Vie spirituelle

La vie chrétienne dans le monde

Pages du mariage et de la vie chrétienne dans le monde


Le Sermon sur la montagne - icône de sainte Marie de Paris

Le Sermon sur la montagne
(Icône de sainte Marie de Paris -
Mère Marie Skobtsov 1891-1945)

La vie chrétienne dans le monde


Vivre en Église la communion avec l'autre
[Lectures introductives préparées à l’intention des participants au 8ième congrès de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale (Gand, Belgique, 1994)].

Célébrer pour le monde dans la paroisse
par le père André Borrely
Comment vivre notre foi chrétienne dans le monde ?
par le père Marc-Antoine Costa de Beauregard
Comment construire l’Église locale ?
par Mgr Kallistos (Ware)

Le culte divin à l’âge de la sécularisation
par le père Alexandre Schmemann

VIVRE EN ÉGLISE

LA COMMUNION AVEC L’AUTRE

Le 8ième congrès de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale s’est tenu à Gand en Belgique 1994 sur le thème " Vivre en Église la communion avec l’autre ". Nous présentons ici quelques-unes des lectures introductives préparées à l’intention des participants, reproduits dans la revue Contacts (Vol. 46, No 165, 1994).

 1. Communication et communion

Pour aller à la rencontre de l’autre, le moi peut-il se contenter de prendre conscience de ses limites en s’isolant de ce qui lui serait étranger, ou n’est-il pas invité à dépasser ces limites que la pensée lui impose ?

Ne mérite d’être considéré comme une personne que l’homme capable de sortir de lui-même, pour aller vers les autres et vers autre chose, l’homme qui manque d’air et étouffe lorsqu’il reste enfermé en lui-même. Le personnalisme ne peut être que communautaire. Mais cette sortie de la personne d’elle-même vers les autres n’équivaut pas nécessairement à une objectivation ou à une extériorisation. Pour une personne, l’autre, le toi, est une personne au même degré que le moi. Mais le toi vers lequel va le moi et avec lequel il entre en communion n’est pas un objet : c’est un autre moi, une autre personne. Avec un objet, aucune communion, aucune communauté n’est possible: il ne fait que s’imposer à nous en tant qu’universellement valable.

La personne a besoin d’autrui, mais cet autrui n’est pas un autrui extérieur, étranger, et l’attitude adoptée à son égard n’a rien d’une extériorisation. La personne se trouve en communication, en communion intime avec les autres. Les communications pures et simples résultent de l’objectivation, tandis que les communions sont de nature existentielle. Les communications dans le monde objectif se trouvent sous le signe de la détermination et ne suffisent pas à délivrer l’homme de l’esclavage ; tandis que les communions qui ont lieu dans le monde existentiel, c’est-à-dire dans le monde qui ignore les objets, font partie du royaume de la liberté et signifient la délivrance de l’esclavage.

L’égocentrisme représente un double esclavage de l’homme : esclavage par rapport à soi-même, attachement servile à l’ipséité endurcie, et esclavage par rapport au monde, transformé uniquement en un objet dont on subit la contrainte. L’homme égocentrique est un esclave, son attitude à l’égard de tout ce qui n’est pas son moi est une attitude d’esclave. Il ne connaît que des non-moi, il ne connaît pas d’autres moi, il ne connaît pas de toi, il ignore la liberté qui permet de sortir du moi.

Nicolas Berdiaev, De l’esclavage et de la liberté
de l’homme
, DDB, 1990. pp. 56-57.

2. Éros et vie

La découverte de l’autre trouve son paradigme dans la " conjugalité " amoureuse qui unit deux personnes et les éveille au sens même de la vie.

Notre nature humaine (ce mélange indéfini de notre âme et de notre corps) sait, avec une terrible acuité, au-delà de toute pensée, que la plénitude de la vie se gagne seulement dans la réciprocité de la relation. Dans le don total et réciproque. C’est pourquoi notre nature met dans l’éros toute sa soif, cette soif insatiable qu’elle a de la vie. Soif de notre corps et de notre âme.

Nous avons soif de la vie, et ce que la vie a de possible passe uniquement par la relation avec l’Autre. Dans la personne de l’Autre nous recherchons la possibilité de la vie : la réciprocité de la relation. L’Autre devient le signifiant de la vie: c’est lui qui manifestement correspond au désir le plus profond et le plus impérieux de notre nature. Peut-être ce dont nous sommes épris n’est-il pas la personne de l’Autre, mais notre soif incarnée dans sa personne. L’Autre est alors un prétexte, et le don de nous-mêmes une illusion. Cependant cela aussi n’apparaîtra qu’avec le recul de l’échec.

Après l’échec nous savons que l’éros est le mode de la Vie, mais un mode inaccessible à notre nature humaine. Notre nature a désespérément soif de relation, sans savoir exister sur le mode de la relation. Elle ne sait pas partager, elle ne sait pas communier. Elle sait seulement s’approprier la vie, la posséder et en jouir. Nous ne goûtons à la plénitude que par la communion de la vie avec l’Autre. Mais l’impulsion de notre nature transforme la communion en exigence de propriété et de possession de l’Autre. La perte du paradis n’est jamais une peine. Elle est seulement un exil que nous nous imposons à nous-mêmes.

Le mode de vie, nous l’éprouvons toujours comme un paradis perdu. Nous le touchons dans le manque, dans l’empreinte de son absence. La trace que grave le mode de la vie, c’est dans notre âme l’amertume d’être seul, la solitude privée d’amour: le goût de la mort. C’est à ce goût que tu mesures la vie. Il faut que la mort t’embarque, pour que tu puisses naviguer autour de la vie, pour que tu comprennes qu’il s’agit là de la plénitude de la relation. Alors tu discernes les rivages du sens : vivre signifie renoncer à l’exigence de la vie pour l’amour de la vie de l’Autre. Que tu vives dans la mesure où tu te donnes pour recevoir le don que l’Autre te fait de lui-même. Non pas que tu existes et que tu aimes par surcroît. Mais que tu existes parce que tu aimes, et dans la mesure où tu aimes.

Nous avons soif de la vie. Et nous n’avons pas soif d’elle avec des pensées ou des concepts. Ni même avec notre volonté. Nous avons soif d’elle avec notre corps et avec notre âme. L’impulsion de la vie, diffuse dans notre nature, irrigue les moindres replis de notre existence. Et elle nous porte irrésistiblement vers la relation, vers l’être-avec de la conjugalité : que nous devenions un avec l’être du monde qui nous fait face, un-avec la beauté de la terre, avec l’immensité de la mer, avec la saveur des fruits, avec le parfum des fleurs. Un seul corps avec l’Autre. L’Autre seul peut faire que notre relation avec le monde soit une relation de réciprocité. Il est le visage du monde, la parole de tout être qui est en face de nous. Parole qui s’adresse à moi et qui m’appelle à la conjugalité universelle. Elle promet le monde de la vie, la merveilleuse parure de la totalité dans la relation avec l’Autre.

Christos Yannaras,
Variations sur le Cantique des Cantiques,
DDB, Paris, 1992. pp 7-9.

3. L’Église-communion

L’espace dans lequel l’antinomie communion -altérité, inconcevable pour la " raison ", trouve son expression la plus achevée est l’Église du Christ, " un corps composé de nombreux membres ". Car la structure de l’Église est fondamentalement relationnelle.

Comment la structure de l’Église apparaît-elle à la lumière de la communion ? Il nous faut ici distinguer deux niveaux : l’un local, l’autre universel. A ces deux niveaux, la communion est fondamentale. Au niveau local, une ecclésiologie de communion signifie qu’aucun chrétien ne saurait exister comme un individu en communion directe avec Dieu. Unus christianus nullus christianus (" Un chrétien seul, nul chrétien"), dit un vieil adage latin. La voie vers Dieu passe par le prochain qui dans ce cas précis se trouve être chacun des membres de la communauté. L’Église ne se conçoit que comme une communauté locale structurée. Tous les chrétiens doivent en convenir pour qu’il y ait unité de l’Église.

La structure de l’Église locale doit être telle qu’elle garantisse simultanément deux choses. D’une part, on doit sauvegarder l’unité et l’unicité: Aucun membre de l’Église, quelle que soit sa place, ne peut dire à un autre membre : " Je n’ai pas besoin de toi " (1 Co 12, 21). Il existe une interdépendance absolue entre tous les membres de la communauté, ce qui signifie que parallèlement à l’unité et à l’unicité, l’Église assume aussi la diversité. Chaque membre de la communauté est indispensable, car il ou elle apporte ses charismes au corps unique. Tous les membres sont nécessaires mais tous ne sont pas pareils; ils sont nécessaires par cela même qu’ils sont différents.

Cette variété, cette diversité peut comporter des différences naturelles, sociales aussi bien que spirituelles. Du point de vue de la nature, la race, le sexe et l’âge sont des différences qui doivent être incluses dans la diversité de la communion. Personne ne doit être exclu en raison de ses différences raciales, sexuelles ou d’âge. La communion au niveau local suppose la variété dans tous ces domaines. Ceci s’applique aussi aux différences sociales : riches et pauvres, faibles et puissants, tous doivent avoir leur place dans la communauté. Il en va de même de la variété des charismes spirituels. Tous dans l’Église ne sont pas apôtres, tous ne sont pas catéchètes, tous n’ont pas le charisme de guérison, etc. Et pourtant ils ont tous besoin les uns des autres. L’élitisme spirituel, qui fut condamné par saint Paul à Corinthe, n’a jamais cessé de tenter les Églises, mais il ne peut qu’être exclu d’une ecclésiologie de communion.

Toutefois, n’y a-t-il aucune limite à la diversité ? La communion admet-elle la diversité de manière inconditionnelle ? C’est une question délicate, et qui concerne directement la problématique œcuménique. Il convient d’y porter la plus grande attention. 

La condition la plus importante de la diversité est qu’elle ne doit pas détruire l’unité. L’Église locale doit s’organiser de façon à ce que l’unité ne détruise pas la diversité et que la diversité ne détruise pas l’unité. A première vue, pareil principe semble irréaliste. Pourtant l’équilibre entre l’un et le multiple dans l’organisation de la communauté apparaît dans toutes les dispositions canoniques de l’Église primitive. A cet égard, l’importance du ministère de l’épiskopé [fonction de l’évêque NDT] est évidente et il est crucial de bien le comprendre à la lumière de la communion. Toute la diversité de la communauté doit en quelque sorte passer par un ministère d’unité, sans quoi l’on court à la désunion. L’ordination, en tant qu’acte qui confirme la place d’un certain ministre à l’intérieur de la communauté, doit être l’apanage d’un seul ministre afin de servir à l’unicité de la communauté. Symétriquement ce ministre unique doit faire partie intégrante de la communauté et non point se situer au-dessus d’elle comme une autorité autonome. Toute ecclésiologie de communion exclut les conceptions pyramidales de l’Église. Il existe une périchorèse [interpénétration NDT] des ministères qui s’applique aussi au ministère de l’unité.

Le même principe relationnel s’applique à la structure de l’Église tant au plan local qu’universel. Une communauté qui serait isolée du reste des communautés ne saurait prétendre à un statut ecclésial. Il n’y a qu’une seule Église dans le monde bien qu’il y ait en même temps de multiples Églises. Ce paradoxe se trouve au cœur d’une ecclésiologie de communion. Ce qui là encore se trouve en jeu n’est autre que le juste rapport entre l’un et le multiple […].

Le thème de la koînonia [communion NDT] peut apporter à l’unité de l’Église une qualité de vie et une signification existentielle. L’Église est une entité relationnelle: elle est l’Église de Dieu mais existe comme Église localisée en un lieu. La notion chrétienne de koïnonia est inséparablement liée à la koïnonia ton pathématon [communion aux souffrances] du Christ (1 P 4, 12-19) pour le monde de Dieu. L’amour de Dieu le Père et la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ ne sauraient être séparés de la koïnonia du Saint Esprit. Ils forment une réalité unique.

Jean Zizioulas, " L’Église comme communion ",
SOP N° 181, 1993. pp. 36-42.

4. Le Christ dans l’autre

Cet " autre " que je peux rencontrer dans la communion est d’un prix infini, et encore plus, dans la mesure où à travers lui se dessine le visage du Christ, Dieu devenu pleinement homme. Mais cette appréhension du mystère ne se peut vivre réellement qu’en communion profonde avec Dieu.

Parce que l’hypostase du Logos divin infini et éternel qui embrasse et transcende tous les âges et tout l’espace, est le support de l’humanité assumée par l’incarnation dans le Christ, Lui, le Christ, a la puissance de participer à la vie de l’humanité de toutes les époques et de tous les endroits du monde et de lui communiquer Sa vie divino-humaine. Ainsi le cœur du crucifié au temps de Ponce Pilate s’identifie avec tous les crucifiés et les souffrants de l’histoire, avec tous les affamés et les pauvres, les prisonniers et les persécutés pour la justice. C’est en eux qu’il " reste en agonie jusqu’à la fin des siècles " – comme disait Pascal. Et Maxime le Confesseur l’a dit avant Pascal lorsqu’il écrivait : " Dieu s’est fait mendiant à cause de sa sollicitude envers nous […] souffrant mystiquement par Sa tendresse jusqu’à la fin des temps, à la mesure de la souffrance de chacun " (Mystag. PG 91, 713).

C’est à travers tous les souffrants dont la vie est tourmentée et menacée que le Christ – Parole de vie – nous adresse des appels permanents et pressants, en suscitant en nous la responsabilité pour le mystère et le don de la vie. C’est pourquoi le Père a établi le Christ, le Logos divin au cœur humain, comme juge du monde lorsque la vie du monde entrera pleinement dans la vie divine. Car c’est Lui qui comprend la vie du monde à la fois divinement et humainement. Le Christ Verbe de vie et juge du monde nous révèle l’amour comme étant à la fois principe de jugement et de salut (cf. Mt 25, 31-46). A la vie éternelle accéderont seulement ceux qui dans l’histoire ont apprécié le mystère sacré de la vie, l’ont senti comme don et présence de Dieu lui-même.

Cependant, le Christ est présent non seulement dans ceux qui souffrent ou dans lesquels la vie est crucifiée et mise à mort. Il est présent aussi dans tous ceux qui vivent la vie comme communion d’amour désintéressé, comme don de soi, dans ceux qui luttent contre les passions égoïstes et contre l’injustice ; il est présent dans les pauvres en esprit, dans les miséricordieux, dans les doux, dans ceux qui se repentent de leur péché, de leur manque d’amour. Il est présent dans les pacificateurs, dans les sincères dont le cœur est pur. Tous ceux-ci font transparaître Son agir de Logos de vie dans le monde (cf. Mt 5, 3-18). C’est à travers eux que l’on aperçoit que le Crucifié-Ressuscité communique Sa puissance d’amour à ceux qui Le suivent. Christ qui a vaincu le péché et les passions communique Sa puissance aux martyrs et aux saints […].

La présence du Christ dans le monde à travers nos semblables est une présence à laquelle on ne peut échapper. L’attitude envers elle est une question de vie et de mort. L’Église ancienne a exprimé cela en des thèmes très forts dont voici un exemple : Abba Antoine dit encore: " La vie et la mort dépendent de notre prochain. En effet, si nous gagnons notre frère, nous gagnons Dieu. Mais si nous scandalisons notre frère, nous péchons contre le Christ " (Apopht. PG 65, 77).

Mais pour apercevoir dans le visage du prochain le visage du Christ et pour avoir envers lui la responsabilité et l’amour du Christ, il faut être en communion d’amour avec Dieu et s’efforcer d’approfondir toujours davantage cette communion vivifiante. " Telle est la nature de l’amour: dans la mesure où nous nous éloignons du centre (du cercle) et nous n’aimons pas Dieu, dans la même mesure, nous nous éloignons du prochain. Mais si nous aimons Dieu, autant nous nous rapprochons de Lui par amour, autant nous sommes unis d’amour au prochain", dit Dorothée de Gaza (VIe siècle) (SC 92, p. 286). Les grands spirituels ont toujours fait l’expérience de cette vérité selon laquelle la communion avec Dieu fonde et fait croître notre puissance d’amour non égoïste, le seul qui est vraiment vivifiant et qu’on n’acquiert pas sans combat spirituel. " Lorsqu’on commence à sentir en plénitude l’amour de Dieu – dit Diadoque de Photicé (Ve siècle) – on commence, dans la sensation de l’Esprit, à aimer aussi le prochain. C’est là cet amour dont parlent les Ecritures. Car l’amitié selon la chair se défait trop facilement au moindre prétexte. C’est qu’elle n’a pas pour lien la sensation de l’Esprit. Ainsi même s’il arrive qu’une certaine irritation s’empare de l’âme sur laquelle Dieu agit, elle ne rompt pas le lien de l’amour. Car, embrasée de nouveau par le feu de l’amour divin, elle cherche avec grande joie l’amour du prochain, eût-elle subi de sa part torts ou insultes. En effet, dans la douceur de Dieu, elle consume entièrement l’amertume de la querelle." (SC 5bis, p- 92).

Un vieillard spirituel dit : "J’ai passé vingt ans à lutter afin de voir tous les hommes comme un seul. " Ainsi la vie spirituelle et l’activité sociale ne s’opposent pas. L’une authentifie l’autre. L’absence d’amour due aux passions égoïstes non guéries, appauvrit la vie, la détruit, ou elle nous rend insensibles à son mystère. Saint Maxime dit à ce propos : " Nous qui constituons une unique nature, nous nous dévorons mutuellement comme des serpents " (PG 90, 260). C’est pourquoi, " c’est seulement l’amour qui surmonte la fragmentation de la nature humaine. " (PG 91, 396). C’est pourquoi le message fondamental de l’Evangile est l’amour. Et c’est dans ce sens que l’Evangile est message de vie dans le sens le plus fort du terme.

Daniel Ciobtea, " Jésus-Christ, Vie du monde ",
Contacts, No 122, 1983, pp. 119-121.
(L’auteur est l’actuel Patriarche de la Roumanie.)

5. S’ouvrir au Seigneur-Amour

Notre désir d’entrer en communion avec l’autre et le Tout Autre nous invite à laisser l’Esprit vaincre nos résistances intérieures et à nous abandonner à l’amour de Dieu.

La ville forte, ceinte de remparts, où l’on ne peut entrer et d’où l’on ne peut sortir, est une saisissante image de la séparation. Elle représente la négation même de l’Amour sans limites.

Toute séparation provenant d’un manque d’amour est péché, quelle qu’en soit la forme. Et tout péché est séparation. La séparation est le péché.

Se séparer, devenir ou demeurer étranger à l’autre, va contre le sens même de l’évolution de la vie. Les animaux primitifs s’isolaient sous de lourdes carapaces. Ils s’abritaient derrière leurs puissants instruments de défense. Peu à peu, de plus en plus, ils ont perdu ces moyens défensifs, mais ont développé leur système nerveux. Ils ont étendu leurs contacts. L’homme est le moins protégé des vivants, mais le plus ouvert à la communication. Tout cela a été voulu par le Seigneur Amour.

La cité close est, en certains cas, une personne ou un groupe de personnes dont nous voudrions nous approcher et avec lesquels nous voudrions entrer dans une authentique relation aimante. Mais la ville a fermé ses portes devant nous.

Que faire? Monter à l’assaut des remparts? Non. Il faut, plusieurs fois, sept fois, septante-sept fois, faire le tour de la forteresse, en silence, avec une réserve respectueuse et affectueuse, sans nous émouvoir des pierres ou des injures qui peuvent nous être jetées. Et surtout, dans ce circuit, il nous faut porter avec nous l’arche d’alliance, l’arche de notre alliance avec le Seigneur Amour, c’est-à-dire tout ce que, à l’intérieur de nous-mêmes, nous avons de plus sacré et de plus généreux.

Et cela jusqu’à ce que le Seigneur Amour nous dise " J’ai maintenant remis celui-ci, ou ceux-là, entre tes mains. J’ai détruit le mur de séparation. Je te les donne. Je te donne à eux".

Peut-être arriverons-nous à la fin de notre vie sans avoir vu capituler ceux dont, en vain, nous appelions l’amour. Mais, en ce qui nous concerne, nous aurons, d’une certaine manière, été vainqueurs. Car assiégeant ces isolés volontaires avec les forces du seul Amour, nous aurons fait crouler nos propres murailles.

Notre personne, en effet, n’était-elle pas, elle aussi, barricadée contre l’amour? La forteresse hostile, c’est tout d’abord moi-même.

Les murs de la ville fermée n’ont pas été bâtis en un jour. De telles constructions exigent des années. C’est souvent par une lente accumulation de matière sécrétée qu’une oreille devient sourde. De même, c’est pierre après pierre, jour par jour, année par année, que j’ai édifié un mur d’égoïsme toujours plus haut.

Je me suis isolé par une double enceinte. D’abord le rempart, visible à tous, de mes paroles et de mes actions négatives. Puis le rempart invisible, encore plus funeste, de mes pensées obstinément fixées sur moi-même.

La ville forte construite par moi a été assiégée. Notre ville fermée, celle de chacun de nous, qui donc l’assiège ? Ce sont les autres hommes. C’est l’Amour. Ce n’est pas nous qui pouvons aisément détruire nos propres murs. Nous ne pouvons pas enlever les pierres, une à une. Mais le Seigneur Amour nous entoure constamment, patiemment. Nos remparts ne seront pas démolis de main d’homme. De légers ajustements ne suffiraient pas. Il faut un bouleversement profond qui libère. Il fallut un tremblement de terre pour rouler la pierre qui fermait ce tombeau, dans le jardin. Nos murs ne s’écrouleront que par l’ébranlement de leurs fondations.

Oh, donne-moi, Seigneur Amour, la grande secousse initiale ! La percussion d’une pierre contre une autre pierre fait jaillir l’étincelle. Que le choc produit par l’écroulement des murs de séparation allume en moi l’incendie désiré et me rende participant du Buisson Ardent ! Que toutes ces misérables limites soient abolies par la grande Entrée de l’Amour sans limites !

Un Moine de l’Église d’Orient (Père Lev Gillet),
Amour sans limites, Chevetogne, 1971, pp. 56-59.


CÉLÉBRER POUR LE MONDE

DANS LA PAROISSE EN FRÈRES RÉCONCILIÉS

par le père André Borrely

1. Introduction

Chaque célébration paroissiale de la divine liturgie fait communier la paroisse à l’Église tout entière. L’Église une et sainte est immanente à la communauté paroissiale dans la communion au Corps eucharistique du Seigneur ressuscité. Et, corrélativement, quand elle célèbre le mémorial de la Passion et de la résurrection du Seigneur, la communauté paroissiale est sacramentellement insérée dans la communion de l’Église une, prise en sa totalité. L’existence paroissiale n’est pas principalement quête d’achèvement individuel. Elle est plutôt le lieu où s’expérimente la communion fraternelle dans le Ressuscité. Vivre en paroisse, c’est tout d’abord exister ensemble différents et, ensemble, célébrer en frères réconciliés.

Pour dire la paroisse, je voudrais en premier lieu partir de la vocation paroissiale à témoigner de la catholicité et de l’apostolicité de l’Église. En effet, le troisième attribut de l’Église ne désigne pas un phénomène quantitatif d’expansion numérique dans l’espace : Je crois en l’Église une, sainte, catholique…, et non pas universelle. Composée uniquement de Juifs dans le temps qui suivit l’événement de la Pentecôte, l’Église n’est pas devenue enfin catholique depuis que furent évangélisées l’Amérique du sud, l’Afrique noire et l’Australie. Dans son Mystère, en sa réalité divino-humaine, bref, dans sa vérité existentielle, la sainte Église du Christ existe en plénitude aussi bien dans la plus petite paroisse. En cette dernière est présente dans la plénitude de l’Église que nous demandons au Seigneur de sauvegarder avant de congédier la communauté paroissiale. Dès lors que la plus humble paroisse est en pleine communion de foi avec la totalité de l’Église une, ses membres sont conviés tout autant que ceux de la plus grande cathédrale à posséder l’évidence intérieure de la vérité existentielle dont l’Église tout entière illumine et nourrit sa propre existence. C’est dire combien l’idée de catholicité exclut la notion de fragmentation. La paroisse n’est pas un fragment ecclésial du diocèse, pas plus que le diocèse n’est un fragment de l’Église prise en sa totalité. Le katholicon de la paroisse ne renvoie pas à une totalité géographique, horizontale et quantitative, à un ensemble… mais à une totalité verticale et qualitative, à une plénitude – pleroma. […]

Au sein du diocèse il y a communion et non division de paroisses, et au sein de chaque paroisse il y a communion de personnes et non addition et collage d’individus. Le mode d’être authentique de l’humanité est l’existence-en-communion. Dans un monde où, de plus en plus, les individus se côtoient sans se rencontrer, sans prendre le risque d’instaurer entre eux d’authentiques liens de communion, la paroisse a pour vocation d’être un lieu de communion interpersonnelle. Et il en est ainsi pour l’homme parce qu’il a été créé à l’image et à la ressemblance d’un Dieu dont l’existence est faite d’un mystère éternel de communion : Je crois en un seul Dieu, qui n’est pas seul ! Dès lors, comment pourrions-nous être chrétiens en solitaires ? Il ne peut y avoir de vie de grâce dans l’isolement, dans le repli individualiste sur soi. La paroisse n’est ni abolition, ni addition, mais communion de différences qui ne doivent jamais dégénérer en divergences. Une addition est une juxtaposition d’individus. Une communion est l’union sans confusion, l’unité en Christ de personnes dans la diversité que suscite et inspire l’Esprit Saint.

La paroisse se définit comme un lieu où il n’y a de place que pour des personnes, aucune pour des individus, un lieu où l’on ne vit plus pour soi-même mais pour autrui : pour le Christ et pour les frères en Christ. La paroisse, c’est la fin de la solitude humaine. Elle tend comme à son idéal à briser l’enfermement sur lui-même de l’individu pour l’immerger dans la communion des personnes. L’existence chrétienne, sous tous ses aspects et en toutes ses composantes, est de part en part une existence paroissiale, ecclésiale. Dans l’existence d’un chrétien, rien ne doit échapper à l’étreinte de la communion en laquelle il est introduit par l’initiation baptismale et chrismale et que scelle et signifie l’eucharistie. Cette relation englobante à la communion paroissiale est constitutive de l’être chrétien. Un chrétien ne se trouve jamais en une relation de solitude avec le Dieu tri-unique. L’existence de la paroisse rappelle au chrétien qu’il se définit comme un homme ne trouvant sa plénitude que dans l’ouverture aux autres, dans le tropisme qui tourne les hommes l’un vers l’autre et l’un pour l’autre dans l’existence en communion. […]

2. La divine liturgie, participation à la Résurrection

[…] Pour que la paroisse puisse être un témoin authentique de la catholicité de l’Église, il faut que le prêtre ait soin de maintenir sa communauté en état d’éveil ecclésial. Il doit veiller à ce qu’elle ne perde jamais l’instinct d’orthodoxie, le flair spirituel des croyants, le sensus fidelium. Il faut éviter toute dichotomie entre une Église enseignante, un Magistère, et une Église enseignée, entre une Église qui sait et une Église qui suit, entre la foi savante des clercs et des professeurs de théologie, et la foi populaire. Ce qui touche à la vérité de la foi doit être l’affaire de tous les membres de la paroisse. Car la vérité selon l’Évangile ne s’assène pas. Il s’agit bien plutôt de se l’approprier consciemment, librement, personnellement. La paroisse doit être le lieu où chaque chrétien peut se laisser convaincre par le Saint Esprit de la vérité de l’Évangile et de l’Église, en sorte que la vérité de l’Église devienne la vérité de chaque chrétien, dans une démarche de liberté que Dieu respecte. […]

Lorsqu’elle célèbre la divine liturgie, la communauté paroissiale parvient au moment suprême de la vérité de sa foi, de son essence et de sa vocation. Elle rend alors dans ce monde le témoignage suprême au Père, par le Fils, dans l’Esprit, et elle expérimente la vie divino-humaine du Christ ressuscité. La célébration de la divine liturgie est la célébration paroissiale centrale et suprême de la présence du Christ ressuscité et de la koinonia [communion] avec lui. C’est avant tout par l’œuvre de la divine liturgie que la communauté paroissiale s’accomplit en tant que Corps du Christ et expérience du Royaume. La divine liturgie est, de par soi, l’acte paroissial le plus intense et le plus complet. Elle est la vivante synthèse de toute la foi vécue de la communauté chrétienne, de son expérience et de la doctrine qui confère un sens à sa vie. De là l’importance du tropaire que la communauté chante après avoir communié et qui est aussi le quatrième stichère des vêpres de la Pentecôte : " Nous avons vu la vraie lumière, nous avons reçu l’Esprit céleste. Nous avons trouvé la foi véritable ; adorons l’indivisible Trinité, car c’est elle qui nous a sauvés. " Ce tropaire dit tout ce que la communauté paroissiale apprend dans sa célébration des saints Mystères, combien cette célébration est catéchétique.

Quand elle célèbre la divine liturgie, la paroisse contemple la résurrection du Christ : " Nous avons vu la vraie lumière. " Et il est tout à fait significatif qu’à l’autel, tout de suite après avoir communié, les célébrants récitent le même tropaire que la communauté a chanté aux matines après avoir entendu la proclamation de l’Évangile de la résurrection : " Ayant contemplé la résurrection du Christ... " [dans certaines paroisses ce tropaire est lu à haute voix. NDLR]. Et la contemplation de sa lumière du Ressuscité, du Sauveur, c’est-à-dire de celui qui nous donne le salut, je veux dire le Saint Esprit, cette contemplation est simultanément réception du Salut, de l’Esprit qui procède du Père et repose sur le Fils, lequel en est le Dispensateur dès lors qu’il en est le Réceptacle éternel : " Nous avons reçu l’Esprit céleste ". Dans la célébration liturgique, la communauté paroissiale trouve la plénitude de la vérité de sa foi, confesse et adore la Divine Trinité : " Nous avons trouvé la foi véritable ; adorons l’indivisible Trinité, car c’est elle qui nous a sauvés. "

En chantant ce tropaire pentécostal chaque fois qu’elle célèbre les saints Mystères, la paroisse expérimente la vérité de la formule d’Évagre le Pontique : " Si tu es théologien, tu prieras vraiment et si tu pries vraiment, tu es théologien. " La lex orandi et la lex credendi sont consubstantielles l’une à l’autre. La liturgie est une école de théologie et, selon la belle formule du père Cyprien Kern : " La chorale de l’église est une chaire de théologie ". Bien entendu, chez Évagre aussi bien que pour le père Cyprien Kern, par théologie il faut entendre non point seulement un logos et une réflexion intellectuelle sur Dieu, mais aussi bien un dialogue orant, une rencontre existentielle et une koinonia avec lui. […]

3. Célébrer pour le monde

La liturgie, qui constitue le cœur de la vie paroissiale, doit ouvrir celle-ci sur la cité. La liturgie fonde la vision chrétienne-orthodoxe du monde, de l’existence humaine et de sa destinée, de la société et de l’histoire, de la création tout entière, à la lumière divine et incréée de la présence du Ressuscité. Quand elle célèbre les saints Mystères, la communauté paroissiale regarde la cité et le monde en lesquels elle pérégrine avec les yeux du Ressuscité, à la lumière de l’" Un de la Trinité " devenu l’un des hommes, et qui s’est présenté comme étant la lumière du monde (Jn 8,12). La liturgie est l’événement divino-humain qui, par excellence, nous arrache à ce que Paul Ricœur a si bien appelé le désespoir du sens, le nihilisme. Dans la célébration de la divine liturgie, la communauté paroissiale se manifeste comme étant la conscience eucharistique de la cité au sein de laquelle elle se situe.

Le 18 janvier, en la fête de saint Athanase et de saint Cyrille d’Alexandrie, et le 17 février, en la fête de saint Théodore le Tyronien, l’Église orthodoxe appelle les chrétiens " les amis de la fête ". Dans la cité industrielle, essentiellement utilitaire et fonctionnelle, où le centre n’est plus l’église, mais le lieu privilégié de la consommation, la fête, c’est le commerce, le shopping center, la fête de la consommation. À cet égard, le type de société dans lequel nous vivons est un viol permanent de la nature humaine. Car le cœur de l’homme est en attente de fête authentique. Déjà à la fin du XVIIIe siècle, Novalis écrivait : " Partout nous cherchons l’Absolu, et jamais nous ne trouvons que des objets ". Ce cri de Novalis, combien, hélas, l’homme de la société industrielle peut-il le faire sien !

Or, c’est dans la liturgie que l’existence humaine est conviée à battre son plein, que notre esprit est appelé à tituber de joie. La liturgie est une théologie vécue, existentielle de la beauté. Fête céleste, source jaillissant en vie éternelle et en joie indicible, la liturgie rejoint les attentes secrètes et inassouvies que comporte la zone psychique de notre être. Le besoin de fête, l’exigence de beauté, l’aspiration à la joie, sont essentiels à l’être humain. L’exultation liturgique s’exprime en danses incorporelles, pour reprendre une belle formule des matines du Samedi de Lazare. […].

La paroisse doit être le lieu paradisiaque où l’on fait la fête, l’oasis dans le désert du monde sécularisé où est apportée une réponse concrète à l’exigence de célébration qui constitue la dignité et la vérité de l’homme. Dans la cité sécularisée et de plus en plus fondée sur l’utilité et la rentabilité, il s’agit de relever le défi de l’indifférence plus encore que de l’athéisme. Il convient de témoigner de ce qui ne sert à rien mais illumine et transfigure tout en arrachant tout au désespoir du sens. Il s’agit de restituer le sens de l’existence comme célébration, comme fête, comme gratuité. Il s’agit de témoigner de la résurrection par la fête liturgique et par la joie qu’elle suscite. Il s’agit de témoigner de la beauté. […]

Toutefois, il est absolument essentiel que la célébration liturgique, témoignage festif de joie divino-humaine et de beauté incréée, ne soit jamais introvertie. La célébration qu’effectue la paroisse doit être en communion avec le drame et le cri de l’humanité appelant un monde autre. Cette célébration doit se situer dans le vif de l’histoire humaine, au cœur de la vie de la cité, en pleine glèbe du monde, dans l’épaisseur du temps de l’histoire, dans les douleurs de l’histoire terrestre. Rien de ce qui tisse l’existence humaine – la peur du cancer et du sida, l’instabilité affective des couples, le chômage, l’immigration – ne saurait être étranger à la célébration liturgique de la paroisse. Cette célébration est enserrée dans la koinonia du Dieu trinitaire et entraînée dans la koinonia du Fils à la condition humaine. La relation de l’expérience liturgique à la misère du monde, à la vie commune de l’humanité, à la volonté d’arracher celle-ci à sa détresse est tout à fait fondamentale. Les questions qui angoissent et passionnent les hommes doivent irriguer la pensée et la vie liturgique de la communauté paroissiale. Dans la vie liturgique introvertie, on cède à la tentation d’abandonner l’histoire où s’engouffre brutalement la modernité et l’on croit ensuite, bien à tort, n’avoir plus d’autre issue que la crispation intégriste, l’insistance sur le rite.

Notre expérience liturgique n’est authentique que si elle porte des fruits dans notre vie séculière, si elle façonne, sculpte notre existence familiale, politique, professionnelle, culturelle. Elle ne peut être vraie si nous l’effectuons en séparant, de façon nestorienne, en cloisonnant d’une part, notre vie dans la société sécularisée et d’autre part, notre expérience déifiante de la lumière incréée que nous affirmons avoir vue en communiant : " Nous avons vu la vraie lumière ".

Il ne faut donc pas céder à la tentation d’objectiver et d’immobiliser la parole liturgique. Il ne faut pas fossiliser l’univers de l’époque byzantine, ni faire de la Croix le totem – le mot est d’Olivier Clément – d’un empire chrétien à jamais disparu. La liturgie ne doit pas s’introvertir au point de n’être plus que le refuge de ceux qui ne voient dans l’histoire que décadence et que modernité maléfique.

Solidaires de la cité, ce n’est pas seulement pour la communauté paroissiale que nous célébrons la divine liturgie, mais pour la totalité de l’Église, et même pour l’humanité tout entière. Si restreinte qu’elle soit, la paroisse célèbre les saints Mystères dans l’espace de la communion des saints, communion qui transcende le temps et l’espace, les différences de race et de sexe, d’âge et de classes sociales, de convictions politiques, de culture. En tant que communauté liturgique, la communauté paroissiale ne saurait, sans trahir son identité et sa vocation, s’évader de la terre, de la cité, des labeurs et des combats des hommes de ce temps. À insister de façon trop univoque sur la célébration, la paroisse pourrait céder à la tentation de se couper des préoccupations sociales des hommes, dégradant sa vie liturgique en un refuge loin des défis de l’histoire. Essayer de s’évader de la terre pour trouver Dieu, ce n’est en fait que chercher à s’enchanter de soi-même. La célébration ne saurait être un alibi à l’engagement des chrétiens dans l’histoire. Elle est bien plutôt appel à une liturgie après la liturgie se déroulant dans l’histoire concrète et tourmentée des hommes. Il faut établir un va-et-vient entre l’autel et le monde.

Si nous croyons, non point de façon purement intellectuelle et abstraite, mais véritablement, que l’Église est le cœur du monde, alors nous avons le devoir de tout faire pour qu’à notre échelle, notre paroisse soit le cœur de la ville, ou du village. […]

La paroisse ne saurait se contenter de célébrer les saints Mystères en fermant les yeux et les oreilles sur les besoins des pauvres et des opprimés et, plus généralement, sur tout ce qui préoccupe les hommes. L’existence paroissiale est une existence doublement engagée : aux côtés du Christ ressuscité présent dans la célébration de la divine liturgie eucharistique, et aux côtés du Christ ressuscité présent en chaque pauvre et plus généralement en tout homme de ce monde de détresse, de boue et de sang. La vie liturgique doit informer, façonner, guider la conscience ecclésiale de la paroisse ainsi que la vision du monde qu’a la communauté paroissiale. La vie liturgique doit être une vision de vie embrassant la totalité de l’existence humaine, une puissance de vie permettant de juger, d’informer et de transfigurer la totalité de l’existence humaine des chrétiens. La liturgie ne doit pas se limiter au naos [temple]. Au-delà de cette enceinte sacrée, elle doit avoir un impact existentiel, une puissance d’inspiration et de transfiguration. La vie qui commence au-delà des portes du naos ne doit pas apparaître comme étant de par soi la vraie vie. Elle doit être plutôt considérée comme une vie qui ne peut devenir véritable que par la puissance de la vraie vie qu’est l’expérience liturgique. C’est la liturgie qui fait devenir la paroisse ce qu’elle doit être, à savoir Corps du Christ et Temple de l’Esprit. […]

4. Paradis planté dans la ville,
la paroisse est un lieu pour renaître

De la paroisse je dirai qu’elle est un paradis planté dans la ville. En m’exprimant ainsi je reprends en la transposant une belle formule de saint Irénée : " L’Église a été plantée comme un paradis dans le monde ". La paroisse est un paradis planté dans la ville en tant qu’elle est un mystère et non point un phénomène essentiellement sociologique. La paroisse est un mystère de résurrection, un lieu où l’être humain peut découvrir que Dieu est la liberté de l’homme, que Dieu seul est pleinement humain et que l’homme ne peut parvenir sans Dieu à la plénitude de son humanité, que sa seule chance d’accéder à cette plénitude est de consentir à être divinisé par Dieu. La paroisse est un mystère en tant qu’au sein de la cité, elle est ce lieu paradisiaque où est offerte à la liberté humaine la voie de la grande métamorphose, de la transfiguration fondamentale. Elle est la matrice divino-humaine en laquelle l’homme est enfanté à l’éternité, engendré à la vie du Père, par le Fils, dans l’Esprit, la matrice en laquelle il est mis au monde dans la liberté et la vérité de l’agapé.

La paroisse est un lieu pour renaître. Nous baptisons à longueur d’années des enfants et, de temps en temps, des adultes. Mais ces gens que nous baptisons, il faudrait qu’ils ne se contentent pas de savoir qu’ils ont été baptisés. Encore faudrait-il que les conséquences de leur initiation baptismale et chrismale ne soient pas surtout d’ordre sociologique. La paroisse est ce lieu privilégié où à l’homme stressé par les échecs dans sa vie amoureuse, surmené par sa vie professionnelle, angoissé par la crainte du chômage ou la peur de la maladie, il est donné de reprendre souffle en respirant l’Esprit, le très Saint Esprit. Au cœur de la grande cité, c’est un lieu où m’est offerte la possibilité de m’enraciner en une réalité qui transcende ce monde déchu, où se constitue un humus, un compost, une terre maternelle, bonne et nourricière, rendant possible la germination du partage et du pardon, l’acceptation de l’autre dans son altérité qui me relativise, l’accueil hospitalier de l’étranger, la communion désintéressée avec les êtres et les choses, le sens de la fête et la jubilation gratuite dans la célébration. […]

Comme le monde, hélas, la paroisse connaît la dure réalité du péché et des offenses personnelles. Seul le pardon est en mesure de la sauver du cercle infernal : offense, donc péché, donc rancune, ressentiment, donc nouveau péché, c’est-à-dire le péché engendrant indéfiniment le péché. Le pardon des chrétiens pratiqué dans la sphère d’existence de la communauté paroissiale ne doit pas être un pardon de simple bienséance, ni de caractère juridique, mais un pardon de la personne à la personne. Ce pardon doit être bien davantage que quelques paroles d’apaisement ou un arrangement à l’amiable. Il s’agit de laisser passer le courant électrique divin et incréé qui de Dieu va vers tout homme, même si l’autre s’obstine à fermer l’interrupteur. Il vaut mieux se faire rouler que de courir le risque de provoquer le reflux du courant. Le Christ est offert par son Père à tout homme. Il est donc essentiel que je n’entrave pas cette communication. Il est complètement impossible d’être chrétien, c’est-à-dire de recevoir dans le Saint Esprit la plénitude de la vie divine du Christ, et de refuser de laisser au Père céleste la possibilité d’être, par mon humble entremise, le Mendiant d’amour qui frappe à la porte du cœur de tout homme, y compris de l’homme qui m’a affolé de souffrance par le mal qu’il m’a fait. La paroisse est en ce monde, dans la cité, le lieu privilégié où peut s’effectuer le pardon. Une paroisse au sein de laquelle on est capable de se pardonner mutuellement, de se réconcilier, est une paroisse qui est démontrante, je veux dire que, sans faire de phrases, elle témoigne silencieusement mais effectivement de la présence en son sein du Christ ressuscité. […]

5. Conclusion

Le sacrement que célèbre la communauté paroissiale n’est vrai que s’il n’est pas coupé de la réalité ecclésiale telle que la veut effectivement le Seigneur. Et pour qu’il ne le soit pas, il est essentiel que la paroisse soit effectivement le lieu où éclate la gloire de Dieu en une humanité de réconciliation, de pardon et de paix. La communauté paroissiale ne saurait célébrer en toute vérité la gloire de Dieu dans la fête liturgique si elle en vient à séparer cette célébration d’un engagement pour la réconciliation de l’humanité. Car, de par sa koinonia au Dieu tri-unique, la paroisse a pour mission d’œuvrer à la réalisation de l’unité ontologique des hommes. La koinonia paroissiale se définit comme la marque de la communion trinitaire dans les relations humaines des disciples du Ressuscité, relations qui ne peuvent être que des relations de frères rendus concorporels et consanguins par leur koinonia au même calice.

Soudée en communion, cœur de la grande foule solitaire dans la grande ville anonyme, quand bien même la foule ignore son cœur, la paroisse est le lieu où, par excellence, doivent s’effondrer les murs de séparation, les barrières de division, les cloisons de la haine. Dans la sphère d’existence paroissiale doivent être transcendés les clivages socioculturels aussi bien que les divisions naturelles. La paroisse doit être le lieu où patiemment, ascétiquement, nous apprenons à passer de la division à l’unité, de l’égoïsme au partage, de la haine à l’amour, de la vengeance au pardon, de l’injustice à la justice, de la violence à la paix, de la mort à la vie. C’est une sphère d’existence où l’homme parvient à unifier son être personnel, où cessent d’être incompatibles la prière et l’action, l’adoration et l’efficacité, la contemplation et l’engagement dans l’histoire. [...]

Contacts, No 193, 2001.
[Dans cette version considérablement raccourcie
de l’article, nous avons voulu en faciliter la lecture
en traduisant ou en donnant la translittération
d’expressions grecques dans l’original.]


COMMENT VIVRE NOTRE FOI CHRETIENNE

DANS LE MONDE ACTUEL ?

Notes de catéchèse
du père Marc-Antoine Costa de Beauregard

Problématique : Le monde actuel étant tellement changé, la foi chrétienne paraît spécialement difficile à vivre aujourd’hui. Le père Sophrony disait que c’est devenu plus difficile parce que les chrétiens prient peu ; il pensait également à l’accroissement des ténèbres dont parle le saint Évangile (voir Mt 24, Mc 13 et Lc 21).

 I. Rappeler la nature des rapports baptisé-monde.

– Le " monde " : caractérisé par la convoitise, les tentations (plaisir, pouvoir, savoir, les trois tentations du Christ au désert), l’illusion (la fascination) ; voir saint Jean (1 Jn 2, 16-17) : " Tout ce qui est dans le monde – la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la richesse – vient non pas du Père, mais du monde. Or le monde passe avec ses convoitises, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. "

– Le monde actuel : surinformation, suréquipement (magie de la technique), surconsommation ; norme du plaisir égoïste (" faites-vous plaisir ! "), platitude du matérialisme (absence de profondeur derrière les " choses " sensibles, absence de la dimension invisible) ; sécularisation (réduction de la réalité au premier degré) ; relativisme (crise des valeurs, tout le monde a raison, tout se vaut, dit-on, chacun sa vérité etc.) mais surévaluation du principe individualiste (libre disposition de soi, refus de rendre des comptes, irresponsabilité, préférence de soi à autrui, d’où les prises de position dans le domaine bioéthique, liberté puérile et erronée du " je fais ce que je veux ").

– La contradiction entre la foi chrétienne et le monde semble accentuée : le monde semble aux antipodes de l’Église.

– Le nombre des croyants paraît infime (et il y a manque d’unité de foi), la grande apostasie des chrétiens a commencé (voir Mt 13, 21 ; 2 Th 2, 3 ; Hé 3, 12 et 10, 26 ; 1 Jn 2, 19-25 ; 4, 3 ; Ap 13, 3).

– Simultanément, le baptisé, sans appartenir au monde, est dans le monde (famille, paroisse, monastère) et confronté tous les jours au monde (circulation extérieure, pénétration des informations par la télévision et l’internet dans les foyers).

– Le monde n’est plus tenu à distance, les enfants sont plus exposés qu’ils ne l’ont jamais été à cette circulation des informations, des idées et des objets ; ils sont particulièrement exposés à la convoitise (publicité etc.), par exemple pendant la période de Noël.

– Un monde prétend se passer de Dieu, le fait religieux y est présenté comme bizarre ou négatif, anecdotique ou pittoresque, plus culturel et fantaisiste que profond ; il est caricaturé par les extrémismes ; on a perdu l’idée que la religion est une connaissance de Dieu, du monde et de l’Homme, connaissance d’autrui, de soi et, justement, du monde.

– Pourtant, le baptisé est un être humain consacré au service de la Parole de Dieu, un membre du Corps du Christ le nouvel Israël, le Peuple de Dieu, un temple de l’Esprit, " porteur du Christ " et " porteur de l’Esprit " dans la monde.

II : Que faisons-nous, chrétiens, dans ce monde ?

– Le chrétien n’appartient pas au monde (Jn 17, 14) – il est mis à part par la consécration sacerdotale ; mais il vit dans le monde ; il est envoyé dans le monde (mission des laïcs). Situation paradoxale et inconfortable de témoin (" martyr ").

– Le complexe d’infériorité chrétien : nous (l’Église) serions loin du monde (c’est l’inverse qui est vrai), à la remorque de lui, abandonnés par lui (il ne nous soutient pas, il ne soutient pas les mêmes valeurs que nous).

– Le complexe de supériorité des chrétiens et de certaines sectes : diabolisation du monde, sentiments d’appartenir au groupe des élus, des purs, tentation intégriste de juger et de condamner.

– Le besoin de justifier son existence (le monde actuel, système du libéralisme économique, volonté de la productivité, de la rentabilité et de la consommation) ; nous croyons devoir nous justifier devant lui etc., être utile, avoir sa place…

– Impuissance à imposer au monde (à ses enfants) ses valeurs : les chrétiens constatent qu’ils ont perdu le pouvoir sur le monde, sur la société (heureusement… ils n’ont plus que le pouvoir de l’amour).

– D’où la tristesse (la mauvaise tristesse), le découragement (péché du doute) des chrétiens : à quoi bon ? Ce qui nous fait vivre ne fait plus vivre que nous ; nos enfants renient le trésor que nous voulions leur donner ; nous n’aurons rien transmis etc. Quel avenir pour les chrétiens et pour la foi chrétienne ?

– Mais nous oublions que c’est le Christ qui veut agir par nous, nous ne sommes pas seuls ni orphelins (discours du Christ avant l’Ascension – voir Mt 28, 18-20) ; le Christ est la Tête de l’Église, donc de nous ; l’Esprit Saint remplit l’Église, donc nos propres personnes.

III. Inverser le rapport Église-monde : l’Église porte le monde, c’est elle la norme.

– La situation n’est pas nouvelle (exemple de l’Église primitive dans la société antique) : les chrétiens sont " l’âme du monde ".

– La situation est nouvelle (un monde déchristianisé est très différent d’un monde non christianisé ou païen) : c’est vrai, cela accentue notre responsabilité.

– Des difficultés immenses sont en germe dans le monde actuel (crises économiques et écologiques sans précédentes, affrontement inouï entre les ethnies et les peuples, " guerre des mondes ") ; nous devons nous y préparer et préparer nos enfants par une éducation appropriée (lire la Parole de Dieu à la maison).

– Nous vivons par la Foi : croire que Dieu aime son monde, croire en la prière (prier pour le monde), dans le pardon, dans la puissance du jeûne   (jeûner pour le monde, suivre les carêmes), dans la puissance de l’exemple des saints et des justes dans le monde (lire la vie des saints dans le Synaxaire).

– Écouter l’enseignement de Jésus Christ (par exemple Jn 13 à 16) concernant le rapport Église/monde.

– Être conscients que l’Église que nous sommes porte le monde.

– Répondre à notre vocation pour aider le monde (prière solitaire, création d’une école, ministère dans l’Église, mission des parents dans la famille, service du prochain dans la société, vie associative, responsabilité municipale et politique, témoignage par l’art…). Se poser la question, non seulement " qu’est-ce que je fais dans ce monde ? " mais " qu’est-ce que je fais pour ce monde ? "

– Gérer notre relation avec le monde (télévision, internet, revues, lectures, fréquentations, etc.)

– Agir dans le monde de l’intérieur par la famille, par la paroisse, le monastère.

IV. Conclusion

Pensons à la situation des premiers chrétiens, écoutons fréquemment le saint Evangile et les psaumes (immergeons-nous dans la Parole et laissons la Parole s’immerger en nous dans le cadre de l’Église et surtout de sa vie liturgique) ; pensons que tout est une occasion d’acquérir l’amour de Dieu et d’en témoigner autour de nous ; laissons à Dieu le jugement et la parole.

Catéchèse en la paroisse Saint-Germain-et-Saint-Cloud
à Louveciennes le 8 janvier 2006.
Du père Marc-Antoine Costa de Beauregard, voir aussi
« Orthodoxie et modernité, l’Église au quotidien
dans le monde aujourd’hui »,
 au : http://christophe.levalois.free.fr/
fichier/Orthodoxie_et_modern.pdf


COMMENT CONSTRUIRE L’ÉGLISE LOCALE ?

par Mgr Kallistos (Ware)

Parmi les visions riches et symboliques que nous trouvons dans Le Pasteur d’Hermas, une œuvre du IIe siècle, il y en a deux qui expriment d’une façon claire et frappante l’être même de l’Église. Premièrement, Hermas voit l’Église comme une femme vénérable et très âgée. " Et pourquoi est-elle si âgée ? ", demande Hermas, et on lui répond : " Parce qu’elle fut créée avant tout [le reste de l’univers]. Voilà pourquoi elle est âgée, c’est pour elle que le monde a été formé " (vision 2, 4, 1). Après cela, on montre à Hermas une grande tour, encore inachevée, à laquelle sont continuellement ajoutées de nouvelles pierres (vision 3, 2, 4-9).

 Le Pasteur d’Hermas exprime ici, en des images remarquables, les deux aspects essentiels, fondamentaux et nécessairement complémentaires du mystère de l’Église. L’Église est tout à la fois âgée et jeune, immuable et toujours nouvelle. Elle est pré-existante, éternelle, mais en même temps elle est dynamiquement impliquée dans un monde en changement continuel, dans l’évolution historique ; l’Église se trouve toujours engagée, sans aucune réserve, dans un processus de rénovation, d’adaptation, de croissance inattendue. Soulignant ces deux aspects – la femme âgée et la grande tour inachevée – le père Georges Florovsky dit très justement que l’Église est l’image vivante de l’éternité dans le temps (eternity within time).

L’Église comme mystère

Oui, l’Église est vraiment le Corps du Christ, spirituel, sans tache, sans souillure, qui transcende toute manifestation terrestre et qu’aucun schisme ne peut déchirer. Mais l’Église sur terre est aussi une communion de pécheurs, défigurée par les imperfections humaines, souvent extérieurement pauvre et faible, déchirée et fragmentée. Il faut insister, en des termes antinomiques, sur ces deux aspects de l’Église, sans jamais séparer l’aspect visible et l’aspect invisible. Comme Vladimir Lossky l’a fait remarquer, nous devons appliquer à l’Église la définition du concile de Chalcédoine concernant les deux natures du Christ, le Théanthropos, le Dieu-homme. Il est absolument nécessaire d’éviter dans notre ecclésiologie la déviation monophysite, qui insiste unilatéralement sur la réalité divine de l’Église, considérant que la vie ecclésiale est dans sa totalité sacrée et immuable, et négligeant le côté historique de l’Église, son incarnation dans l’histoire. Mais il est tout aussi nécessaire d’éviter la déviation nestorienne, qui traite l’Église uniquement comme une institution humaine, comme une organisation terrestre, dominée par un pouvoir politique et des règles juridiques. Car l’Église n’est pas une organisation, elle n’est pas une société ou une corporation, mais elle est plutôt un organisme, un corps, un corps divino-humain, théanthropique, le Corps du Christ vivant.

C’est délibérément que j’ai parlé du mystère de l’Église, et je voudrais maintenant mettre en relief ce mot " mystère ". Un mystère, mysterion, dans le sens proprement théologique du mot – le sens que nous trouvons dans le Nouveau Testament – ce n’est pas du tout une énigme, un problème cérébral, mais c’est plutôt une réalité qui est révélée à notre compréhension, mais qui n’est pas révélée totalement, parce qu’elle s’enracine dans les profondeurs inépuisables et infinies de Dieu. Et c’est précisément pour cette raison qu’il est presque impossible de formuler une définition de l’Église en des termes abstraits ou théoriques. Le père Paul Florensky a bien dit à ce sujet : " L’idée de l’Église n’existe pas, mais l’Église elle-même existe, et pour chaque membre vivant de l’Église, la vie ecclésiale est la chose la plus légitime et la plus palpable de tout ce qu’il peut connaître. " C’est comme le père Serge Boulgakov qui insiste sur cette même réalité : " ’Viens et vois’ : on ne conçoit l’Église que par l’expérience, par la grâce, en participant à sa vie. " En tout cas, une chose est incontestable : si nous voulons construire une Église locale, nous ne devons pas sous-estimer cette réalité fondamentale : l’Église comme mystère, mystère vivant, mystère partout présent, mystère de la grâce divine.

" La tâche de l’Église sur terre
est de célébrer l’eucharistie "

Avant de se demander " Comment construire l’Église locale ? ", il faut se poser la question, fondamentale elle aussi : " Pourquoi l’Église ? Quelle est la fonction distinctive et unique de l’Église ? Qu’est-ce que l’Église fait, que rien ni personne d’autre ne peut faire ? " La réponse tout à fait claire à cette question, que la théologie orthodoxe a donnée au XXe siècle, est celle-ci : la tâche de l’Église sur terre est précisément de célébrer l’eucharistie. Comme saint Ignace d’Antioche l’a proclamé, l’Église est un organisme eucharistique, qui se réalise et s’accomplit dans le temps et dans l’espace par l’oblation de la sainte liturgie. C’est l’eucharistie qui fait l’Église et, vice versa, c’est l’Église qui fait l’eucharistie. L’unité de l’Église n’est pas imposée de l’extérieur par le pouvoir de juridiction, mais elle se crée de l’intérieur par la communion dans le corps et le sang du Sauveur glorifié. Dans les paroles de saint Paul : " La coupe de bénédiction sur laquelle nous prononçons la bénédiction n’est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n’est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu’il n’y a qu’un pain, à nous tous nous ne formons qu’un corps, car tous nous avons part à ce pain unique. " Entre la communion au pain eucharistique – un seul pain, unique – et notre communion ecclésiale dans l’unique Corps du Christ, il n’y a, pour l’apôtre, pas seulement une analogie, mais une connexion causale : comme nous participons à un seul pain, donc, comme résultat, nous sommes constitués en un seul Corps du Christ.

Telle est l’ecclésiologie du père Georges Florovsky, du père Nicolas Afanassieff et du métropolite de Pergame Jean (Zizioulas). Bien sûr, nous ne devons pas développer une telle ecclésiologie eucharistique unilatéralement, sans tenir compte des autres aspects du mystère de l’Église. Et, tout particulièrement, la plénitude de l’Église locale ne réside pas dans chaque célébration eucharistique, considérée isolément ; elle se trouve plutôt dans le diocèse local – tous les prêtres et toutes les assemblées eucharistiques en communion avec l’évêque du lieu qui, à son tour, est en communion avec tous les autres évêques de l’Église universelle. De plus, il ne faut pas négliger non plus les diverses autres expressions de la vie ecclésiale : le monachisme, par exemple, la prière personnelle, l’hésychasme, la tradition philocalique – même si c’est l’eucharistie qui constitue la source et le fondement de toutes les autres manifestations de tous les autres aspects de la réalité de l’Église.

Découlant de cette ecclésiologie eucharistique, il y a trois conséquences d’une grande importance.

" La catholicité et l’universalité de l’Église
sont bien plus précieuses que
notre identité individuelle ou ethnique "

1. Si la base de l’existence et de la vie de l’Église est l’eucharistie, cela signifie que l’Église est organisée selon le principe territorial, et pas selon le principe ethnique. Car la sainte liturgie réunit en chaque lieu tous les fidèles – tous et toutes – qui y demeurent, sans égard à leur nationalité ou à leur origine ethnique : " Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme – car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus " (Ga 3,28).

Le patriotisme, la fidélité à sa propre identité nationale, c’est une qualité précieuse, qui peut être offerte au Seigneur, baptisée et sanctifiée – comme nous tous d’ailleurs – ainsi que l’a très bien noté Alexandre Soljenitsyne, entre autres. Mais la catholicité de l’Église, de même que son universalité, comme Corps du Christ et organisme eucharistique, sont bien plus précieuses que notre identité individuelle ou ethnique. Le vrai ordre des priorités est sagement indiqué par le théologien grec Jean Karmiris : " Nous ne devrions pas parler, écrit-il, d’une Église orthodoxe "nationale" grecque, russe ou roumaine – ou, pourrions-nous ajouter, d’une Église orthodoxe "nationale" française ou britannique –, nous devrions plutôt parler de l’Église catholique orthodoxe unique en Grèce, en Russie, ou en Roumanie " (ou en France et en Grande-Bretagne), et ainsi de suite. Certes, l’orthodoxie ne rejette pas la nation, la nation existe, mais elle est appelée à agir – et à être sanctifiée, transfigurée, comme chacun de nous, comme chacun de nos membres, dans le cadre de la catholicité de l’Église, et à être définie par lui.

Sans la paroisse, il n’y a pas d’Église

2. Si la base de l’existence et de la vie de l’Église est l’eucharistie, cela signifie que la paroisse possède une valeur primordiale. Même si la plénitude de l’Église locale se trouve dans le diocèse, pas dans chaque paroisse, prise isolément, il est aussi vrai que la célébration de la sainte liturgie ne se réalise que dans un endroit particulier, sur une table spécifique, avec une communauté concrète et visible (et aussi invisible, car les saints et les anges sont toujours présents et actifs). Il n’y a pas de célébration " universelle " de la liturgie (même si toutes les célébrations de la liturgie dans des endroits différents – partout sur terre – constituent une seule et même liturgie) ; il y a seulement des célébrations " en un lieu " (1re Apologie de saint Justin) – dans chaque paroisse, dans chaque assemblée locale. Sans la paroisse, sans l’assemblée locale, il n’y a pas d’Église !

La valeur de la paroisse, dans la perspective d’une ecclésiologie eucharistique, est exprimée avec beaucoup d’éloquence par le penseur grec Christos Yannaras. La citation est un peu longue, mais ces mots sont vraiment pertinents : " Pour la première fois dans l’histoire, les Églises orthodoxes ne s’identifient plus chacune avec un peuple particulier. Les frontières ethniques ont été en grande partie brisées, même si nous pouvons persister à les défendre avec une espèce de naïveté sentimentale. Même à l’intérieur des pays dits " orthodoxes ", nous sommes dans l’incapacité de créer un milieu culturel proprement ethnique. Nous appartenons à des courants culturels plus larges ou bien nous nous y trouvons projetés. Aujourd’hui, plus qu’à toute autre époque, notre existence personnelle doit être ancrée dans la paroisse locale. La vérité de l’Église, la réalité du salut, l’abolition du péché et de la mort, la victoire sur l’irrationnel dans la vie et dans l’histoire, tout cela provient – pour nous orthodoxes – de la paroisse locale, de l’actualisation du Corps du Christ et du Royaume du Père, du Fils et du Saint-Esprit. L’unité liturgique des fidèles doit être le point de départ de tout ce que nous espérons : la transformation de la vie impersonnelle des masses en une communion de personnes, une justice sociale authentique et réelle (plutôt qu’une approche purement théorique et légaliste), l’affranchissement du travail par rapport à l’esclavage des nécessités et sa transformation en une activité impliquant un engagement personnel et le sens de la solidarité. Seule la vie de la paroisse peut donner une dimension sacerdotale à la politique et manifester le caractère sacramentel de l’amour. Hors de la paroisse locale, tout cela n’est qu’abstraction, idéalisme naïf ou utopisme sentimental. Mais, au sein de la paroisse, il y a actualisation dans l’histoire, espérance réaliste, réalisation dynamique. "

Le professeur [Christos] Yannaras ajoute avec tristesse qu’il y a un abîme tragique, une contradiction flagrante entre l’idéal de la paroisse comme réalité eucharistique et eschatologique et ce que nous voyons en pratique dans nos paroisses orthodoxes : " Aujourd’hui, dit-il, nos paroisses représentent, la plupart du temps, un phénomène socio-religieux (parfois ethnique, voire imprégné de chauvinisme), beaucoup plus qu’elles n’expriment une dimension eschatologique. " C’est vrai, mais en même temps, ce n’est pas tout à fait vrai. Qu’il y ait des paroisses ethniques, je dirais même que c’est tout à fait normal, au niveau, par exemple, des immigrés récents – les gens souhaitent prier dans leur langue, dans la langue à laquelle ils sont habitués. Mais ce qui devient anormal, c’est lorsque de telles paroisses s’enferment dans leur ethnicité, brisant ainsi la communion… Et ce qui est anormal aussi, bien sûr, c’est lorsqu’une langue nationale (et souvent d’ailleurs une langue morte) devient, au fil des générations, un obstacle à la transmission de la Parole de Dieu. Mais dans beaucoup de pays occidentaux, nous voyons aussi maintenant des paroisses orthodoxes qui ne sont pas seulement des entités ethniques, mais qui sont authentiquement interorthodoxes : dans lesquelles il y a une coopération entre les fidèles de nationalités différentes, entre des orthodoxes de naissance et des " convertis ", je dirais plutôt des personnes entrées consciemment dans la communion de l’Église orthodoxe. C’est dans de telles paroisses interorthodoxes que nous voyons l’avenir de l’orthodoxie en Occident.

Un objectif commun à long terme

3. Si nous insistons sur le caractère eucharistique de l’Église, si nous croyons aussi que l’organisation visible de l’Église sur terre doit être articulée sur une base territoriale et non sur une base ethnique, cela signifie – comme conséquence – que dans un endroit donné il ne peut y avoir qu’un seul évêque. Notre situation présente en Occident, avec une Église orthodoxe écartelée entre diverses juridictions, avec une multiplicité d’évêques dans chaque grande ville, ce n’est pas seulement une incommodité, une gêne pour notre action pastorale et missionnaire; ce n’est pas seulement théoriquement anticanonique, mais beaucoup plus profondément, c’est une contradiction fondamentale concernant l’être même de l’Église en tant qu’organisme eucharistique ; c’est un péché ecclésiologique, une transgression absolue, une violation de l’Église comme Corps du Christ.

Cela, je pense, est assez clair et ce n’est contesté par personne. Ce qui est plus difficile, ce qui nous divise, nous les orthodoxes en Occident, d’une façon très inquiétante, c’est la question de savoir comment surmonter notre situation présente, anticanonique et pécheresse, comment construire une vraie Église locale. Nous sommes d’accord sur la nature de l’Église, sur son être même. Et nous sommes donc d’accord sur notre but, notre objectif à long terme : un seul évêque dans chaque lieu ; et tous les évêques dans chaque pays, ou région, unis autour du même métropolite local, selon les principes du 34e canon apostolique. Mais nous ne sommes pas encore d’accord sur la voie qu’il faut suivre pour atteindre cet objectif.

" L’unité viendra et d’en-haut et d’en-bas "

À un niveau pragmatique, je parle avec beaucoup d’hésitation. Je n’ai pas de plan à proposer, je n’ai aucune solution toute faite. Je n’ai aucune autorité et je manque d’expérience pour pouvoir exprimer des opinions bien tranchées sur votre situation locale ici en France. Je n’ai aucun désir d’entrer dans des controverses. Si je me permets de vous offrir quelques réflexions pratiques, c’est seulement comme observateur, mais pas comme un observateur lointain et indifférent, mais comme un ami sincère de l’orthodoxie qui se développe ici en France, un ami qui depuis une cinquantaine d’années connaît l’Église orthodoxe dans ce pays, un ami qui a des liens fraternels depuis longtemps avec, par exemple, la famille Lossky, le père Boris Bobrinskoy, les monastères de Lesna (Provemont) et de Bussy-en-Othe. Mais, aujourd’hui, je voudrais plutôt écouter les autres que de parler moi-même. Et je reprendrai volontiers ce que j’ai dit, il y a un peu plus d’un an, au 1er congrès orthodoxe de Grande-Bretagne. Si nous nous demandons : " L’unité orthodoxe viendra-t-elle d’en-haut ou d’en-bas ? ", la seule réponse concrète est, à mon avis, " Des deux ! "

D’en-haut : une solution définitive, face à la situation anticanonique de l’Église orthodoxe en Occident, ne peut plus venir que d’un " saint et grand concile ", représentant le monde orthodoxe tout entier. Mais quand, demandons-nous, un tel concile sera-t-il convoqué ? En attendant le " saint et grand concile ", il faut agir en pleine coopération avec nos Églises-mères, dans le cadre de l’Assemblée des évêques de ce pays.

Mais ce n’est pas assez. Nous devons aussi chercher une solution à partir d’en bas. Même si un saint et grand concile se réunit effectivement un jour, il ne pourra réaliser que peu de choses, ou même rien du tout, s’il n’a pas le soutien de l’ensemble de la communauté ecclésiale, clercs et laïcs, dans chaque région particulière. La préparation d’un tel concile, et également la recherche de l’unité au niveau local, c’est la responsabilité de chacun d’entre nous sans exception. Si notre avenir ecclésial est en bien de ses aspects un mystère, c’est un mystère qui nous concerne tous. Comme les patriarches orientaux l’affirmaient dans leur réponse au pape Pie IX (1848), " le défenseur de la foi, c’est le corps même de l’Église, c’est-à-dire le peuple (laos) lui-même. "

" L’unité n’est pas qu’un don,
c’est une tâche à accomplir "

N’attendons pas que l’unité orthodoxe en Occident descende toute faite du ciel, telle un deus ex machina. L’unité n’est pas qu’un don, c’est une tâche à accomplir. L’unité canonique, la formation d’une véritable Église locale, arrivera uniquement quand il y aura pour elle un désir ardent, un sentiment puissant et irrésistible d’urgence parmi tous les fidèles en chaque lieu. C’est la responsabilité du peuple de Dieu dans sa plénitude – de tous les baptisés qui constituent le " sacerdoce royal " (1 P 2,6), qui ont reçu l’" onction venant du Seul Saint " (1 Jn 2,20) – et qui, comme les patriarches orientaux le disaient, sont collectivement et individuellement " le défenseur de la foi ". Il n’y aura une Église locale que lorsque nous nous sentirons tous personnellement impliqués dans la recherche d’une telle Église.

Rappelons-nous ici que ni un concile œcuménique, ni le patriarcat de Constantinople ou celui de Moscou, ni aucune autre Église-mère, ne peuvent créer une nouvelle Église locale. Le plus qu’ils puissent faire, c’est de reconnaître une telle Église. Mais l’acte de création doit être accompli sur place, localement. Les autorités supérieures peuvent guider, confirmer et proclamer. Mais le travail créateur ne peut s’accomplir qu’au niveau local, par les cellules eucharistiques vivantes qui sont appelées à constituer graduellement le corps d’une nouvelle Église locale. Donc nous devons œuvrer non seulement d’en-haut, mais aussi d’en-bas. […]

Extraits d’une communication prononcée le 1er octobre 2005 à l’Institut Saint-Serge à Paris, dans le cadre d’une conférence organisée par l’Archevêché des paroisses orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale (Patriarcat œcuménique) sur le thème " Comment construire l’Église locale ? ". Service orthodoxe de presse (SOP) 302, novembre 2005. Sous-titres du SOP.


LE CULTE DIVIN À L’ÂGE

DE LA SÉCULARISATION

par le père Alexandre Schmemann

" Tout est ailleurs " Julien Green.

 Homo adorans

Ces dernières années, on a analysé, décrit et défini le sécularisme de bien des manières différentes, mais, pour autant que je sache, aucune de ces descriptions n’a insisté sur un point que je considère comme essentiel, qui plus que tout autre révèle la vraie nature du sécularisme et qui peut ainsi orienter judicieusement notre étude.

Je pose en principe que le sécularisme est avant tout une négation du culte. J’insiste sur le fait que ce n’est pas une négation de l’existence de Dieu ni d’une certaine transcendance, ni donc d’une certaine religion. Si dans le langage théologique le sécularisme est une hérésie, c’est d’abord une hérésie sur l’homme. C’est la négation de l’homme en tant qu’il est un être rendant un culte à Dieu, en tant que homo adorans : celui pour qui le culte est l’acte essentiel, qui à la fois situe son humanité et l’accomplit. C’est le rejet, ontologiquement et épistémologiquement " décisif ", des mots qui, selon les termes d’une antique définition de la Tradition, ont été " toujours, partout et pour tous " utilisés dans le texte de la Préface, c’est-à-dire les mots qui constituent la véritable " épiphanie " de la relation de l’homme avec Dieu, avec le monde et avec lui-même : " Il est juste et bon de te chanter, de te bénir, de te louer, de te rendre grâce et de t’adorer en tout lieu où s’exerce ta souveraineté... "

Une telle définition du sécularisme demande très certainement à être expliquée. Elle ne peut évidemment pas être acceptée, en effet, par ceux, très nombreux aujourd’hui, qui consciemment ou non, réduisent le christianisme à des catégories soit intellectuelles (" l’avenir de la croyance ") soit éthico-sociologiques (" le service chrétien du monde "), et qui, de ce fait, croient possible de trouver non seulement une certaine adaptation, mais même une plus profonde harmonie entre notre " époque sécularisée " d’une part et le culte d’autre part. Si les partisans de ce qui fondamentalement n’est rien d’autre que l’acceptation du sécularisme par les chrétiens ont raison, tout notre problème, en ce cas, se réduit évidemment à trouver ou à inventer un culte qui soit plus acceptable pour l’homme moderne, eu égard à sa conception sécularisée du monde, et qui " corresponde " mieux à celle-ci.

Telle est en fait la ligne suivie de nos jours par la grande majorité des réformateurs de la liturgie. Ce qu’ils cherchent, c’est un culte dont les formes et le contenu " reflètent " les besoins et les aspirations de l’homme moderne sécularisé ou, mieux encore, du sécularisme lui-même. Le sécularisme, en effet, répétons-le, n’est absolument pas identique à l’athéisme et, si paradoxal que cela puisse paraître, on peut montrer qu’il a toujours particulièrement aspiré à trouver une expression " liturgique ". […]

Pour démontrer l’exactitude de ma définition du sécularisme comme une " négation du culte ", il me faut prouver deux points. L’un concerne le culte : il faut prouver que la notion même de culte implique une certaine conception de la relation de l’homme non seulement avec Dieu, mais aussi avec le monde. L’autre concerne la sécularisation : il faut prouver que c’est précisément la notion de culte que le sécularisme rejette explicitement ou implicitement.

Le monde comme sacrement

Examinons d’abord le culte. Il est étrange mais, à mon avis très révélateur de l’état actuel de notre théologie que l’argument majeur nous soit fourni ici non par les théologiens, mais par Religionswissenschaft, cette histoire et phénoménologie des religions dont l’étude scientifique des formes et du contenu du culte a été en fait ignorée des théologiens. Et pourtant dès ses tous premiers pas et alors qu’elle avait une forte prévention anti-chrétienne, cette Religionswissenschaft semble en avoir su davantage sur la nature et le sens du culte que les théologiens qui s’obstinaient à réduire les sacrements aux catégories de la " forme " et de la " matière ", de la " causalité " et de la " validité " et qui en fait excluaient la tradition liturgique de leurs spéculations théologiques.

On ne peut cependant pas douter que si, à la lumière de cette phénoménologie de la religion maintenant parvenue à sa maturité méthodologique, nous considérons le culte en général et la leitourgia chrétienne en particulier, il nous faut admettre que le principe même sur lequel ils sont fondés et qui a déterminé et façonné leur développement est celui du caractère sacramentel du monde et de la place de l’homme dans le monde.

Le mot " sacramentel " signifie ici que l’intention fondamentale et première, qui non seulement s’exprime dans le culte, mais dont le culte tout entier est réellement le " phénomène ", à la fois comme effet et comme expérience, est que le monde, tant dans sa totalité comme cosmos que dans sa vie et son devenir comme temps et histoire, est une épiphanie de Dieu, un moyen de sa révélation, de sa présence et de sa puissance. En d’autres termes, ce mot non seulement situe l’idée de Dieu comme une cause rationnellement admissible de cette sacramentalité, mais vraiment " parle " de Dieu et est par lui-même un moyen essentiel à la fois de connaître Dieu et d’entrer en communication avec lui ; et c’est là ce qui fait sa véritable nature et son ultime destin.

Mais alors, le culte est véritablement un acte essentiel et l’homme est essentiellement un être rendant un culte à Dieu, et c’est seulement dans le culte que l’homme trouve la source et la possibilité de cette connaissance qui est communion et de cette communion qui s’achève elle-même en véritable connaissance : connaissance de Dieu et donc connaissance du monde, communion avec Dieu et donc communion avec tout ce qui existe. Ainsi donc la notion même de culte se fonde sur une intuition et une expérience du monde comme d’une " épiphanie " de Dieu, et ainsi, dans le culte, le monde est révélé comme étant dans sa véritable nature et dans sa véritable vocation un " sacrement ". […]

Nous avons besoin d’eau et d’huile, de pain et de vin pour être en communion avec Dieu et le connaître. Cependant – et tel est l’enseignement sinon de nos manuels modernes de théologie du moins de la liturgie elle-même – c’est cette communion avec Dieu par le moyen de la " matière " qui révèle le vrai sens de la " matière ", c’est-à-dire du monde lui-même. Nous ne pouvons rendre notre culte que dans le temps, et cependant c’est le culte qui, finalement, révèle non seulement le sens du temps, mais " renouvelle " réellement le temps lui-même. Il n’y a pas de culte sans la participation du corps, sans paroles ni silence, sans lumière ni ténèbres, sans mouvement ni immobilité, cependant c’est dans et par le culte que toutes ces expressions de l’homme dans sa relation avec le monde reçoivent l’ultime détermination de leur mission, révélée dans leur signification la plus élevée et la plus profonde. […] Tant par sa définition que par son acte, le culte est une réalité aux dimensions cosmique, historique et eschatologique, et donc l’expression non seulement de la " piété ", mais d’une " vue du monde " embrassant celui-ci dans sa totalité. […]

Le sécularisme : Une négation du culte

Le sécularisme est avant tout, je l’ai dit, une négation du culte. Et, en effet, si ce que nous avons dit du culte est vrai, n’est-il pas également vrai que le sécularisme consiste dans le refus, explicite ou implicite, précisément de cette conception de l’homme et du monde que le culte a justement pour but d’exprimer et de communiquer ?

Ce refus, en outre, est à la base même du sécularisme et il constitue son critère interne ; mais, comme je l’ai déjà dit, le sécularisme n’est absolument pas identique à l’athéisme. Un partisan moderne du sécularisme accepte très souvent l’idée de Dieu. Ce que néanmoins il rejette catégoriquement, c’est précisément la sacramentalité de l’homme et du monde. Il considère que le monde a en lui-même sa signification et les principes de la connaissance et de l’action. Il peut fort bien chercher en Dieu la source de cette signification et lui attribuer l’origine du monde et des lois qui le régissent. Il peut même accepter sans difficulté la possibilité de l’intervention de Dieu dans la vie du monde. Il peut croire dans une survie au-delà de la mort et dans l’immortalité de l’âme. Il peut établir une relation entre Dieu et ses propres aspirations les plus profondes vers la justice sociale, la liberté et l’égalité de tous les hommes.

Autrement dit, il peut " référer " à Dieu son sécularisme et le rendre " religieux ", en faire l’objet d’une action concertée de l’Église et de projets œcuméniques, le thème d’assemblées ecclésiales et le sujet d’une étude " théologique ". Tout cela ne change rien à la " sécularité " fondamentale de sa vue de l’homme et du monde, dans le monde compris, expérimenté et traité dans ses propres conditions immanentes et pour son propre intérêt immanent. Tout cela ne change rien à son rejet fondamental de l’" épiphanie " : l’intuition primordiale que toutes choses en ce monde et le monde lui-même non seulement ont ailleurs la cause et le principe de leur existence, mais sont eux-mêmes la manifestation et la présence de cet ailleurs et que cela est réellement la vie de leur vie de telle sorte que, lorsque le lien avec cette " épiphanie " est rompu, tout n’est plus que ténèbres, absurdité et mort.

Le " culte séculier "

Et cette essence du sécularisme en tant que négation du culte ne se manifeste nulle part mieux que dans la manière dont son adepte se comporte par rapport au culte. Si paradoxal que cela puisse paraître, celui-ci est réellement obsédé par le culte. Le summum du sécularisme religieux pour la franc-maçonnerie occidentale est à peu près entièrement fait de cérémonies très minutieusement préparées et saturées de " symbolisme ". Le récent prophète de la " cité séculière ", Harvey Cox, a éprouvé le besoin de faire suivre son premier ouvrage à grand succès d’un autre sur la " célébration ". Effectivement, la célébration est très à la mode de nos jours. Les raisons de ce phénomène apparemment singulier, sont en réalité très simples. Non seulement elles n’affaiblissent pas mon argumentation, mais au contraire, elles la confirment. D’une part, en effet, ce phénomène prouve que, quel que soit le degré de son sécularisme ou même de son athéisme, l’homme reste essentiellement un " être rendant un culte ", ayant pour toujours la nostalgie des rites et des rituels, si vides et artificiels que puissent être les succédanés qu’on lui propose. D’autre part, en montrant l’impuissance du sécularisme à créer un culte authentique, ce phénomène en montre l’incompatibilité définitive et tragique avec la conception chrétienne essentielle du monde. […]

Christianisme et sécularisme

Ce qu’il nous faut comprendre avant tout, c’est que le problème en question est rendu plus compliqué par quelque chose que nos " conservateurs " bien intentionnés ne saisissent pas, en dépit de leur zèle à dénoncer et à condamner le sécularisme. C’est l’existence d’une très réelle et très étroite relation entre le sécularisme, son origine et son développement, et le christianisme. Le sécularisme, il nous faut sans cesse insister là-dessus – est un rejeton adventice (stepchild) du christianisme, comme le sont en dernière analyse toutes les idéologies séculières qui de nos jours exercent leur empire sur le monde. Il n’est pas un enfant légitime, comme le prétendent les apôtres occidentaux de l’acceptation du sécularisme par les chrétiens, mais il est une hérésie. L’hérésie est toujours la déformation, l’exagération et par suite la mutilation d’une vérité, l’affirmation du choix (airesis signifie choix, en grec) d’un élément au détriment des autres, la rupture de la catholicité de la vérité. Mais cela fait que l’hérésie est toujours aussi une question posée à l’Église et qui requiert, pour être résolue, un effort de pensée et de conscience chrétiennes. Il est relativement facile de condamner une hérésie. Ce qui est beaucoup plus difficile, c’est de déceler la question qu’elle implique et de donner à cette question une réponse adéquate. […] Si le sécularisme est, comme j’en suis convaincu, la grande hérésie de notre temps, il demande de la part de l’Église non de simples anathèmes, et certainement pas de compromis, mais avant tout un effort de compréhension, en sorte que la vérité puisse en définitive le vaincre.

Ce qu’il y a d’unique dans le sécularisme, ce qui le différencie des grandes hérésies de l’âge patristique est que celles-ci avaient été provoquées par la rencontre du christianisme et de l’hellénisme, tandis que le sécularisme est le résultat d’un " écroulement " au sein du christianisme lui-même, de sa propre métamorphose profonde. Je m’en tiendrai à un seul exemple typique en relation directe avec notre sujet. À la fin du XIIe siècle, le théologien latin, Bérenger de Tours, fut condamné pour se doctrine sur l’Eucharistie. Il soutenait que, parce que la présence du Christ dans les éléments eucharistiques est " mystique " ou " symbolique ", elle n’est pas réelle. Le Concile du Latran, qui le condamna – et c’est là pour moi le point crucial de cette affaire – retourna simplement la proposition. Il déclara que, puisque la présence du Christ dans l’Eucharistie est réelle, elle n’est pas " mystique ". Ce qui est ici réellement décisif est précisément la disjonction et l’opposition établies entre les deux mots verum et mystice, le fait que, de part et d’autre, on admet qu’ils s’excluent réciproquement. La théologie occidentale affirmait ainsi que ce qui est " mystique " ou " symbolique " n’est pas réel, tandis que ce qui est " réel " n’est pas symbolique. C’était là, en fait, l’effondrement de ce qu’est le mysterion chrétien fondamental, le maintien antinomique d’une " cohésion " entre la réalité du symbole et le symbolisme de la réalité. C’était l’effondrement de la conception chrétienne fondamentale de la création en ce qu’elle en exprime la sacramentalité ontologique. Et depuis lors, la pensée chrétienne, dans la scolastique et après elle, n’a jamais cessé d’opposer ces termes ni de rejeter, implicitement ou explicitement, le " réalisme symbolique " et le " symbolisme réaliste " de la vue chrétienne du monde. […]

Le " sacré " et le " profane "

Il est évident, en effet, que cette théologie profondément " occidentalisée " a eu un très sérieux impact sur le culte ou plutôt sur l’expérience et la compréhension du culte, sur ce que j’ai défini ailleurs comme étant la piété liturgique. Elle a eu cet impact parce qu’elle répond au profond désir qu’a l’homme d’une religion légaliste qui satisfasse son besoin à la fois du " sacré " – sanction et garantie divines – et du " profane ", c’est-à-dire d’une vie naturelle et séculière à l’abri, pour ainsi dire, de la constante mise en demeure et des exigences absolues de Dieu. Cette théologie a été une rechute dans cette religion qui, grâce à ses transactions bien réglées avec le " sacré ", assure la sécurité et une bonne conscience en cette vie comme aussi des droits raisonnables pour " l’autre monde ", une religion que le Christ a dénoncée par chaque mot de son enseignement et qui finalement l’a crucifié. Il est en effet bien plus facile de vivre et de respirer quand on est en possession de distinctions bien nettes entre le sacré et le profane, le naturel et le surnaturel, le pur et l’impur, et de concevoir la religion comme des " tabous " sacrés, des prescriptions et des obligations légales, une fidélité aux rites et une " validité " canonique. Il est bien plus difficile de se rendre compte qu’une telle religion non seulement ne constitue pas une menace pour le sécularisme, mais en est au contraire paradoxalement l’alliée.

C’est pourtant précisément là ce qui est arrivé à notre " piété liturgique " ; non pas au culte comme tel, à ses formes et à ses structures, qui étaient trop traditionnelles, trop intégrées à la vie de l’Église pour être altérées de manière substantielle, mais à notre " compréhension " de ces formes, à ce que nous attendons et par suite recevons du culte. Si le culte, tel qu’il a été modelé par la tradition liturgique, la lex orandi de l’Église, est demeuré sans changement, la " compréhension " qu’en ont les fidèles a été de plus en plus déterminée par ces catégories mêmes que la tradition liturgique orthodoxe rejette explicitement et implicitement par chacune de ses paroles, par son ethos tout entier. […]

Ainsi, par exemple, bénir de l’eau, en faire de " l’eau bénite ", peut avoir deux significations totalement différentes. Cela peut signifier d’une part la transformation d’une chose profane, et donc religieusement inexistante ou neutre, en une chose sacrée, et, en ce cas, la signification religieuse première de " l’eau bénite " est précisément que ce n’est plus " seulement " de l’eau ; et, de fait, c’en est différent, comme le sacré est différent du profane. Dans le cas présent, l’acte de bénir ne révèle rien au sujet de l’eau, ni donc au sujet de la matière ou du monde, bien au contraire, il les fait cesser d’être en relation avec la nouvelle fonction de l’eau en tant qu’" eau bénite ". Le sacré situe le profane précisément comme profane, c’est-à-dire comme dénué de signification religieuse.

Le même acte de bénir peut signifier une révélation de vraie " nature " et de la vraie " destinée " de l’eau et donc du monde ; il peut être l’épiphanie et l’accomplissement de la " sacramentalité ". En la rendant à sa fonction propre, la bénédiction révèle que " l’eau bénite " est pleinement adéquatement l’eau véritable, et la matière redevient un moyen de communier avec Dieu et de le connaître.

Quiconque connaît bien le texte et le contenu de la grande prière de la bénédiction de l’eau, au baptême et à l’Épiphanie, sait sans aucun doute qu’ils ont le second des sens indiqués plus haut et qu’ils se réfèrent non à la dichotomie entre le sacré et le profane, mais à la virtualité " sacramentelle " de la création en sa totalité aussi bien qu’en chacun de ses éléments. Mais quiconque connaît bien notre piété liturgique (c’est-à-dire la " compréhension " que l’immense majorité des fidèles a de la signification de " l’eau bénite ") sait tout aussi bien que c’est le premier sens qui l’emporte au point d’exclure virtuellement le second. On pourrait faire une analyse semblable, avec pratiquement le même résultat, pour chacune des formes du culte : sacrements, office du temps, héortologie [étude des fêtes] etc. La " sacramentalité " a été remplacée partout par la " sacralité ", " l’épiphanie " par une incrustation presque magique dans le temps et la nature (dans le " naturel "), par le " surnaturel ".

Ce qui est réellement inquiétant dans tout cela, c’est qu’une telle piété liturgique, une telle manière de comprendre le culte et d’en faire l’expérience n’est pas du tout une contestation du sécularisme, mais en constitue en fait l’une des sources. Elle fait, en effet, que le monde reste profane, c’est-à-dire précisément sécularisé au sens le plus profond de ce mot, à savoir totalement incapable de toute communication réelle avec le divin, de toute transformation et de toute transfiguration réelles. N’ayant rien à révéler sur le monde et sur la matière, sur le temps et sur la nature, cette conception et cette expérience du culte ne " dérangent " rien, ne mettent rien en question, ne contestent rien, ne sont effectivement " applicables " à rien. Aussi elles peuvent " coexister " pacifiquement avec n’importe quelle idéologie séculière, n’importe quelle forme de sécularisme. Et il n’y a virtuellement ici aucune différence entre ceux qui, en matière liturgique, sont soit " rigoristes ", réclamant avec insistance de longs offices et la fidélité aux rubriques et au Typicon, soit " libéraux " toujours prêts à abréger, adapter et ajuster, et impatients de le faire. Dans les deux cas, en effet, ce qui est rejeté est tout simplement la continuité entre la " religion " et la " vie ", la véritable fonction du culte comme puissance de transformation, de jugement et de changement. Cette fois encore, de manière paradoxale et tragique, cette manière de se représenter le culte et cette sorte d’expérience liturgique sont en fait la source et le soutien du sécularisme. […]

Le véritable sens et puissance du culte

Mes conclusions sont simples. Non, nous n’avons pas besoin d’un culte nouveau, qui serait en quelque sorte mieux adapté à notre nouveau monde sécularisé. Ce dont nous avons besoin, c’est de redécouvrir le véritable sens et la véritable puissance du culte, c’est-à-dire ses dimensions et son contenu cosmiques, ecclésiologiques et eschatologiques. Cela demande, à coup sûr, beaucoup de travail, un vaste nettoyage. Cela demande de l’étude, de l’enseignement et de l’effort. Cela demande l’abandon de ce bois mort que nous transportons avec nous, en y voyant beaucoup trop souvent l’essence même de nos " traditions " et de nos " usages ". Mais lorsque nous découvrirons la véritable lex orandi, le sens et la puissance authentiques de notre leitourgia, lorsque cela redeviendra la source d’une vue exhaustive du monde et la force de faire passer celle-ci dans notre vie, alors et alors seulement on aura trouvé l’unique antidote du " sécularisme ". Rien n’est plus urgent aujourd’hui que cette redécouverte et ce retour, non pas au passé, mais à la lumière et à la vie, à la vérité et à la grâce, dont l’Église assure éternellement le plein accomplissement lorsqu’elle devient, dans sa leitourgia, ce qu’elle est.

Rapport lu à la huitième Assemblée
générale de Syndesmos, le 20 juillet 1971.
St Vladimir’s Theological Quarterly, 16, 1972 ;
en français dans Istina 4, 1973. Trad. C. Tunmer, o.p. ;
reproduit dans Alexandre Schmemann, Pour la vie
du monde
, Presses Saint-Serge, 2007.


Introduction aux Pages du mariage
 et de la vie chrétienne dans le monde

 



Dernière modification: 
Mercredi 20 juillet 2022