Foi orthodoxe

Thrène de la Mère de Dieu

Mère de Dieu « de la Passion »
(Grèce, XVIe siècle)

PRÉSENTATION

par Sophie Stravou

Le thrène désigne dans le monde grec les lamentations funèbres chantées ou psalmodiées par les femmes qui veillent le mort et l'accompagnent jusqu'à sa tombe, selon une tradition qui se perpétue depuis l'Antiquité. Il a donc inspiré d'innombrables créations, populaires et savantes, profanes et religieuses, jusqu'à devenir un véritable genre littéraire. C'est ainsi qu'à la fin de l'empire byzantin et après sa chute de nombreux thrènes furent composés sur un être ou un pays perdus pensons aux trois thrènes de Théodore Métochite sur le déclin de l'Empire, et à tous ceux qui évoquent la chute de Constantinople et de Trébizonde.

Le poème qui suit, daté vraisemblablement de la fin du XIVe siècle, participe de la sensibilité littéraire de son temps, tout en s'enracinant dans la tradition religieuse de l'Église d'Orient. Il s'inscrit, en effet, dans un courant de créations liturgiques et paraliturgiques inspirées par la Passion du Christ  : Marie debout au pied de la Croix pleure la mort de son fils.

Absent des évangiles, ce thème poétique connaît sa première expression au VIe siècle  : il apparaît pour la première fois dans le kondakion de Romanos le Mélode, Marie au pied de la Croix. Dans ce texte s'enracine un courant de création hymnographique qui va culminer aux XIIIe et XIVe siècles, lorsque le Thrène de l'Epitaphios (lamentation sur l'ensevelissement du Christ) est intégré dans l'office du Vendredi Saint. Ces hymnes expriment la souffrance, le déchirement et même la révolte de Marie, mère affrontée à l'agonie de son fils, avec un pathétique qui ne cesse de s'amplifier. Ainsi, à partir des offices de la Semaine Sainte, ce thème a rayonné et inspiré des poèmes et des chansons qui sont repris en marge de l'office aujourd'hui encore.

Le poème qui suit illustre bien cette continuité de création  : il est présenté dans sa version sans doute la plus ancienne, en vers non rimés, publiée par le professeur Manousakas à partir de manuscrits du Mont Athos  ; il en- existe aussi une version plus tardive, de la fin du XVe siècle, publiée à Venise en 1740, qui, aujourd'hui, est encore chantée en Crète le Vendredi Saint. La composition du poème, tout à fait traditionnelle, épouse le retournement intérieur de Marie : en proie au désespoir et à la révolte devant le spectacle insoutenable de son fils crucifié et la vision paradoxale du Dieu mis à mort, elle partage toutes les souffrances du Christ avant d'accepter sa Passion et d'attendre sa résurrection en rendant grâce à Dieu. Enfin, si ce texte est écrit en langue savante, il s'apparente à la poésie et à la chanson populaires par sa poétique - formules récurrentes rythmant le texte comme un refrain, allitérations et jeux sur les contraires, voire oxymores -, et par la dimension cosmique que revêt la mort du Christ.

[À notre connaissance, ce texte ne figure à aucun office liturgique - Pages Orthodoxes.]


Au pied de la Croix se tenait la Vierge très pure
qui regardait le Sauveur suspendu au bois  ;
elle contemplait les traces des coups, les clous,
les marques des verges et du fouet, l'écoutait gémir,
et, en un profond sanglot,
elle clama sa douloureuse plainte
et sa lamentation déchirante :
Mon très doux enfant, mon enfant bien-aimé,
comment supportes-tu la croix,
toi, mon fils et mon Dieu  ?
Comment supportes-tu les crachats,
les clous et la lance,
la couronne d'épines et le manteau de pourpre,
l'éponge et le roseau, le fiel et le vinaigre  ?
Comment es-tu suspendu à la croix, mort et nu,
toi qui revêts le ciel de nuées, ô mon fils  ?
Comment endures-tu la soif,
toi qui façonnas l'univers,
toi qui créas la mer et toutes les eaux  ?
Comment as-tu baissé la tête,
toi qui as abaissé les cieux  ?
Comment meurs-tu, innocent, entre des larrons  ?

Cette coupe d'amertume,
les impies te l'ont fait boire, mon fils  !
Pourtant avec cinq pains
tu avais nourri cinq mille hommes
et tu avais rassasié le peuple hébreu
de tes paroles, mon enfant.
Où est ta beauté, ô mon fils, où est ta splendeur  ?
Comment sur ta croix es-tu défiguré,
mon fils et mon Dieu  ?
Le soleil, méconnaissable, a éteint sa lumière
et la lune brillante a disparu dans les ténèbres  ;
les pierres se sont brisées, les tombeaux ouverts
et le voile du Temple s'est déchiré en deux.
La création a reconnu son créateur et son auteur,
mais eux se sont bouché les oreilles
et fermé les yeux pour ne pas te voir,
ô mon fils, soleil inaccessible.

Archange Gabriel, voici que j'en appelle à toi.
Ne m'as-tu pas dit  : " Réjouis-toi "
et appelé " toute bénie " ?
"Réjouis-toi, m'as-tu dit, pleine de grâces "  ;
mais le tourment et le sacrifice
que j'allais endurer à cause de mon fils,
pourquoi ne m'en as-tu rien dit  ?
Pourquoi ne l'ai-je pas su  ?
Quelle joie ai-je retirée de son enfantement,
partout la haine incommensurable et l'ingratitude
qui possède les impies et les brebis égarées  !

Ô très vénérable Siméon, vois maintenant
dans mon cœur le glaive annoncé par ta prophétie.
Vois ce glaive et ce sacrifice,
ô mon fils et mon Dieu,
c'est ta mort qui s'est accomplie dans mon coeur  ;
mes entrailles se sont déchirées, ma vue obscurcie
et mon coeur est transpercé par un terrible glaive.

Je vois ta souffrance effroyable,
mon fils et mon Dieu,
je vois ton sacrifice injuste et ne puis le supporter  !
Où est ta beauté, ô mon fils, où est ta splendeur ?
Où sont ton éclat et ta majesté  ?
Aie pitié, mon doux enfant, de la pauvre Marie  !
Donne-moi, mon bien-aimé,
une parole de tes lèvres, dans mon chagrin,
très miséricordieux, console-moi.
Vois mes larmes, ô mon fils  !
entends mes gémissements
et ouvre tes lèvres pour mes consoler.
Je n'ai nulle part de lieu, mon fils,
pour reposer ma tête,
je n'ai pas d'autre parents, père ou mère,
frère ou sœur pour me réconforter.
Tu es pour moi un père et une mère,
un frère et un fils,
tu es ma vie, ma lumière,
ma protection inébranlable.
Tu es mon réconfort et ma consolation,
tu es mon Dieu qui m'a façonnée et créée.
Pleurez avec moi,
vous toutes qui avez suivi le Seigneur,
en voyant mon chagrin
et mon sacrifice indicibles  !

Incline-toi, très sainte croix, incline ton faite,
croix toute sainte, bois béni,
pour que je baise les plaies
de mon fils et mon Dieu,
pour que j'étreigne le corps de mon Jésus,
pour que je couvre de baisers sa bouche si douce,
ses yeux, son visage, ses mains et ses pieds,
et que je dise adieu
à mon unique enfant injustement sacrifié.
Incline-toi, croix, incline-toi  !
Je te salue, ô croix, bois tant aimé  ;
je me prosterne devant toi
et celui qui est injustement suspendu à toi.
Grande est ta gloire, croix, grande ta grâce
et grande ta puissance, bois béni,
car Dieu qui ne peut pécher, mon créateur,
est étendu sur toi
comme un bandit et un malfaiteur.

Mon fils tant aimé, je glorifie ta Passion,
je glorifie ta miséricorde et ta longanimité,
je vénère la lance, le glaive, le roseau, les clous,
la couronne d'épines, le manteau de pourpre,
l'éponge, les coups, les injures, le vinaigre,
les soufflets, les crachats et le fouet, mon fils  ;
car tu as accepté d'endurer
dans ta chair tous ces tourments.

Par ton humiliation tu as exalté le genre humain
et par ta mort tu as donné la vie au monde entier.
Mais ressuscite vite, mon fils et mon Dieu,
comme tu me l'as annoncé, pour sauver le monde
après avoir écrasé
la mort et la corruption, ô mon fils.
Alors moi aussi je me réjouirai, pauvre mère,
et avec moi se réjouiront tous ceux qui t'aiment,
mais tous tes ennemis seront couverts de honte.

Mère toute pure et bénie
du très doux Jésus, le Dieu de l'univers,
sainte Vierge immaculée,
irréprochable et sans souillure,
espoir des désespérés et des pécheurs,
nous te louons et te bénissons  :
Tu es pleine de grâces toi qui as enfanté le Christ,
créateur de toutes choses.
Nous tombons tous à tes pieds
et nous te prions Vierge très pure,
sauve-nous de tout danger
et des tentations innombrables
envoyées par le diable,
intercède pour nous à l'heure du Jugement,
délivre-nous du feu et des ténèbres à venir
et rends-nous dignes de participer
à la gloire de ton fils,
car tu es l'espérance des chrétiens,
Vierge toute sainte.

Traduit par Sophie Stavrou
Contacts, tome 47, 1995.


 

Dernière modification: 
Samedi 23 juillet 2022