Le Christ aux Enfers : La Résurrection |
par le Père Alphonse Goettmann |
Je déborde de joie au milieu
de toutes mes tribulations
(2 Corinthiens 7, 4)
Lhumanité sans Dieu a cherché les sommets de la sagesse depuis toujours. De Socrate, le modèle même du sage, à Bouddha, cet Himalaya de limpassibilité, de lorient à loccident, on savait quon y était parvenu lorsque la joie était devenue inébranlable et que rien, aucune circonstance extérieure, ne pouvait plus lenlever ou lui porter atteinte. Être malade et heureux, en danger et heureux, mourant et heureux, discrédité et heureux, disait Épictète avec tous les stoïciens (Ier siècle). En joie parfaite, nous sommes sans ennemis dans ce monde de linimitié, phrase célèbre de Bouddha qui traduit bien son Chemin extraordinaire, poussé dune façon si énigmatique jusquaux limites du mystère.
LA JOIE MAL HEUREUSE
Le sage est invulnérable, alors il est visité par une joie que rien ne peut plus troubler. Mais quelle est cette joie qui lhabite ? Lexpérience même du mystère quil semble avoir atteint le taraude et le plonge dans une attente indéfinissable. La nostalgie la plus indicible hiverne au creux du sourire de Bouddha et dans les vertiges de Socrate buvant la ciguë... Hiver de lattente, car le coeur de lhomme ne peut être dans la plénitude sans la rencontre définitive, quest le visage du Christ, vrai visage de toute joie. Cest pourquoi la joie des sages, comme dailleurs toutes nos joies à nous tous, quel que soit leur humble degré daccomplissement, sont cette présence voilée du Christ, quon le sache ou non. Ainsi peut-on voir la venue du Christ à loeuvre, se frayant son chemin vers lhomme à travers toutes ses joies. Elles sont toutes une annonce de sa venue. Mais la plénitude nest que dans le face à face. Si la joie est seulement un sentiment, alors à quoi bon ? Ce " malheur " (mal heureux), inhérent à la joie des sages, ne se résout que par la rencontre de la joie comme Personne, elle est Quelquun et lhomme, chacun de nous, ne peut se réaliser que dans la relation avec lui, en entrant dans sa joie à lui : Entre dans la joie de ton Maître, dit le Christ (Mt 25,21). Ici réside la nouveauté fantastique du Christianisme que ne pouvait soupçonner aucun sage de lhumanité et dont la joie pourtant était lannonciatrice inconsciente, et dont chacune de nos joies aujourdhui encore est porteuse...
Cest pourquoi Jésus demande à ses disciples dêtre joyeux dune grande joie dont les raisons sont au-delà de lhomme, dans le seul fait bouleversant que Dieu existe. Cest dans cette joie limpide de lamour désintéressé, offert entièrement et sans réserve, que gît le salut du monde (Paul Evdokimov, Lamour fou de Dieu, Seuil, pp. 71-72). Dieu existe au plus intime de moi-même, parce quen Jésus Christ il a épousé ma chair et mon sang, et, en descendant dans mes ténèbres et ma mort, il ma illuminé par la joie de sa résurrection. Là est mon salut, ma libération définitive. Mais maintenant, il sagit den vivre pleinement à chaque instant. Dans cette seule réalité se trouve la prédication des premiers apôtres, cest le noyau de leur message, ce que lon appelle le " kérygme "; ils navaient rien dautre à annoncer jusquaux extrémités du monde (Ac 1,8), mais cest autour de ce noyau que bascule toute lhistoire de lhumanité et la vie de chacun dentre nous.
LA JOIE : UN FEU QUI BRÛLE
Saint Paul est le témoin le plus fabuleux de cette gigantesque aventure. Quand, sur le chemin de Damas, il tombe de son cheval à la vue de léblouissante beauté du Christ ressuscité, cest le saisissement total de tout son être. Paul comprend dun coup, par expérience, quil ny a désormais plus dautre joie pour lui et que sa vie ne saurait avoir un autre sens maintenant que dannoncer cette bonne nouvelle à tous. Jusquà la fin de ses jours, son martyr à Rome, il va parcourir tout le bassin méditerranéen pour proclamer partout cet Évangile de sa joie à lui, qui nest autre que le Christ en personne. Toutes les communautés quil fonde, cest-à-dire lÉglise, sont bâties sur cette Joie. Rien ne pourra larrêter dans sa passion unique, ni la prison où il fait de nombreux séjours, ni les supplices de toutes sortes quon lui inflige, ni les dangers sans nombre sur les routes et les mers de son époque, ni les souffrances, ni la mort quil côtoie souvent ; lors même quil se croit devenu comme lordure du monde et luniversel rebut, sa joie ne fait que saffermir et illuminer son existence, quelles quen soient parfois les terribles tribulations. Pour lui, le Christ est ressuscité, et rien ne saurait plus avoir le dernier mot ; tout mal est définitivement vaincu : Qui nous séparera de lamour du Christ ? La tribulation, langoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? En tout cela nous navons aucune peine à triompher par celui qui nous a aimés ! Oui, jen ai lassurance, ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni présent, ni avenir, ni puissance, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de lamour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur ! (Rm 8, 35-39).
Cest donc par cette puissante énergie qui le fait vivre lui-même que Saint Paul enfante les Églises. Elles sont le lieu où tout homme peut, à son tour, expérimenter la joie dune libération radicale, le don gratuit que Dieu veut faire à chacun, tout comme à Paul, dune absolue nouveauté. Pour celui qui accepte de tomber de son cheval et de lâcher tous ses faux dieux sans joie, il y a un avant et un après : toute sa vie sorganise autour de cette unique expérience. Il nest plus pour lui de possibilité de joie en dehors de ce mystère de lÉvangile : Ainsi donc que nul ne se glorifie dans les hommes ; car tout est à vous..., mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu (1 Co 3,21). Alors que lhomme, tant quil nest pas converti en profondeur, est livré à une multitude de choses, dépendant et enchaîné, le vrai disciple est libre de tout, il appartient au Christ seul : il ny a pas de joie supérieure à celle-là ; à cette gloire chacun est appelé (2 Th 2,14), elle fait de lui, ainsi que des communautés, des foyers de lumière où ils brillent pour le monde, au sein dune génération dévoyée et pervertie (Ph 2,15).
Cette joie est un feu qui brûle au coeur de Saint Paul lorsqu'un seul tombe (2 Co 11,29) et il na de cesse quelle se répande, comme le feu lui-même, car lamour du Christ le presse (2 Co 5,14). Paul " revit " lorsque ce feu de la joie prend : Comment pourrions-nous remercier Dieu suffisamment à votre sujet pour toute la joie dont vous vous réjouissez devant Dieu ?(1 Th 3,8-9). Saint Paul est enivré par la joie du Christ qui lhabite, mais quand il réussit à la communiquer à dautres, alors elle est à son comble : Mettez le comble à ma joie par laccord de vos sentiments : ayez le même amour, une seule âme, un seul sentiment... Ayez en vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus (Ph 2,2-5). Cela va si loin que, finalement, la joie des autres prime la sienne et devient, pour lui, le critère de toute joie : le pire des malheurs qui pourrait arriver à Paul serait dêtre séparé loin du Christ, et bien, il préfère cela pourvu que ses frères, eux, découvrent le Christ (Rm 9,3). Folie de lamour le plus gratuit qui exprime la qualité insondable de sa joie...
CONNAÎTRE LE CHRIST : NAÎTRE À LA JOIE
Nous sommes ici au sommet de ce à quoi peut tendre un être humain. Tout tient en ces trois mots de Saint Paul : Connaître le Christ ! Là est le bien suprême et rien ne subsiste à ses côtés... Il faut lire et relire ces phrases de lépître aux Philippiens qui contiennent la quintessence de toute joie imaginable, il faut les garder par-devers soi, sur un petit papier dans sa poche ou accroché au mur, ou mieux encore : en lettres de feu dans son coeur, les inculquer à son souffle jusquà ce quelles pénètrent dans la mémoire revêche de nos cellules, et un jour il y a une percée qui se fait, les premiers fruits surgissent :
Tous ces avantages dont jétais pourvu, je les ai considérés comme un désavantage, à cause du Christ. Bien plus, désormais je considère tout comme désavantage à cause de la supériorité de la connaissance du Christ Jésus mon Seigneur. À cause de lui, jai accepté de tout perdre, je considère tout comme déchets, afin de gagner le Christ et dêtre trouvé en lui... Le connaître, lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme dans sa mort, afin de parvenir si possible à ressusciter dentre les morts... Je poursuis ma course pour tâcher de saisir, ayant été moi-même saisi par le Christ (Ph 3,7-12).
Cette connaissance du Christ fonde la vie et la mort de tout chrétien. Là se trouve dailleurs le sens de son baptême : la connaissance est une nouvelle naissance en Christ, inaugurée par ce sacrement et sans cesse approfondie tout au long de la vie : désormais vivre, cest le Christ (Ph 1,21). De surcroît, il ny a aucune limite à cette connaissance qui souvre sur lau-delà de notre existence, où nous serons avec le Seigneur pour toujours (1 Th 4,17). Or cette joie définitive et plénière, dont nul ne peut mesurer la splendeur, nest pas quun avenir lointain, donc flou et encore sans consistance, mais irradie déjà maintenant notre existence et la modifie tout entière. Depuis la venue du Christ dans lhistoire, chaque instant souvre sur une transcendance habitée, la vie éternelle a déjà commencé, le royaume des cieux est en nous (Lc 17,21). Dés lors tout doit être imprégné par cette formidable Réalité et le comportement dun chrétien ne devrait pouvoir sexpliquer que par là ! Sinon il est comme les autres qui nont pas cette espérance (1 Th 4,11). Notre joie est faite dune participation totale, spirituelle et corporelle, à la gloire du Christ ressuscité. Le Seigneur transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire (Th 3,21) : il ny a donc pas même de geste qui ne puisse en rendre compte ; un geste conscient rayonne de cette Présence, cest dans le Christ, en effet, que nous avons le mouvement, lêtre et la vie (Ac 17,28).
Mais pour entrer dans cette joie parfaite, il faut évidemment en faire lapprentissage. Ce chemin cest le Christ lui-même, il traverse la passion et la mort. Ce qui motive le disciple cest le Christ, non la joie, sinon toute sa vie nest quune imposture ! Choisir la joie, cest se choisir soi-même et nourrir une subtile auto-gratification... Choisir le Christ, cest entrer avec lui dans une relation inconditionnelle où je risque toute ma vie en loffrant à son bon vouloir. Comme ce choix est toujours ambigu à cause de la condition humaine, il va passer par le feu de lépreuve, tout comme le métal est purifié pour devenir de lor. Suivre le Christ et sidentifier à lui, cest donc communier aussi au Christ crucifié, cest accepter dêtre comme lui persécuté, diffamé, condamné à mort et daimer malgré tout ceux qui nous haïssent ainsi, nos ennemis... La vie nous bafoue tous les jours et de mille manières, mais en lacceptant comme elle est à cause du Christ, mieux : en communiant pleinement à elle nous communions au Christ qui sy trouve. Communier aux souffrances du Christ à travers les nôtres, cest faire sa suprême connaissance, joie inouïe au-delà de tout et pourtant au sein même de notre condition la plus tragique :
Nous sommes fous à cause du Christ... Nous avons faim, nous avons soif, nous sommes nus, maltraités et errants ; nous nous épuisons à travailler de nos mains. On nous insulte et nous bénissons, on nous persécute et nous lendurons, on nous calomnie et nous consolons. Nous sommes devenus comme lordure du monde, jusquà présent luniversel rebut... Nous portons toujours et partout en notre corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps...Nous sommes tenus pour tristes, nous qui sommes toujours joyeux. (1 Co 4,9-13 ; 2 Co 4,10 ; 6,10).
À LA SOURCE DE TOUTE JOIE
Tout se trouve pour saint Paul dans ce petit mot à cause du Christ. À cause de lui, il ny a plus dépreuve ou de souffrance qui ne soit transfigurée. Le trouver, lui, au coeur de la souffrance, alors la souffrance elle-même est aimable, et jusquà la mort. Ô mort, où es ton aiguillon ? (1 Co 15,55). Il ny a donc plus dobstacle à la joie : à cause du Christ et par lui, la joie est possible en tout temps et à tout propos (Ép 5,20). Cela explique pourquoi saint Paul parle toujours de la souffrance dune façon positive, comme dun lieu de haute expérience : Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ (Ga 6,14), Je trouve ma joie dans les souffrances que jendure pour vous (Col 1,24). Aux Philippiens, Paul dit que cest une grâce qui vous a été donnée que de souffrir pour le Christ (Ph 1,29).
La souffrance nest jamais cherchée pour elle-même, mais quand elle est là, loin déliminer la joie, elle la renforce encore, car nulle part ailleurs le Christ ne se livre autant que dans la communion à sa croix ; là il nous fait entrer dans son intimité pour laquelle il ny a pas de mots... La souffrance parle dans le silence et témoigne de notre secrète appartenance au Christ : Je porte dans mon corps les marques de Jésus (Ga 6,17).
Lhomme qui a ce Chemin devient une créature nouvelle dans un monde transfiguré (2 Co 5,17). Il est greffé sur le Christ mort et ressuscité (Rm 6,5) et ne sappartient plus. Sa source de sa joie est cette Pâque de son Maître doù il se reçoit à chaque instant pour une vie radicalement autre : Si je vis, ce nest plus moi, dit saint Paul, mais le Christ qui vit en moi (Ga 2, 20). Cest cette joie des profondeurs de son être que Paul sarrache pour la partager avec tous les hommes, là est le point incandescent de son Évangile : Soyez mes imitateurs (1 Co 4,16).
Ainsi configuré au Christ par une communion aussi intime, le disciple entre en partage avec la joie du Christ lui-même : sa propre intimité avec le Père ! Le Christ veut nous introduire dans cette relation indicible où nous devenons avec lui des fils adoptifs (Ép 1,5). Être fils, cela veut dire pour nous être engendrés par la Joie quest le Père en personne et qui engendre éternellement le Christ. Là est notre Source de vie, et cette Source se trouve derrière toute vie de moment en moment dans notre quotidien. Cest pourquoi lattitude fondamentale dun fils qui veut se recevoir du Père est celle dune constante écoute : il pose loreille de tout son être sur linstant présent et accueille la vie telle quelle vient, pour communier totalement à la volonté de Dieu, tout comme le Christ nous la appris par sa propre vie. La qualité et la profondeur de notre joie est en proportion directe de cette obéissance qui est loffrande absolue de notre vie à Dieu.
Cela nous est cependant impossible sans être assisté par la puissance de lEsprit Saint. Cest lEsprit qui nous rend le Christ présent et nous ouvre au Père, cest donc par lui, lEsprit, que la joie se communique aux hommes. Aussi une vie " spirituelle ", cest-à-dire selon lEsprit Saint, se caractérise par la joie, elle est le grand signe de sa Présence (Ga 5,22). Signe pour soi-même et pour les autres, témoignage dune vie authentique et qui vivifie ceux que lon approche. En effet, lhomme ne cherche que la joie et cest par elle que Dieu se réconcilie le monde. Cest pourquoi lorsque toute une assemblée se retrouve pour célébrer cette joie dans une fête commune, elle est signe pour toute lhumanité, levain pour une nouvelle création à laquelle tous les hommes sont appelés (Ép 1,1-15). Voilà la vocation même de lÉglise. Seule lÉglise est capable dune telle célébration, elle est unique au sein de lhumanité, car seule lÉglise a la " capacité " de la joie sans limites puisque lEsprit ne cesse dy déposer le secret de sa Présence. Et cest pourquoi seule lÉglise est aussi capable daccueillir le gémissement de tous les humains (Rm 8,22), qui ne peut trouver son refuge que dans la joie. LÉglise est ce laboratoire dun devenir autre, elle est notre mère qui transforme la détresse stérile de chacun : Réjouis-toi, stérile qui nenfantait pas, éclates en cris de joie et dallégresse (Ga 4,26-27). Enfantement sans fin, car lÉglise est sur terre lannonce de la Jérusalem Céleste où lexultation sera à son achèvement; celle-ci va, pour le moment de plénitude en plénitude et sacheminera au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir... (Ép 3, 19-21).
LE SEUL GRAND MALHEUR DE LHOMME
Dans cette cohérence, on ne sera pas étonné que le message central de saint Paul, face à limmense tragique de la condition humaine, sera dune clarté absolue : il ny a quun seul grand malheur, cest de ne pas connaître Jésus Christ !
Paul nous apprend à regarder toutes les réalités humaines de ce seul point de vue et à découvrir alors comment cela transforme tous nos plans et programmes humains, comment se déplace alors radicalement le niveau de nos décisions et de tous nos questionnements. Cest seulement dans cette unique perspective, lenracinement dans le Christ ressuscité, que lhomme peut entrevoir quelque peu le sens du malheur prodigieux dune humanité sans Dieu. Mais avec lui et en lui tout homme est appelé au bonheur (Rm 4,9) et, dès à présent, est-ce devant la mort, est-ce sous les coups de la violence qui sabat sur lui ou quels que soient les événements extérieurs, la vie du chrétien est toujours une vie royale, une vie de gloire et non dhorreur. Pour Paul, tout est dans la relation à Dieu. Si elle est inexistante, alors lhomme est dans le " péché ", source de tout malheur et de la mort elle-même (Rm 5,12).
En Christ, au contraire, lhomme ne se définit plus, selon Heidegger, comme un être pour la mort, mais un être pour la vie définitive et la gloire incorruptible à jamais. Le chrétien néchappe pas à la condition commune, il vit, comme tout un chacun, dans le péché et la mort, mais le Christ, en lenveloppant de sa Présence libératrice, a enlevé au mal sa puissance de destin. Cest pourquoi, là où le péché abonde, la grâce surabonde (Rm 5,20), cest-à-dire la joie.
Joie et souffrance cohabitent donc dans le même homme, comme la lumière et les ténèbres (Jn 1,4-5), mais il dépend de lhomme quil laisse triompher la joie qui lui est acquise par le Christ, bien plus : que la souffrance elle-même se transforme en joie ! Ici, le disciple reçoit la leçon suprême de son Maître, dont toute la vie en a été le développement, nous lavons déjà dit : il ny a finalement dautre joie possible que de se laisser crucifier dans la passion et la mort du Christ : cest lacceptation pleine de linacceptable quotidien, du détail insignifiant, lennui ordinaire dit admirablement Véronique Nahoum, jusquaux situations les plus enfériques. Embrasser ce qui nous arrive, le prendre dans notre amour, nous ajuster pleinement à linstant, comme le Christ sur sa croix, cest faire descendre la lumière dans les pires ténèbres et la joie dans la souffrance même. Cet ajustement joyeux à ce qui est, de moment en moment, séprouve souvent comme absurde à nos yeux, folie et scandale, mais notre entendement lui-même, le raisonneur de ce siècle doit être crucifié pour découvrir quil existe une tout autre sagesse que celle des " intelligents " !
Ce quil y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce quil y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort ; ce qui est dans le monde sans naissance et ce que lon méprise, voilà ce que Dieu a choisi... (1 Co 1,27-28).
Seule cette acceptation pleine de ce qui vient à nous et que nous voulons recevoir de Dieu, nous libère de toute joie illusoire et vérifie lauthenticité de nos sentiments... Si le Christ est la Vie (Jn 14,6), on ne communie à lui quen étant un avec la vie tout court, telle quelle se présente. La profondeur de locéan se trouve autant dans les vagues et les tempêtes que dans eaux calmes. La joie du disciple nest pas une échappatoire à la condition tragique de lexistence humaine, mais communion à la totalité, à toute lépaisseur de lhistoire comme lieu où se vit la Pâque du Christ, transformation incessante de la mort en vie. On est loin dune pieuse émotion qui ne ferait que trahir lhomme et Dieu.
Par lIncarnation du Christ, Dieu épouse la condition humaine jusque dans ses derniers recoins pour y déposer la joie de sa Résurrection au prix de sa propre mort. La communion de lhomme à cette joie sinscrira donc dans la même logique, la christologique, qui est une victoire sur toutes les forces contraires. La joie est une conquête et donc un combat ; sans ce combat, justement, la vie naurait aucune saveur. Mais à aucun moment lhomme ne peut mettre la main sur elle ; la joie échappera toujours à sa prise, car elle restera un mystère déternité inépuisable, transcendant toute expérience humaine. Bien souvent, il ny a de joie que dans la pure foi en la présence du Ressuscité. Là est lexercice (lascèse) à son plus haut niveau qui consiste à vivre la joie en tous temps et en tous lieux... :
...Cest pourquoi je me complais dans les faiblesses, les outrages, les détresses, les persécutions et les angoisses endurés pour le Christ (2 Co 12,10).
En dehors de toute exaltation sensible, nous sommes dans la douloureuse joie, comme lappellent les Pères du désert. Par elle nous apprenons le dépouillement du vieil homme (Col 3,9) qui risque toujours de se fixer sur la joie comme sur un bien. La joie inconditionnelle, exercée au sein même de la détresse, sappelle amour. Et lamour se suffit à lui-même : il est. Ainsi, devenu libre de la joie elle-même, lhomme naît à Dieu...
Cet article a été publié dans la revue
Le Chemin, numéro 30, 1996. Reproduit avec lautorisation
du Père Alphonse Goettmann et du Chemin.
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Dernière mise à jour : 31-10-01