotidienne en priant seul dans sa cellule. Cétaient les seuls moments où le père Ambroise ne laissait entrer personne, ne voulant pas quon le vit pendant sa prière. Les personnes qui essayèrent de pénétrer chez lui malgré cette défense expresse ont vu le starets assis sur son lit, plongé dans la prière ; son visage exprimait une joie indicible ; la présence de Dieu était tellement manifeste que les visiteurs nosèrent point rester un instant de plus dans la cellule. Un jour, un hiéromoine du skite, entrant chez le père Ambroise à lheure de sa prière, vit la face du starets resplendir dune lumière insupportable au regard humain.
Pour éviter toute manifestation trop éclatante de sainteté, le starets Ambroise nopérait jamais de guérisons ; il envoyait les malades à un puits béni où ils recouvraient la santé après une immersion. Mais les signes miraculeux se multipliaient. Un jour, lorsque les gens se pressaient dans la cour du monastère pour recevoir la bénédiction du starets, on entendit quelquun pousser un cri de surprise : " Cest lui, cest lui ! " Ayant aperçu lhomme qui criait, le starets devint tout confus, mais il était trop tard pour dissimuler le fait : lhomme a reconnu dans le père Ambroise le vieillard qui lui était apparu en songe, quelques jours auparavant, linvitant à venir à Optino pour recevoir une aide efficace dans sa situation désespérée.
Un autre cas dapparition du starets Ambroise à une personne qui avait besoin de lui est encore plus étonnant. Il faut dire que le starets, infirme, ne quittait presque jamais Optino, sauf pour se rendre à Chamordino. Cest dans ce monastère, au milieu de ses filles spirituelles, quil passa la dernière année de sa vie. À cette époque, un pauvre gentilhomme de province, accablé dune famille nombreuse, ayant perdu sa place dintendant chez un riche propriétaire, eut lidée de se rendre à Optino. Il espérait que le starets Ambroise dont il avait beaucoup entendu parler pourrait le tirer dembarras. Un jour, il aperçut par la fenêtre un vieux moine-pèlerin qui passait devant sa maison en sappuyant sur une canne. Selon lhabitude pieuse des campagnards russes, le gentilhomme fit entrer le vieux moine et lui offrit à manger. Il lui conta ses peines et lui exprima son désir daller à Optino. Le vieux pèlerin dit à son hôte que le père Ambroise se trouvait à Chamordino et lui conseilla de sy rendre au plus vite sil voulait trouver le starets encore vivant. Le pèlerin venait de sortir lorsque la maîtresse de la maison voulut le retenir jusquau lendemain. On courut le chercher, mais le vieillard avait disparu. Quelle fut la surprise du pauvre gentilhomme à Chamordino lorsquil reconnu dans le starets Ambroise le vieux pèlerin quil avait accueilli chez lui quelques jours auparavant. Il se prosterna devant le starets, voulant tout révéler, mais le starets lui coupa la parole : " Tais-toi, tais-toi ", et il ajouta en désignant une dame qui se trouvait dans la foule des visiteurs : " Tu seras intendant dans sa propriété. "
Venu à Chamordino dans lété de 1890, le starets Ambroise, tombé malade, dut y rester tout lhiver. Au printemps de 1881, il se sentit un peu mieux, mais une faiblesse extrême lempêchait de rentrer à Optino. Il continuait à recevoir les visiteurs du matin au soir bien que sa voix fut devenue si faible quon entendait à peine ce quil disait. Les moines dOptino réclamaient le retour du starets dans son monastère, on parlait même de ly ramener de force, mais le père Ambroise répondait quil restait à Chamordino par une volonté expresse de Dieu et quil mourrait en route si on le menait à Optino. Lévêque de Kalouga exigea à son tour le retour du starets dans le skite. Vers la fin septembre, il manifesta son désir de se rendre personnellement à Chamordino pour parler raison au père Ambroise. Les soeurs, se préparant à recevoir lévêque, demandèrent au starets ce quil faudrait chanter lors de son entrée solennelle. Le starets répondit : " Nous lui chanterons Alléluia. " Il dit aussi quil avait lintention de rencontrer lévêque au milieu de léglise, ce qui était contraire aux usages.
Létat du malade saggrava. Il perdit totalement louïe de sorte que les visiteurs qui ne cessaient de lassiéger même sur son lit de mort durent écrire leurs questions sur une grande feuille de papier. À partir du 6 octobre, on attendit la fin dune heure à lautre. Le starets reçut lonction des malades et communia, assisté par son disciple et successeur, le père Joseph dOptino. Cétait le 9 octobre. Larchimandrite Isaac, abbé dOptino, qui vint pour la dernière fois rendre visite au grand starets, fondit en larmes en le voyant. le lendemain, le moribond resta sans mouvement. Le 10 octobre, à onze heures et demi, après la lecture des prières du trépas, le starets Ambroise leva le bras, fit le signe de la croix et cessa de respirer. Son visage était clair, ses lèvres gardaient un sourire de joie profonde.
À ce moment, lévêque de Kalouga quittait sa ville pour se rendre à Chamordino. En route, il reçut le télégramme lui annonçant la mort du starets. Lorsque, trois jours après, lhiérarque fit son entrée dans léglise de Chamordino, le choeur chantait lAlléluia de loffice funèbre. Le cercueil ouvert du père Ambroise se trouvait au milieu de léglise.
Longtemps avant sa maladie, le starets avait averti le père Joseph que sa dépouille, contrairement à celles de ses prédécesseurs Léonide et Macaire, dégagerait une odeur de putréfaction. " Cela marrivera, disait-il, parce que jai eu trop de gloire imméritée durant ma vie. " En effet, au début, une odeur se fit sentir, mais elle disparut progressivement. Au jour de lenterrement, le corps du starets exhalait un parfum étonnant. Plus de huit mille personnes vinrent saluer ce corps qui resta exposé pendant quatre jours. Chacun cherchait à faire placer un instant sur la dépouille du starets un mouchoir ou un pan détoffe pour le conserver ensuite comme un objet sacré. Les monastères dOptino et de Chamordino se disputaient la sépulcre du père Ambroise ; le Saint Synode, mit au courant de ce litige, se prononça en faveur dOptino.
Le 14 octobre, sous une pluie dautomne, le corps du starets Ambroise fut transporté à Optino. Le cercueil, porté haut sur les épaules, dominait la foule immense. Dans tous les villages, le clergé et le peuple venaient se joindre à la procession avec des icônes et des bannières. On sarrêtait de temps en temps pour faire des litanies. Ce convoi mortuaire ressemblait plutôt à une translation de reliques. On remarqua que les grands cierges, qui entouraient le cercueil, ne séteignirent pas en cours de route malgré lintempérie.
Quelques années avant sa mort le starets Ambroise avait fait peindre une icône de la sainte Vierge bénissant les blés moissonnés. Il lappela Notre Souveraine Moissonneuse, et institua sa fête le 15 octobre. Ce fut justement le jour où son corps devait être livré à la terre.
Le starets Ambroise fut enterré près de léglise du monastère dOptino, à côté de son maître, le starets Macaire. Plus tard, une chapelle fut érigé sur sa tombe où des lampes brûlaient perpétuellement devant les icônes de la Vierge et de saint Ambroise de Milan, patron du starets. Sur la pierre tombale, on grava les paroles de saint Paul : " Jai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin den sauver de toute manière quelques-uns. "
Article paru dans la revue Contacts, XIV (1962).
Reproduit dans Vladimir Lossky et Nicolas Arseniev,
La paternité spirituelle en Russie aux XVIIIe et XIXe siècles.
Éditions de lAbbaye de Bellefontaine, 1977.
LA CANONISATION DU STARETS AMBROISE Le starets Ambroise (Amvroisi en russe) fut canonisé par lÉglise orthodoxe russe en 1988, en même temps que ses prédécesseurs Léonide et Macaire, à loccasion du millénaire du baptême de la Rus-Kiev. Sa fête est célébré le 10 octobre.Tropaire de saint Ambroise dOptino (ton 5)
Fontaine doù coule la santé, Père Ambroise, vers toi nous accourons : fidèlement tu nous diriges en effet sur la voie du salut, nous gardant de tout malheur par tes prières, nous visitant dans les maladies de lâme et du corps, de plus nous enseignant lhumilité, la patience, la charité ; sans cesse prie lami des hommes, le Christ, et notre ardente Protectrice, la Mère de Dieu, de sauver nos âmes.
Kondak de saint Ambroise dOptino (ton 2)
Ayant accompli les préceptes du suprême Pasteur, en héritage tu as reçu la grâce du starets, dans la compassion de ton cur pour tous les fidèles qui sapprochaient de toi ; cest pourquoi nous aussi, tes enfants, nous te chantons avec amour : Ambroise, Père saint, prie le Christ notre Dieu de sauver nos âmes.
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Dernière mise à jour : 06-07-99