Sainte Marie l'Égyptienne

Les Mères spirituelles

Sur l'amour mutuel

par higoumène Thaïssia

Higoumène Thaïssia : Lettres à une novice

Higoumène Thaïssia

 


L’higoumène Thaïssia, née Maria Solopova, était une descendante de la famille de l’illustre poète russe, Alexandre Pouchkine. Elle naquit en 1840 dans la province de Novgorod et fit ses études à l’institut de jeunes filles de Pavlovsk près de Saint-Petersbourg. Un an après sa sortie de l’institut, en 1859, elle entra au couvent dédié à l’Entrée au Temple de la Mère de Dieu de la ville de Tikhvin. Ce monastère abritait la célèbre icône miraculeuse de la Mère de Dieu de Tikhvin. En 1864, Maria devint rassophore (moniale ayant reçu une première tonsure mais n’ayant pas encore prononcé de vœux et portant le rasson ou manteau monastique) et reçut le nom d’Arcadia. En 1873, elle fut transférée au couvent de la Protection de la Mère de Dieu de Zvérin, et en 1877 à celui de la Vierge du Signe de Zvanka, où elle devint moniale sous le nom de Thaïssia. Nommée supérieure de la communauté Saint Jean le Précurseur de Léouchino en 1881, elle fut en 1885 instituée higoumène. Elle demeura dans ce couvent jusqu’à sa mort, le 2 janvier 1915 (fête de saint Séraphim de Sarov).

L’higoumène Thaïssia fut la fille spirituelle de l’archimandrite Laurent du monastère Notre Dame des Ibères, puis de saint Jean de Kronstadt. Pendant ses trente ans d’higouménat, elle contribua à la fondation et à l’organisation de nombreux monastères de la Russie du Nord. Elle fut l’une des plus célèbres moniales de la Russie d’avant la Révolution.

Les Lettres à une Novice de mère Thaïssia, publiées en 1900, furent tellement populaires et appréciées dans les monastères qu’elles furent rééditées plusieurs fois. On peut considérer qu’elles forment un manuel de base aussi bien pour les aspirantes que pour les novices et les moniales. Outre cet ouvrage, dont nous présentons ici un extrait, mère Thaïssia a publié plusieurs autres œuvres, dont des Entretiens avec saint Jean de Kronstadt, Saint Jean de Kronstadt, pasteur, et une Autobiographie, écrite à la demande de saint Jean de Kronstadt.


Celui qui n’aime pas son frère...
comment peut-il aimer Dieu ?
(1 Jn 4,20).

Malgré ta ferme détermination de t’adonner à une vie agréable à Dieu dans la paix d’un monastère où, comme tu l’écris, tu avais espéré « trouver un refuge paisible, et non le trouble ou la tentation », les tentations n’ont pas tardé à visiter ton âme ! Que se passe-t-il ? Quelle est la cause de tant de trouble et d’inquiétude ?

Tout d’abord, je veux te dire ceci : si tu avais imaginé trouver le paradis sur terre, qui plus est dans un monastère, tu t’es grandement trompée ! Le paradis, c’est-à-dire la béatitude parfaite, n’existe et ne peut exister sur terre, car l’homme n’a pas été créé pour la terre, mais pour le Ciel. Et afin d’hériter le Paradis au Ciel, nous devons le mériter ici-bas au prix de beaucoup de labeurs, de peines et d’efforts, en étant très attentifs à nous-mêmes. Car comme le dit l’Apôtre : C’est à travers beaucoup de tribulations qu’il nous faut entrer dans le Royaume de Dieu (Ac 14,22).

Notre divin Premier Ascète nous l’enseigne aussi : Le Royaume des Cieux souffre violence et ce sont les violents qui s’en emparent (Mt 11,12). Cependant, si tu désires absolument trouver le paradis sur terre, cherche-le, non dans l’enceinte d’un monastère ni dans un ermitage au cœur d’une épaisse forêt, mais au-dedans de toi-même, en ton âme, car le Royaume de Dieu est au milieu de vous (Lc 17,21). Si tu l’avais cherché en toi-même et si tu t’étais efforcée d’établir ce Royaume de Dieu en ton cœur, tu ne te plaindrais pas de tes sœurs comme étant la cause de tes épreuves et tentations.

Tu écris : « J’ai remarqué que certaines sœurs me traitent avec peu de bienveillance et j’en suis troublée. » Beaucoup d’âmes « inexpérimentées », qui ne sont pas parvenues à la perfection de l’amour du Christ (cf. 1 Jn 4,18), souffrent de cette infirmité. Moi-même, j’en ai souffert, et après m’être adressée à un Ancien sage-en-Dieu, en lui révélant mon trouble et ma peine, j’en obtins la réponse suivante : "«Les autres t’apparaîtront tels que tu les regardes ! » Car on peut noircir ce qui est bon et positif et le présenter de façon négative ; et inversement, ce qui est mal peut paraître bon. Vis-à-vis de nous-mêmes, cela se vérifie presque constamment : nous nous efforçons de dissimuler nos fautes et nos erreurs en les présentant sous un jour favorable, tandis que nous traitons notre prochain avec beaucoup de sévérité, le jugeant uniquement sur sa conduite extérieure, sans connaître sa disposition intérieure.

Les sœurs qui te traitent avec « peu de bienveillance » t’apparaissent peut-être ainsi alors qu’il n’en est rien ? Peut-être est-ce une intrigue de l’Ennemi cherchant à semer des racines d’inimitié entre vous, ce que tu ne discernes pas, mais qui peut si facilement arriver ! Le feu est parfois allumé à partir d’une petite étincelle non éteinte à temps, qui se transforme en une puissante flamme. De même, d’une minuscule étincelle de méfiance et de malveillance, toute une flamme d’iniquité s’embrase et dévore le fruit de plusieurs années de labeur dans la vertu. Et si, réellement, par faiblesse naturelle, une sœur te manifeste « peu de bienveillance », avant de l’en blâmer, scrute ton propre cœur et examine ton attitude envers elle. En scrutant ta conscience d’une manière attentive et impartiale, tu verras peut-être que tu as toi-même fourni un prétexte à une telle attitude de sa part, et que tu es donc entièrement coupable. Efforce-toi, selon la parole de l’Apôtre, de conserver en ton cœur la paix parfaite à l’égard de chacun : S’il est possible, autant que cela dépend de vous, soyez en paix avec tous (Rm 12,18). La paix de ton âme sera la meilleure garantie ou assurance que les autres te témoigneront de l’amour et seront en paix avec toi. Car comme l’Apôtre l’affirme aussi, appelant l’amour l’accomplissement de la loi (Rm 13,8) et le lien de la perfection (Col 3,14), par lequel la paix de Dieu demeure en nos cœurs (cf. Ph 4,7), il n’est rien de plus élevé et de plus louable que l’amour.

Combien saint Jean, l’Apôtre de l’amour – comme la Sainte Eglise l’appelle –, le disciple bien-aimé et l’ami qui se pencha sur la poitrine du Christ, a-t-il exalté l’amour ! Tout son message respire l’amour, qui pénètre comme spontanément les cœurs de ses lecteurs attentifs. Bien-aimés, écrit-il, aimons-nous les uns les autres : car Dieu est Amour (1 Jn 4, 7). Quiconque aime (son frère)... connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour (cf. 1 Jn 4,7-8). Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous (1 Jn 4,12). Celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui (1 Jn 4,16). Celui qui n’aime pas son frère ne peut pas aimer Dieu (cf. 1 Jn 4,20). Et nous avons de lui ce commandement : Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère (1 Jn 4,21). Il (c’est-à-dire le Christ) a donné sa vie pour nous ; nous aussi, nous devons donner notre vie pour les frères (1 Jn 3,16).

Comprends-tu la grandeur de l’amour chrétien ? Nous devons donner notre vie pour notre prochain, c’est-à-dire nous sacrifier pour lui sans faire de différence ou de distinction quant aux attitudes et dispositions, même si nous recevons haine et insultes de lui. Le Seigneur nous l’enseigne : Aimez vos ennemis... Faites du bien à ceux qui vous haïssent... Car si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, que faites-vous d’extraordinaire ? Même les païens aiment ceux qui les aiment (Mt 5,44.46). Ô insondable et impénétrable profondeur de l’amour de ceux qui imitent le Christ ! Bienheureux celui qui a goûté de ton fruit ! Comme le paradisiaque arbre de vie, tu le rendras immortel et bienheureux pour les siècles !

Dans la vie du saint apôtre Jean le Théologien, on raconte que, devenu très vieux, il ne pouvait plus venir à l’assemblée des fidèles ; aussi ses disciples l’y portaient-ils sur leurs bras. Et lui, n’étant pas en état de prêcher longuement, répétait seulement ses paroles préférées contenant les fondements essentiels du christianisme : Mes enfants, aimez-vous les uns les autres !

Je te le répète aussi, je te le dirai cent fois même : Aime, aime chacun sans exception, aime, à la fois les sœurs qui t’aiment et celles qui ne t’aiment pas. Aime ces dernières encore plus, car elles sont tes bienfaitrices, te fournissant l’occasion de pratiquer la plus haute vertu chrétienne. Ne soupçonne personne de malveillance envers toi. Au contraire, même si c’était le cas, efforce-toi de ne pas le voir, de ne pas le remarquer, car « l’œil bon ne voit pas le mal », et l’amour ne pense pas le mal (de quiconque), mais aime tout, supporte tout, et ne périt jamais (1 Co 13,5 ;7-8). Si cela est une règle générale, garder le commandement de l’amour est encore plus indispensable dans un monastère ! Tous les membres de la communauté forment une véritable famille, un tout, à la fois par un style de vie identique et une même aspiration de leurs âmes à une vie agréable à Dieu et tendant à la perfection personnelle. Cependant, malgré cette unité, quelle diversité de caractères et même quelles oppositions ne trouve-t-on pas parmi les membres d’une communauté ! Telle une mère pleine d’affection, le monastère tend ses bras vers ceux qui ont recours à lui, car selon les paroles du Seigneur : Celui qui vient à moi, je ne le chasserai pas (Jn 6,37). Tous viennent y chercher refuge, qu’ils soient instruits ou incultes, nobles ou hommes du peuple, riches, mendiants ou indigents, vieillards ou enfants, jeunes ou hommes mûrs, bien portants ou infirmes, estropiés y compris. Et tout en eux diffère, tant leur condition que leur développement spirituel, leurs opinions, leur intelligence et même leurs motivations, car tous n’ont pas la même raison de venir au monastère. En conséquence, peut-on attendre de chacun progrès et perfection identiques ? Le Seigneur n’a pas réparti également les talents, mais à chacun selon sa capacité (Mt 25,15). Certains reçurent un talent, d’autres deux, d’autres encore cinq. Remarque toutefois que celui qui avait reçu deux talents et les multiplia par son labeur reçut du Seigneur la même récompense que celui qui en avait reçu cinq. Au premier comme à ce dernier, le Seigneur dit : C’est bien, bon et fidèle serviteur... entre dans la joie de ton maître (Mt 25,21.23).

Le Seigneur n’a pas exigé dix talents de celui qui n’en avait reçu que deux. Et tout comme il les avait distribués en fonction de la force de chacun, ainsi les a-t-il ramassés en fonction de ce qu’ils avaient rapporté. Mais nous, nous nous torturons sans pitié les uns les autres, exigeant souvent de notre prochain ce que nous ne sommes pas capables d’accomplir nous-mêmes et ce que nous n’aurions certainement pas accompli si nous avions été à sa place. Recherche donc la perfection avant tout en toi-même ! Lorsque, par la Grâce de Dieu et dans la mesure de tes forces, tu l’auras atteinte, tu considéreras probablement ton prochain, c’est-à-dire toutes tes sœurs, comme bienveillantes, bonnes et aimables. Ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu verras clair pour ôter la paille de l’œil de ton frère (Mt 7, 5).

Higoumène Thaïssia, Lettres à une novice
sur les principales obligations de la vie monastique
,
trad. Sœur Svetlana Marchal,
Éditions Synaxari, Thessalonique, Grèce, 1997.


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Dernière mise à jour : 20-05-06.