Le Christ aux Enfers : La Résurrection |
par le Père Alphonse Goettmann |
Soyeux toujours joyeux,
rendez grâce en toutes circonstances !
(1 Thessaloniciens 5, 18)
Laction de grâces est, bien sûr, de la même famille que la bénédiction, mais elle porte celle-ci à incandescence. Avec elle, on entre dans le cur brûlant du Christ, on arrive à la plénitude de ce dont lhomme est capable par la grâce : être admis au silence abyssal de Jésus, participer au mystère le plus sacré de son âme, vivre en Lui et par là apprendre de Lui lorientation secrète de toute son existence et ce qui est derrière chacun de ses gestes de Fils unique...
LUNITE NUPTIALE DE LA DOULEUR ET DE LA JOIE
Parce quIl est le Fils Absolu, Il nappartient quau Père, Il est seul à partager cette intimité inouïe, à la posséder toute entière et à être possédé par elle. À chaque instant Il vit à la Source et ne se reçoit que dElle ; tout ce quest le Fils, Il le reçoit du Père. Cest dans cette dépendance totale et ce dépouillement infini que se trouve toute sa joie et lorigine finalement indicible de son action de grâces permanente. Cest un débordement damour dans lEsprit Saint. Amour que le Fils fait remonter vers le Père et descendre vers les hommes, auxquels Il le donne à grandes brassées tout au long de sa vie. Laction de grâces est don sans mesure, par elle on devient pauvre de tout sauf de la Joie ! Pour le Christ, qui se trouvait constamment dans cette résonance profonde, le ciel était toujours ouvert, comme le révèle son Baptême et sa Transfiguration. Laction de grâces le met en relation immédiate avec le Père, lAu-delà et la Source de tout.
Le ciel nest pas un " ailleurs ", lAu-delà ne se trouve pas derrière les nuages, il est là, cest lautre face des apparences que seule laction de grâces rend transparentes. Et cela jusquau pire. À lheure où Jésus est écrasé par sa Passion, quand Il sengouffre dans le sinistre engrenage de sa condamnation à mort et que langoisse extrême de lagonie sabat sur Lui, quand la douleur le saisit dans tout son être et ne laisse plus aucun vide, Il reste inébranlable dans son action de grâces et garde jusquau bout sa fermeté dans cette attitude ! Même si à lextérieur on narrive plus à lire ce frémissement de joie, dont parle si souvent lÉvangile, cest vraiment là lHeure par excellence, tant attendue, où, par le plus noir même du sacrifice suprême, Jésus rend gloire à son Père. Ses dernières paroles avant daller à Gethsémani essayent de dire encore lindicible :
Père, lheure est venue : glorifie ton Fils,
afin que ton Fils te glorifie...(Jn 17, 1)Il faudrait lire et relire, peut-être apprendre par cur cette longue prière du chapitre 17 de saint Jean, pour découvrir lentement sous les mots leur souffle mystérieux. Cela, seul, nous fait expérimenter comment laction de grâces non seulement transfigure toute la Passion, alors quil ny a désormais plus un seul mot qui le suggère, mais bien plus comment la Passion et lhorreur de la souffrance de Jésus sont la substance de laction de grâces elle-même !
Rien, strictement rien ne peut altérer la conscience de Jésus, cela est clair. Or le centre de son action de grâces se trouve précisément dans sa conscience lumineuse dêtre le Fils unique de Dieu, de ne jamais perdre le Père, quoi quil arrive et quelles que soient les circonstances, dêtre donc toujours abouché à la source même du bonheur, alors que tout paraît contraire. Aucune action nest plus grande que de faire la Volonté du Père jusquau bout, cest vraiment laction de grâces et donc de la grâce à son degré le plus élevé. Nous sommes au cur du sens de toute la Passion :
Père... non pas ce que je veux, mais ce que tu veux (Mc 14, 36).
Tout est accompli (Jn 19, 30).
Les actes de Jésus, accomplissant la volonté de Dieu, prolongent le rayonnement de sa conscience. Celle-ci est pure transparence avec la conscience du Père, communication sans lombre dun intermédiaire, réciprocité infinie damour. Selon saint Grégoire Palamas (XIII°s.), la splendeur de cette étreinte est le resplendissement de lEsprit Saint du Père vers le Fils et du Fils vers le Père. Là réside linaltérable joie de Dieu, cette joie que rien ne peut enlever (Jn 16, 22). Elle est le grand signe de lamour. Cest pourquoi lagonie du Christ impliquait lenvahissement de son être par la joie du ciel : car cest lAmour de Dieu qui fut crucifié dans sa personne, et cet amour est essentiellement Joie, Béatitude, Douceur infinie (1). La souffrance de Jésus était à la proportion même de sa joie, car cette joie divine a ouvert en Lui sa sensibilité à lextrême. Il y a ici une antinomie totalement inaccessible à notre raison, mais cest lexpérience centrale à laquelle Jésus invite chacun de nous :
Celui qui veut me suivre, quil prenne sa croix (Mt 16, 24).
Le Christ veut nous conduire jusquà ce point de croisement de la verticale et de lhorizontale, de léternité et du temps où se vit, sans pouvoir sexprimer en des mots, lunité nuptiale de la douleur et de la joie... secret de Dieu (2). Quand le Christ par son amour fou devient un avec sa croix, quand Il lépouse et sy ajuste au point quil ny a plus " lépaisseur dun cheveu " entre Lui et elle, alors il y a la coïncidence des contraires, le malheur peut être un suprême bonheur (3). Seul lamour a ce pouvoir, cest pourquoi il résume la Loi et les Prophètes (Mt 22, 36-40) et Jésus en est le Chemin (Jn 14, 6). Depuis quil nous la ouvert en le parcourant Lui-même, chacun de nous est appelé à mourir de joie, cest-à-dire à vivre dans sa dimension déternité dès maintenant et au cur même de sa détresse humaine. Il faut apprendre lamour pour apprendre Jésus, apprenez de moi dit-Il (Mt 11, 29) ; lamour est pleine adhésion à ce qui est. Mais on ne peut naître à lamour sans la gratitude. Rendre grâces en tout temps et en tout lieu, cest être libéré des déterminismes et des conditionnements extérieurs et intérieurs, cest devenir libre de toute dépendance : la joie que rien ne peut enlever se situe au-delà des opposés, lAmour est non-conditionné, il est gratuité et gratitude, il est Dieu Lui-même. Cest pourquoi la vie terrestre du Christ culmine dans cette transmission-tradition à lhomme de sa propre chair et de son sang, afin que nous devenions comme Lui, que nous sachions aimer comme Lui (Jn 15, 12) et que sa joie demeure en nous (Jn 15, 11). Habités par le Christ-Dieu, notre être est dessence eucharistique, nous avons la louange et laction de grâces dans notre chair et dans notre sang, nous sommes entrés dans la joie de notre Maître (Mt 25, 21) et obéissons à sa dernière demande : Faites ceci en mémoire de moi(Lc 22, 19), cest-à-dire : faites eucharistie, rendez grâces, transformez le monde par la joie, libérez la vie de tout ce qui empêche la Fête...
COMMUNIER À LEXULTATION DIVINE
Il ne sagit plus dun optimisme béat, de prendre les choses à la légère ou de ne voir que leur beau côté : avec laction de grâces du Christ, nous avons saisi le mal à sa source, dans ses conséquences universelles et son poids ultime, nous avons compris que là nest quune vérité partielle et quil faut vivre la lumière dans sa plénitude. Encore faut-il passer de ces ténèbres à cette lumière. Laction de grâces est précisément cet agir divino-humain par lequel le Christ nous insère dans sa propre eucharistie et nous arrache par là au vieil homme englué dans le monde du péché ! Manger le pain et le vin transformés substantiellement en corps et en sang du Christ, cest vouloir entrer dans ce mouvement de transformation radicale et devenir soi-même une autre substance. On devient ce que lon mange... Ne pas se nourrir de la vie divine, cest croire que lon ne dépend que de soi-même : là se trouve la mort de toute reconnaissance et dans cette ingratitude se cache la racine et le moteur de lorgueil. Cest lorgueil qui arrache lhomme à Dieu depuis Adam et le plonge dans lexil de la Chute à chaque instant. Croire quon a la vie en soi sans Dieu, cest croire quil existe de leau sans source...
Laction de grâces prend lexact contre-pied de lorgueil, origine de tout mal : par sa lumière et sa puissance elle réoriente toutes nos facultés déchues vers leur pôle créateur et fait du désir à nouveau le lieu de la communion avec Dieu. Comme le péché est un état de séparation avec Dieu, laction de grâces est un état de communion avec Lui, une permanence. Cest pourquoi saint Paul dit : Vivez dans laction de grâces (Col 3, 15). Il sagit de vivre, et de vivre pleinement ; or il ny a de vie quen Dieu. Cette " plénitude " de grâces est celle dun Dieu qui est " toujours au travail " en nous, en tout et partout (Jn 5, 17) pour nous libérer de notre vie morte. Lhomme qui rend grâces finit par ressentir lexultation de Dieu à travers son action omniprésente et communie par son agir propre à cette exultation divine. Notre action na dampleur et de profondeur que par lunion à laction de Dieu. Cette synergie est toujours nuptiale car elle exprime lamour même (4). Ceux qui épousent ainsi la volonté de Dieu à chaque moment, en rendant grâces pour tout, apportent une grande paix aux hommes. Ce sont des êtres bénis, ils accomplissent tout avec légèreté et aisance, parce quils sont en harmonie avec les Lois de la Création. Leur vie est un chant. Et ce chant est à la fois laction la plus puissante et la contemplation la plus élevée, et les deux sont un.
Ne croyons pas que cela soit réservé aux saints ou aux moines, chacun y est appelé. Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu, dit saint Paul (1 Co 10, 31). Il y a donc une manière radicalement nouvelle de vivre et de faire les plus petites choses, aussi les plus banales et répétitives comme boire et manger. Cest le style même de lÉvangile, celui de tous les " anawim ", les " pauvres " du Seigneur : Marie, Joseph, Élisabeth et tant dautres dont Jésus est le modèle par excellence. Ils sont le véritable humus de cette terre nouvelle, porteuse de notre libération. Leur présence silencieuse imprègne tout lesprit des Psaumes dune nappe de joie et de confiance indescriptibles : Je chanterai le Seigneur tant que je vivrai, je célébrerai mon Dieu tant que jexisterai (Ps 104, 33), Sa louange est sans cesse en ma bouche... ! (Ps 34, 2). De tout cela Marie est le merveilleux résumé ; elle nous livre demblée le chant de sa vie et, comme pour offrir la tonalité juste à ceux qui veulent sy accorder, elle laisse entendre quelques notes du fond permanent de son être : Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit est ravi de joie en Dieu mon Sauveur...(Lc 1, 46-47). Celui qui sy accorde vraiment naît à nouveau : Devenir lhomme nouveau dépend de la décision immédiate et ferme de notre esprit, de notre foi qui dit " oui " simplement, humblement, et suit dans lallégresse le Christ : alors tout est possible, et les miracles se font (5). Ils peuvent jaillir, en effet, sous lévènement le plus banal, pas en marge, parce que Dieu nest pas extérieur à notre histoire, mais sous lévènement, du dedans, grâce à notre foi qui le rend transparent. Les miracles dans les vieux pays orthodoxes sont le vrai pain quotidien du peuple. Mais le grand miracle par excellence, cest que laction de grâces sanctifie chaque parcelle de mon être et du monde entier pour une lente divinisation et, ce faisant, elle introduit silencieusement dans ce monde de profit et dingratitude, de violence et de fanatisme, le scandale de lamour désintéressé. Celui-ci est dailleurs aussi scandaleux pour les conformismes religieux que pour les obscurantismes politiques ou culturels. Ni les uns ni les autres nont jamais su engendrer lhomme nouveau et le conduire à la seule chose quil attend : la joie. À leurs yeux le saint est un homme inutile, il ne " sert " à rien ! Cest pourtant lui le seul révolutionnaire, sa vie est un acte prophétique et politique au sens le plus fort de ces termes, son être est dune fécondité divine qui défie tous les systèmes, il porte mystérieusement sur ses épaules le poids du monde et oriente en secret son histoire profonde. Les humaines révolutions nont laissé derrière elles que des monuments aux morts, mais qui dira jamais les grandes semailles dun François dAssise ou dun Séraphim de Sarov ? Ils peuvent être morts depuis des siècles, leur rayonnement continue à illuminer nos ténèbres. Et cest pourquoi, pour le dire avec Léon Bloy : Il ny a quune tristesse, cest de nêtre pas des saints. Cela parce que, au sein de ce monde et tel quil est, le saint a découvert la vraie Vie ; il est lhomme dans le quotidien au-delà du quotidien, on lappelle lhomme du huitième jour, celui qui vit léternel dans léphémère. Un de ces êtres de feu parmi les Pères du Désert, Évagre le Pontique (IV°s.) la magnifiquement décrit :
Il est séparé de tout et uni à tout ;
Impassible, et dune sensibilité souveraine ;
Déifié, et il sestime la balayure du monde.
Par-dessus tout, il est heureux,
Divinement heureux... (6)TOPOGRAPHIE DU RETOURNEMENT
Peut-il y avoir un autre sens à la vie que celui-là ? Un autre que de laisser vivre la Vie pleinement ? Mais cela suppose une décision, avons-nous dit. Le mot " décision " est celui qui traduit le mieux ce quest la Pâque dans la vie dun homme. La décision fait mourir à ce qui nest pas la vie et renaître à un tout autre plan de conscience, elle structure lhomme et le met sur un chemin de libération. Mourir cependant est un sacrifice, cest en cela que laction de grâces épouse en profondeur la logique de leucharistie : la transformation est un passage et cette mutation de lêtre est dautant plus douloureuse que les murs de protection dont lego sentoure sont plus épais...
À cette conversion que le Christ nous invite sans cesse, là est vraiment le cur de son message, et lorsquIl entre dans sa propre Pâque, Il se fait le premier de cordée pour tous ceux qui veulent le suivre. Notre géographie intérieure dans cette traversée comporte trois zones :
- Le noyau de notre être a été créé à limage de Dieu,
dit la Bible (Gn 1, 26). Ce lieu de notre profondeur est très beau, très bon (Gn 1, 4 ss.), cest le trône de Dieu dans lhomme, dans lesprit de lhomme (Jn 14, 23). Cest en ce " milieu " de lhomme que se trouve le Royaume de Dieu (Lc 17, 21) et cest là que le Christ nous convie à demeurer (Jn 15, 5 et9). En ce lieu de nos racines où sourd la Vie, nous pouvons avoir une perception immédiate de la Présence Divine et nous plonger dans son océan damour. Seul lhomme qui sait se recevoir de cet endroit porte beaucoup de fruit, car hors de moi vous ne pouvez rien faire (Jn 15, 5), Soyez donc enracinés et fondés dans lamour (Ép 3, 17). Là gît dans lhomme un abîme de paix et de silence qui surpassent toute intelligence (Ph 4, 7).
- Ce noyau de notre être est enveloppé dune zone dombre
, dépines, de sueurs et de souffrances, de vide et de solitude. Depuis la Chute où lhomme sest arraché à Dieu, son âme est dans la nostalgie de ce quelle a perdu, elle baigne dans labsurdité et langoisse devant la mort, dans des tourments continuels et le dépit. Cest la zone de la culpabilité, de lamertume, de la haine... et de tout ce qui peut conduire lhomme de la déprime au suicide en passant par toutes les thérapies de la psyché.
- Face à cela, chacun se construit son système de protection pour survivre
. Cest la troisième zone, où lego saffirme afin de parer à toutes ces souffrances. Le moi se revêt alors dune épaisse cuirasse avec les possessions de toutes sortes, la carrière et le profit, le renom et le " mas-tu vu "... Même la religion nest pour beaucoup dans ce cas quun pare-chocs, un refuge, ou une assurance sur la vie éternelle ... Toutes les passions dont lhomme se nourrit sont des substituts de la vraie Vie de laquelle lhomme ne cesse de se détourner.
ON NE TRANSFORME QUE CE QUE LON ACCEPTE
Il sagit donc dopérer un retournement. Cest en cela que consiste la décision. Le Christ dit : Si vous ne vous retournez pas, vous périrez tous (Lc 13, 3). Cette troisième zone, qui est le lot de chacun, est une vie pour la mort (Heidegger). Passer de la périphérie vers le centre, de lesclavage vers la liberté, de notre Égypte intérieure vers la Terre Promise de nos profondeurs, cest le chemin le plus long... Il a duré 40 ans pour les Hébreux, chiffre dune lente maturation et dun enfantement à lâge dhomme-dieu. Cest dans ce chemin de croix pour naître à la vraie Joie que réside lessence du sacrifice, qui fait de laction de grâces un sacrifice de louange.
Quand lhomme sest enfin décidé à changer de direction, il est dabord rempli de joie, car il correspond intérieurement à la grâce dappel incessante. Mais dès quil applique à son quotidien linstrument de forage quest laction de grâces, il entre rapidement dans la zone douloureuse où il bute à chaque instant à la forteresse de son ego, car la joie est ce quil y a de plus opposé à légoïsme. Le moi nexiste quen se plaignant, en étant contre, se réjouir gratuitement est sa mort. Cest cette mort précisément, avec son cortège de souffrances, qui donne accès au noyau de notre être. Le chemin qui y mène doit inévitablement traverser les deux zones qui lenveloppent. Cest donc un chemin de croix où lacceptation de linacceptable est la grande loi. Jésus dit : Celui qui veut me suivre (cest-à-dire venir là où je me trouve : dans le fond de ton être), quil se renie lui-même, quil se charge de sa croix, et quil me suive. Qui en effet veut sauver sa vie la perdra (celle de la 3° zone), mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera (Mt 16, 24-25). Aucune vraie conversion, aucune libération nest possible sans lacceptation de la souffrance.
Mais lacceptation de linacceptable peut être pratiquée avec une intensité très variable. On peut accepter passivement ou on peut donner à lacceptation sa portée maximale en rendant grâces pour ce qui est le plus contraire et même tragique. Sur le chemin de croix il arrive alors ce qui arrive à la baguette du sourcier : si la baguette bascule, cest quelle est déjà en contact avec lénergie de leau au fond de la terre. Ainsi laction de grâces, nous lavons dit, met celui qui lexerce déjà en contact avec le fond de son être et transfigure totalement la souffrance : Cest par la croix que la joie est entrée dans le monde (7).
La souffrance ne contient aucune vie en elle-même, elle sera toujours inacceptable et à rejeter comme telle. Mais le don de soi quelle suppose lorsque lhomme la porte et la supporte ouvre grandes les vannes de la Vie. On reçoit à la mesure du don. Les Anciens connaissaient ce principe de base que saint Irénée (II°s.) avait formulé dune manière concise : Rien ne peut être libéré qui ne soit auparavant accepté. La psychologie actuelle la redécouvert et Jung le formule ainsi : On ne transforme que ce que lon accepte.
Lhomme qui commence à vivre ce Chemin ne veut plus en aucun cas en perdre sa trace. À cet effet, une nouvelle hiérarchie des valeurs sancre solidement en lui et désormais toute décision, petite ou grande, passe au fil tranchant de cette épée qui vérifie tout. Cest dans la primauté de lorientation spirituelle que se trouve le retournement. Un sentiment de paix qui ne cesse de sapprofondir vient en signer lauthenticité. Autant les fausses priorités suscitaient en cet homme une perpétuelle insatisfaction, une sorte de mal être apparemment injustifié, une humeur dépressive sans motif, car tout est là pour être heureux mais il ne lest pas, autant maintenant, dans cette orientation décisive de son être, rejoint-il son fond de joie. Sa nostalgie profonde et la volonté de Dieu, en effet, cest tout un. Lhomme ne sort de son tourment que lorsquil répond vraiment pour de bon à la question de Jésus : Que cherchez-vous ? (Jn 1, 38). Ce sont les premières paroles du Christ dans lÉvangile de saint Jean, cest delles que dépend tout le reste : de quoi sagit-il exactement dans ma vie en dernière instance ?
UNE MUTATION INCESSANTE
Dès que lhomme sait répondre à cette question, il est dans lordre du sacrifice. Cela veut dire quil a trouvé le lieu de sa naissance. Dans la mesure même en effet où lhomme se donne, il meurt. Cest dans cette mutation incessante que se trouve la possibilité dun avènement inédit, dune nouveauté radicale. Quand lhomme est visité par Dieu parce que Celui-ci trouve le vide de lui en lui, alors cet homme est engendré à son propre mystère par le baiser créateur de Dieu. Lhomme a toujours eu le pressentiment et la nostalgie de cette expérience possible, depuis les origines de lhumanité. Déjà Caïn et Abel offrent un sacrifice à Dieu, dès les premières pages de la Bible (Gn 4, 3-4). Mais on trouve cette réalité dans toutes les traditions spirituelles, mêmes les plus primitives. Par le sacrifice, lhomme cherche à entrer en relation avec lInconnu, le Divin ou Dieu en personne. À travers son offrande, cest lhomme lui-même qui soffre et demande, réciproquement, à ce que Dieu soffre à lui. Ces " rites de passages " sont universels et constituent le noyau de toute religion, le reste n'en est que le déploiement. Dans la mystique juive aussi bien que dans les plus anciens textes des Upanishads hindous, on considère que lhomme nest homme que par sa capacité de sacrifice. Mais à tous les âges de lhistoire ces rites ont pu être aussi ambiguës que multiples, à tel point que Dieu lui-même les a parfois en horreur (Is 1, 11-16). Cest seulement la mort du Christ qui purifie le sacrifice de toute magie et offre, à celui qui le désire, la grâce de faire de sa propre mort, de toutes ses morts, un sacrifice de louange.
Seul le sacrifice de louange est dépourvu de toute recherche dintérêt, totalement gratuit. Il rend grâces à Dieu simplement parce que Dieu est et parce quIl est comme Il est. Cette absolue gratuité est toujours transformante. Comme le pain et le vin sur lautel se transforment en Corps et en Sang du Christ par laction de grâces dans la puissance de lEsprit, ainsi la mort du Christ se transforme en gloire de résurrection, et ainsi également chacune de nos souffrances, les grandes, mais aussi ces petites et banales souffrances de notre vie quotidienne, dont les attaques ébranlent parfois si cruellement notre existence, toutes, par laction de grâces, peuvent se transformer en joie.
Limportant est de persévérer. Le temps est un grand facteur de maturation dans ce travail, lunique vrai Travail de lhomme. Il faut le temps dune percée qui, à la fois, purifie et ramasse toutes ses facultés dans son cur. Laction de grâces est un processus. Une fois que le cur est atteint, cest lêtre tout entier qui est saisi;il sagit alors dune attitude de vie, mais cest seulement à partir du cur que lhomme expérimente la plénitude. Le cur est le centre de notre être, en lui sunifient lintellect, la volonté et laffectivité, lâme et le corps, le passé et lavenir. Cette " action " de grâces qui conduit au cur libère en lui précisément la gratitude. Celle-ci est un don, peut-être le Don même de la Vie, on ne peut pas le " faire ", seulement laccueillir. Elle est cette Puissance transformante ; celui qui la découverte voit autrement et autre chose, la Réalité. Il est non seulement unifié en lui-même, mais se sent profondément un avec les autres hommes et toute autre créature de lunivers, car dans le cur Dieu mest plus intime à moi que moi-même (saint Augustin, V°s.).
LE SACRIFICE DE LOUANGE
Dans la mesure même où jentre dans cette intimité, lego est brûlé en holocauste sur lautel que devient mon cur. Cest la célébration dune mort pour la Vie. Ce " rite de passage " atteint son sommet quand lhomme passe totalement en Dieu et quil peut affirmer en toute sa vérité : Ce nest plus moi qui vit, mais le Christ qui vit en moi (Gal 2, 20). Alors le sacrifice est consommé : il ny a pas de louange plus haute, ni donc de libération plus profonde ; lhomme reçoit la grâce dans sa plénitude et il rend grâces dans la joie parfaite, car sa volonté repose dans la Volonté de Dieu auquel il sest entièrement abandonné. Cest précisément à cette Heure de sa gloire que le Christ introduit ses disciples quand Il leur dit lors de la célébration de lAction de grâces, leucharistie, faites ceci en mémoire de moi (Lc 22, 19). Mais Il ne dira de cette Action de grâces : Tout est accompli quau moment du sacrifice suprême, sa propre mort (Jn 19, 30). Sil jaillit alors de son côté transpercé de leau et du sang, cest que nous avons là nos propres fondations : le baptême et leucharistie. Par ces deux sacrements vécus en puissance souvre pour chacun dentre nous son Heure, cest-à-dire léternité dans le temps, ou le Christ dans sa vie.
Ainsi le paradoxe du " sacrifice de louange " est-il résorbé par la vie elle-même. Il ne sagit plus de faire le tri entre la souffrance et la joie, mais par laction de grâces dopter pleinement pour la vie telle quelle se présente. Comme dit Martin Buber à propos de la mystique juive des Hassidim : le plus simple des hommes de la rue trouve sa joie, une joie enthousiaste, dans ce monde tel quil est, à cette vie comme elle est, à cette heure même de la vie dans le monde, quel que soit le contenu de cette heure. Toute absurdité par laquelle ce monde te blesse continuellement, ajoute-t-il, vient te provoquer pour que tu découvres la signification en son tréfonds. Toute souffrance originelle veut participer de ta joie enthousiaste. La foi hassidique senracine dans le fait que laccomplissement messianique est en cours de réalisation, cela déclenche un enthousiasme tel quil imprègne toute lexistence. Là est la preuve qui éprouve lauthenticité et lénergie vivifiante dune religion. Le vrai Hassid témoigne que, malgré toutes les souffrances indicibles de la créature, le pouls au cur de lêtre est la joie divine et quà tout moment et partout lon peut pénétrer vers elle. La seule condition requise est de focaliser toutes ses énergies avec passion en cet endroit et dêtre pleinement là où lon doit être, en cet instant précis, pour faire ce que lon a à faire avec un saint recueillement (8). Pour Rabbi Nahman de Braslav, lun des grands maîtres du hassidisme, tout réside dans cette joie, car, sans elle, la vie se dégrade et toutes les maladies semparent de lhomme. Mais le Rabbi donne ailleurs un aphorisme tout à fait essentiel : Lorsque la joie, dit-il, saisit le corps de lhomme, ses mains se lèvent, ainsi que ses pieds, il ne peut alors sempêcher de danser (9).
JE DANSE, DONC JE SUIS
La danse est précisément lallégresse de lêtre, cest pourquoi elle peut se vivre dans la parfaite immobilité ; le geste nen est que la libre expression, le jeu de la vie quand la danse lhabite consciemment. La prise de conscience de la permanence de lexultation dans le fond de notre être enlève toute tension à la focalisation de nos énergies. Cest une attention totalement détendue, une simple écoute sans volonté, un accueil libre de toute réaction, abandon. Le corps se dilate alors au maximum, lâme ninterfère en plus rien et lesprit est pure présence, conscience sans objet. Dans ce silence de lêtre propre se trouve lapogée du sacrifice et la louange nest plus que transparence à la perception directe de la Présence. Lorsque la réceptivité est ouverture absolue, sans condition et non orientée, dans un état de détente profonde, on est saisi par la grâce qui est jubilation de lêtre.
Là réside le secret de toutes les grandes uvres dart qui surgissent de cette façon. Mais tout homme doit devenir artiste dun chef duvre qui est sa propre vie. Cependant celle-ci sen va justement quand on se lapproprie, quand elle devient " propre ", propriété... La vie est grâces, don, elle ne se donne pleinement quà celui qui sait laccueillir sans lendiguer. À celui qui sen étonne, elle est toujours une surprise, à celui qui ne projette pas sur elle ses vieilles mémoires du " déjà vu ", elle est inédite et jaillissante du fond déternité toujours nouveau. Quand il ny a pas dobstacles, la vie est tout simplement, elle sexprime pour la simple joie de sexprimer, la vie est Jeu, elle joue avec elle-même, gratuitement.
Dans cette progressive libération apparaît le vrai " je " de lhomme et la vie qui sexprime précisément dans ce " je " est le " Je " divin. Nous sommes dans la connaissance à létat pur, naissance de lun à lautre, de lun par lAutre, sans interférence dun ego. Cest une réciprocité de consciences sans relation, sans dualité : Dieu est à lintérieur de tout ce que je suis, Il est lintelligence de mon intelligence, le cur de mon cur, la volonté de ma volonté, le geste de mon geste, le souffle de mon souffle....Vivre, cest le Christ (Ph 1, 21). Tout est dans le sentir, dans la façon de regarder et den être conscient. Quel est mon enthousiasme et où se ressource-t-il ? Dans le miracle permanent du " non-agir ", de lAbandon, effort sans effort. Le Suis-moi de Jésus contient la vraie révolution introduite par Dieu dans lhistoire humaine. Cela veut dire, selon un merveilleux glissement de lettres bien connu : " Sois-moi ! ", en dautres mots : cesse dintervenir, mets tes pas dans les miens, mets tes pensées dans les miennes, mets tes choix dans les miens, laisse-toi inspirer !
Dans lexercice de cette vigilance à chaque instant gît le bonheur. La vigilance sans cesse répétée engendre la permanence, qui est le Chemin. Par une adhérence totalement ouverte à ce qui est se révèle Celui qui est, en nous et en dehors de nous. Si vivre cest le Christ, alors on peut recevoir tout avec une joie et une jubilation égales, petites ou grandes choses, belles ou néfastes, puisque à travers tout, de moment en moment, cest Lui qui se révèle ! Vivre, cest être dégagé de tout problème, de tout trouble et souci, cest faire fi de limagination mortelle qui jette toujours sur la Réalité présente le voile du passé ou de lavenir. Vivre, cest être, or on ne danse pas avec un fardeau sur le dos, car dit Claude Vigée : Je danse donc je suis !
Cet article a été publié dans la revue Le Chemin,
numéro 44, 1999. Reproduit avec lautorisation
du Père Alphonse Goettmann et Le Chemin.
NOTES
- M.D. Molinié, Le courage davoir peur, Cerf, p. 211.
- F. Varillon, Souffrance de Dieu, Centurion, p. 113.
- À.D. Sertillanges, De la mort, Morel, p. 90.
- Synergie = coopération.
- Paul Evdokimov, Lamour fou de Dieu, Seuil, p.77.
- Irénée Hausherr (trad.), Les leçons dun contemplatif Traité doraison, Beauchesne, p.187.
- Chant de la Résurrection dans lÉglise Orthodoxe.
- Martin Buber, Die Erzählungen des Chassidim, Manesse, pp. 15-27.
- M.À. Ouaknin, Tsimtsoum, Albin Michel, p.127.
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Dernière mise à jour : 10-06-00