Vie spirituelle

La vocation sacrée du laic

 

Pages du Mariage et de la Vie Chrétienne dans le Monde


Fresque des Noces de Cana

Les Noces de Cana
Fresque du Monastère de Chevetogne

 

par Paul Evdokimov

 


LE SACERDOCE ROYAL : ÉTAT CHARISMATIQUE DU CHRÉTIEN
ECCLÉSIA DOMESTICA
LE CÉLIBAT NON MONASTIQUE
LE SACERDOCE CONJUGAL

Paul Evdokimov était l’un des plus illustres représentants de l’« École de Paris », ce groupe remarquable de théologiens et de philosophes religieux russes émigrés en France après la révolution bolchevique de 1917. Né à Saint-Pétersbourg en 1900, Paul Evdokimov arrive à Paris en 1923, où il décède en 1970.

Une de ses plus importantes contributions théologiques est l’articulation de la voie spirituelle des laïcs. Le point de départ de la réflexion théologique de Paul Evdokimov sur la spiritualité des laïcs est le constat, commun à la tradition orthodoxe, qu’il n’y a qu’une seule voie spirituelle chrétienne pour le clergé, les moines et les laïcs : les mêmes exigences évangéliques s’appliquent à tous : « Ceux qui vivent dans le monde, bien que mariés, doivent par tout le reste ressembler aux moines... Vous vous trompez tout à fait, si vous pensez qu’il est des choses exigées des séculiers, et d’autres des moines... ils auront les mêmes comptes à rendre », aimait-il citer en cela saint Jean Chrysostome. La distinction occidentale entre les « préceptes » et les « conseils » de l’Évangile, les uns s’appliquant à tous, les autres aux clergé et aux moines, est inconnue dans l’Église orthodoxe, nous rappelle-t-il.

Partant de cette constatation, la pensée de Paul Evdokimov s’articule autour de deux thèmes en particulier : le sacerdoce universel de tous les chrétiens, avec une précision importante dans la notion du « sacerdoce conjugal » ; et le « monachisme intériorisé »¸ l’intégration de l’esprit du monachisme, qui n’est autre que celui de l’Évangile, dans la vie spirituelle des laïcs. Se fondant sur ces considérations, Paul Evdokimov décrit la nature de l’« église domestique », vue comme unité constitutive de l’Église du Christ. Et nous devons à Paul Evdokimov d’importantes réflexions sur la vocation du célibat laïc.

Exprimée dans plusieurs articles et contributions aux publications œcuméniques, la pensée de Paul Evdokimov sur le laïcat atteint sa forme la plus élaborée dans deux livres en particulier, Le Sacrement de l'amour : Le mystère conjugal à la lumière de la Tradition orthodoxe, et Les Ages de la vie spirituelle, Des Pères du désert à nos jours (aujourd’hui malheureusement épuisés).

Les extraits de l’œuvre de Paul Evdokimov que nous vous proposons mettent en valeur les éléments essentiels de sa pensée sur les fondements théologiques de la vocation des laïcs, leur rôle dans l’Église et la vie spirituelle des laïcs, célibataires ou mariés.


LE SACERDOCE ROYAL :

ÉTAT CHARISMATIQUE DU CHRÉTIEN

LES DEUX SACERDOCES

Le sacerdoce selon l’ordre de Melchisédech est sans père, sans mère, sans généalogie (Hé 7,3), ce qui signifie hors de tout choix ou délégation simplement humains. Le pouvoir sacerdotal est insufflé par le Christ aux douze apôtres, et son origine est nettement divine : Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et établis (Jn 15,16). L’axios, digne et l’amen prononcés par le peuple lors de l’élection d’un évêque ou d’un prêtre est la condition humaine du charisme dont la source est souverainement divine.

La tradition est très ferme dans son affirmation le sacerdoce universel des laïcs n’implique aucune opposition à la prêtrise fonctionnelle du clergé. Elle ne donne jamais dans la confusion tout en affirmant l’égalité de nature : par la " seconde naissance ", le baptême, tous sont déjà prêtres, tous sont avant tout membres équivalents du peuple de Dieu, et c’est au sein de cette équivalence sacerdotale que se produit une différenciation fonctionnelle des charismes et des ministères.

Le sacrement de l’onction chrismale (confirmation en Occident) établit tous les baptisés dans la même et identique nature sacerdotale des hiereis, attribut essentiel de toute " nouvelle créature " en Christ. Le Nouveau Testament emploie les termes évêque et presbytre pour désigner le ministère particulier du clergé et garde le terme d’hiereis – prêtre – pour le sacerdoce des fidèles. Ce mot grec désignait le sacerdoce juif. Le Christ l’a aboli en tant que caste distincte. Tous les baptisés sont devenus des hiereis, prêtres du sacerdoce royal et universel.

De ce peuple sacerdotal de Dieu, quelques-uns sont élus, retirés et établis par fade divin, évêques et presbytres. Le pouvoir sacramental de célébrer les mystères et avant tout d’être témoin apostolique de l’Eucharistie, la tâche de garder le dépôt de foi et de promulguer les définitions doctrinales, le charisme aussi pastoral, appartiennent à l’épiscopat en vertu de l’apostolicité de l’Église.

Ainsi si l’évêque participe au sacerdoce du Christ par sa fonction sacrée, tout laïc le fait par son être même ; il participe à l’unique sacerdoce du Christ par son être sanctifié, par sa nature sacerdotale. C’est en vue de cette dignité d’être prêtre dans sa nature même, que tout baptisé est scellé des dons, oint de l’Esprit-Saint dans son essence même. Il faut souligner fortement la substance, l’ontologie, la nature sacerdotale de tout fidèle. Tout laïc est prêtre de son existence même ; il offre en sacrifice, en hostie vivante (Rm 12,1), la totalité de son être, son témoignage peut aller jusqu’au sacrifice de sa vie (cf. Mt 10, 17-42).

Une étroite parenté liturgique entre la " Grande initiation " des fidèles (le nom donné par les Pères aux trois sacrements majeurs : baptême, confirmation et eucharistie) et l’ordination des prêtres le confirme. En effet, la prière du huitième jour après le baptême mentionne " l’imposition de la main de Dieu " qui établit le baptisé dans la " dignité de la vocation sublime et céleste " . La couleur blanche de la tunique baptismale est la couleur du sacerdoce dans les deux alliances. Le rite de la tonsure lors du sacrement de la confirmation signifie la consécration totale au service du Roi céleste et de son Église ; donc, tous, clercs et laïcs, sont mis à part pour les choses de Dieu : tous sont consacrés. Selon Hippolyte de Rome, le baptisé reçoit le baiser de paix (analogue au baiser de l’ordination épiscopale) comme celui qui est digne de son nouvel état : dignus effectus est. Il précise aussi au sujet du " caillou blanc " qui porte gravé le nom nouveau (Ap 2, 17) que ce nom est prononcé pendant l’eucharistie ; il symbolise l’admission au royaume, il est le nom de la nouvelle créature, membre du sacerdoce royal. Une telle correspondance liturgique de ces rites avec l’ordination du clergé souligne fortement la dignité sacerdotale de tout baptisé.

Dans la Bible le mot " laïc " est rare et peu précis ; par contre, on y voit une notion des plus riches et des plus claires du laos, " peuple de Dieu " . À côté d’une prêtrise fonctionnelle, de la caste sacerdotale lévitique, l’Écriture pose le sacerdoce universel du peuple de Dieu dans sa totalité. Depuis la donation de la Torah à Moïse, le Seigneur déclare : Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres et une nation consacrée (Ex 19, 6). Le texte grec le traduit par basileion ierateuma : sacerdoce royal, " peuple des prêtres " au service du Roi céleste. Saint Pierre reprend l’expression et dit : Vous êtes une race élue, un sacerdoce royal (1 P 2, 9). Le peuple de Dieu, mis à part et réuni jadis au Temple de Jérusalem, est associé maintenant aux acta et passa Christi in carne. Réuni désormais en Christ, constitué en Église, le peuple participe au sacerdoce et à la royauté unique de Jésus. Le Christ a fait de tous les chrétiens une royauté de prêtres régnant sur la terre (Ap 5,10). Il faut affirmer de la manière la plus radicale et la plus catégorique l’idée d’un peuple de Dieu " profane " n’a pas de place dans la Bible ; elle est simplement inimaginable. L’Écriture enseigne constamment et fermement le caractère sacré et sacerdotal de chaque membre du peuple.

 LE MONACHISME INTÉRIORISÉ

L’Occident a canonisé le monachisme et le laïcat comme deux formes de vie : une, répondant aux conseils, l’autre, aux préceptes de l’Évangile. L’unique absolu risque de se trouver brisé, si, d’une part, s’avancent les parfaits et de l’autre côté, se tiennent les faibles, vivant dans les demi-mesures. À cette vision s’ajoute une certaine conception ascétique qui ne justifie la vie conjugale que pour autant qu’elle engendre des vierges et peuple les couvents.

En Orient, la parfaite égalité de nature de tous les membres de l’Église conditionne le caractère foncièrement homogène de la spiritualité orthodoxe. De même qu’il n’existe aucune séparation en Église enseignante et enseignée, c’est l’Église totale qui enseigne l’Église, l’Orient ignore la différence entre les préceptes et les conseils évangéliques. C’est dans le tout de son enseignement et dans sa totale exigence que l’Évangile s’adresse à tous et à chacun.

"  Quand le Christ, dit saint Jean Chrysostome, ordonne de suivre la voie étroite, il s’adresse à tous les hommes. Le moine et le séculier doivent atteindre les mêmes hauteurs. " Il n’existe qu’une seule spiritualité pour tous, sans aucune distinction, quant à son exigence, en évêque, moine ou laïc, et c’est la spiritualité monastique. Or, celle-ci est formée par les moines-laïcs, ce qui donne au terme " laïc " un sens maximalement spirituel et ecclésial.

En effet, selon les grands maîtres, les moines ne sont pas autre chose que ceux qui veulent " être sauvés ", ceux qui " mènent la vie selon l’Évangile ", " cherchent l’unique nécessaire ", et " se font violence en tout " (Saint Nil). Il est parfaitement évident que ces paroles définissent très exactement l’état de tout croyant-laïc. Saint Nil affirme que toutes les pratiques monacales s’imposent aux gens du monde. De même saint Jean Chrysostome : " Ceux qui vivent dans le monde, bien que mariés, doivent par tout le reste ressembler aux moines... Vous vous trompez tout à fait, si vous pensez qu’il est des choses exigées des séculiers, et d’autres des moines... ils auront les mêmes comptes à rendre. " La prière, le jeûne, la lecture des Écritures, la discipline ascétique, s’imposent à tous au même titre. Saint Théodore Studite dans sa lettre adressée à un dignitaire byzantin dresse le programme de la vie monastique et précise : " Ne croyez pas que cette liste vaille pour le moine et non pas, tout entier et également, pour le laïc. " Quant les Pères parlaient, ils s’adressaient à tous les membres du Corps, sans aucune distinction entre le clergé et le laïcat : ils parlaient au sacerdoce universel de tous. Le pluralisme actuel des théologies de l’épiscopat, du clergé, du monachisme, du laïcat, étant inconnu au temps des Pères, serait même incompréhensible pour eux. L’Évangile dans sa totalité s’applique à tout problème particulier de tout milieu.

Saint Séraphin de Sarov (1759-1833) dans son célèbre entretien avec Nicolas Motovilov, disait : " Quant au fait que vous êtes laïc, et que je suis moine, il n’est pas besoin d’y penser. Le Seigneur ne recherche que les coeurs remplis d’amour pour Dieu et le prochain... Il entend aussi bien les prières du moine que celle du laïc, pourvu que tous deux aient au même titre une foi sans erreur et aiment Dieu du plus profond de leur âme, ils transporteront tous deux des montagnes... " Tous deux, le moine et le laïc, s’érigent en signe et référence au Transcendant. Saint Tikhon de Zadonsk (1724-1783), écrivait dans le même sens aux autorités ecclésiastiques : " Ne soyez pas pressés de multiplier les moines. L’habit noir ne sauve point. Celui qui porte l’habit blanc et qui a l’esprit d’obéissance, d’humilité et de pureté, celui-ci est un vrai moine du monachisme intériorisé. "

Le laïcat ainsi forme très exactement l’état de monachisme intériorisé. Sa sagesse consiste à assumer, tout en vivant dans le monde et peut-être surtout à cause de cette vocation, le maximalisme eschatologique des moines, leur attente joyeuse et impatiente de la Parousie. Le grand mérite de Nicolas Cabasilas, laïc et grand liturgiste du XIVe siècle, est d’universaliser et de socialiser la méthode monastique et sa spiritualité pour que chacun en trouve l’équivalent personnel.

Le monachisme tout centré sur les choses dernières a changé jadis la face du monde. Aujourd’hui plus que jamais il fait appel à tous autant aux laïcs vivant dans le monde qu’aux moines, et pose une vocation universelle. Il s’agit pour chacun du mode d’adoption personnelle des vœux monastiques.

L’obéissance totale à Dieu supprime toute suffisance de soi-même et toute emprise venant du monde. Celui qui obéit vraiment à Dieu domine le monde, il est royalement libre et jouit pleinement de cette dignité royale. La chasteté n’est point une catégorie physiologique, elle est dans la structure pure de l’esprit. Dans le sacerdoce conjugal elle est l’offrande réciproque et son don total et unanime à Dieu, la désappropriation et la consécration de son existence. La pauvreté est cette réceptivité ouverte d’un pauvre envers les desseins de Dieu, d’un pauvre qui ne veut savoir et suivre que le Verbe dans le monde, qui n’aspire qu’à une seule possession, celle des souffles de l’Esprit. La prière en tant qu’état constant de l’âme, la prière devenue chair, fait merveilleusement de tout travail, de toute parole, de tout acte, une prière, signe vivant de la présence de Dieu, ministère de la louange, vivante eucharistie.

Le maximalisme eschatologique est cette violence qui s’empare du Royaume, ce totalitarisme de la foi qui ne cherche que l’unique : à la lumière de la Fin, il voit et contemple la " flamme des choses ". Il es` une attitude existentielle tendue vers l’ultime et qui ne peut être qu’une attente avive, qu’une préparation de la Venue. De par sa vie même, l’homme montre ce qu’il a vu en Dieu. Il le fait, et il ne peut faire autrement. C’est l’homme-témoin, en qui le Royaume est déjà présent et qui l’annonce même par ses silences.

 LA PARTICIPATION DES LAÏCS AUX TROIS POUVOIRS DE L’ÉGLISE

L’idée d’un peuple passif est en contradiction flagrante avec l’ecclésiologie patristique. Le sacrement de onction établit chacun membre du sacerdoce universel, et introduit dans l’hiera diachosmisis, ordre sacré des ministères où tous participent aux trois pouvoirs : le gouvernement, l’enseignement et la sanctification.

Le premier Concile de Jérusalem aux temps des apôtres (Ac 15) réunit tous les éléments qui constituent le corps de l’Église : Les apôtres, les anciens et les frères. La parole : il a plu au Saint-Esprit et à nous , devient la formule sacrée des Conciles œcuméniques, où ce " nous " est le nous collégial du peuple de Dieu dans sa totalité. Si initialement ce sont les évêques qui constituent le Concile, ils portent en eux tout le corps et leur pouvoir ne s’exerce qu’au niveau du mystère du consensus de tous, ils agissent ex consensu ecclesit. Comme le déclare si bien l’encyclique des patriarches orientaux en 1848 : " Chez nous, des innovations n’ont pu être introduites ni par les patriarches, ni par les Conciles : car chez nous, la sauvegarde de la religion réside dans le corps entier de l’Église, c’est-à-dire dans le peuple lui-même qui veut conserver intacte sa foi ". La promulgation des définitions doctrinales est le charisme propre de l’épiscopat ; par contre les laïcs sont les défenseurs de la foi. Le " bouclier " est l’Église dans sa totalité, et c’est pourquoi la capacité de distinguer la vérité de l’erreur, de faire passer toute définition de foi par la " réception " et l’épreuve de la vie par tout le peuple, de vérifier et de témoigner (1 Th 5,19-21) est donné à tous.

Dans le culte, l’axios (digne) lors d’une ordination, ou l’amen final, sont comme la signature sacrée et indispensable du corps sur tout acte de l’Église. Pendant la liturgie, tout fidèle est coliturge avec l’évêque ; le peuple participe activement à l’anaphore eucharistique, le prêtre formule l’épiclèse au nom de tous : " Nous te prions... " La communion d’esprit entre le célébrant et l’assemblée des fidèles est totale et répond au sens du mot liturgie : l’action commune.

Les laïcs forment un milieu qui est à la fois le monde et l’Église. Ils ne peuvent pas accorder les moyens de grâce (sacrements) ; par contre, leur sphère est la vie de grâce. Par la simple présence dans le monde des " êtres sanctifiés ", " Verbifiés ", des prêtres dans leur substance même, le sacerdoce universel des laïcs détient le pouvoir du sacre cosmique, de la liturgie cosmique : hors des murs du temple, les laïcs continuent dans leur vie la liturgie de l’Église. Par leur présence active, ils introduisent la Vérité des dogmes vécus dans le social et dans les rapports humains et délogent ainsi les éléments démoniaques et profanés du monde.

 LA TRIPLE DIGNITÉ DES LAÏCS

La prière de l’office du saint chrême demande : " Ô Sauveur tu as donné la grâce aux prophètes, aux rois et aux pontifes, donne-la aussi par cette sainte huile à ceux qui reçoivent son onction. " Se référant à la parole nous avons été rendus participants du Christ (Hé 3, 14), les Pères affirment que chaque chrétien, en participant au triple office du Seigneur, est revêtu de la dignité royale, sacerdotale et prophétique. Saint Macaire le dit : " Le christianisme n’est point quelque chose de médiocre, c’est un grand mystère. Médite sur ta propre noblesse... par l’onction, tous deviennent rois, prêtres et prophètes des célestes mystères. " Saint Cyrille de Jérusalem appelle le signe que le prêtre trace sur le nouveau confirmé l’" antitype " du signe dont était marqué le Christ lui-même.

La dignité royale est de nature ascétique : c’est la maîtrise du spirituel sur le matériel, sur les instincts et les pulsations de la chair, la libération de toute détermination venant du monde. Saint Œcuménios le dit : " Rois, par l’emprise sur nos passions " . De même saint Grégoire de Nysse : " L’âme montre sa royauté dans la libre disposition de ses désirs, cela n’est inhérent qu’au roi ; tout dominer est le propre de la nature royale. " La dignité royale ainsi est le " comment " de l’existence, la qualité royale de dominer, d’être son maître et seigneur.

Le " quoi ", le contenu de l’existence se place dans la dignité sacerdotale. Saint Paul (Rm 12) exhorte à offrir nos corps en sacrifice vivant, ce qui est le culte raisonnable : faire de notre être, de sa vie, un culte, une doxologie et une eucharistie vivantes. Origène l’exprime admirablement : " Tous ceux qui ont reçu l’onction sont devenus prêtres... Si j’aime mes frères jusqu’à donner ma vie pour eux, et je combats pour la Vérité jusqu’à la mort... si le monde m’est crucifié et moi au monde, j’ai offert un sacrifice et je deviens prêtre de mon existence. "

De même saint Grégoire de Naziance : " Nous sommes prêtres par l’offrande de nous-mêmes en hostie spirituelle. " C’est la densité du désir de Dieu, de la soif de Dieu qui fait de l’homme une offrande pure. Les cœurs purs verront Dieu, et par eux Dieu se fera voir.

Pour préciser la dignité prophétique, saint Œcuménius ramasse toutes les dignités dans un seul mouvement : " Rois par l’emprise sur nos passions, prêtres pour immoler nos corps, prophètes en étant instruits des grands mystères. " Saint Théophylacte ajoute : " Prophète, parce qu’il voit ce que l’œil n’a pas vu. " Selon la Bible, un prophète est celui qui est sensible aux " desseins de Dieu " dans le monde, celui qui saisit et déchiffre la marche providentielle de l’histoire sous le regard de Dieu. Eusèbe de Césarée, dans sa Démonstration évangélique, écrit : " Nous brûlons le parfum prophétique en tout lieu et lui sacrifions le fruit odorant d’une théologie pratique. " Voici une magnifique définition du laïcat : par tout son être, dans toute existence, devenir une pareille théologie vivante, théophanique, lieu éclatant de la présence, de la Parousie de Dieu.

 UN LAÏC AUJOURD’HUI

En parcourant la tradition patristique, on peut dessiner à grands traits un certain " type " de laïc. C’est un homme de prière avant tout, un être liturgique, l’homme du Sanctus et du Trisagion, celui qui résume sa vie par cette parole du psaume : Je chante à mon Dieu tant que je vis. Saint Antoine le Grand parle d’un homme d’une grande sainteté et qui exerçait dans le siècle la profession de médecin ; il donnait aux pauvres tout son superflu et chantait tout le jour le Trisagion, en s’unissant au choeur des anges.

Prêtre du monde, le laïc pratique le discernement des esprits et dit " non " à toute entreprise démoniaque. Les autres, ceux qui sont sous l’autel (Ap 6,9) crient : Jusques à quand, Seigneur... L’Église peut de toute la richesse de la culture humaine faire une icône splendide du Royaume de Dieu, mais elle peut aussi être dénudée jusqu’au martyre et " nue suivre le Christ nu... "

Un laïc est un témoin oculaire de la résurrection du Christ. " La lumière du Christ illumine tout homme venant dans le monde ", dit la prière de Prime : " Nous avons vu la vraie lumière ", chante le peuple après la communion. Tel est l’enseignement liturgique et le sens de l’office de la nuit de Pâques. Le mystère liturgique dépasse la commémoration seule ; il re-présente l’événement, devient l’avènement même. Devant le peuple, le Christ ressuscité apparaît et cela confère à tout fidèle la dignité apostolique de témoin. Un laïc est ainsi un " homme apostolique " à sa manière. Selon les grands spirituels, il est celui qui répond à la finale de l’Évangile selon saint Marc : celui qui marche sur les serpents, domine toute maladie, déplace les montagnes et ressuscite les morts si telle est la volonté de Dieu. Il vit simplement sa foi jusqu’au bout, se place à son terme inébranlablement.

Il a une attitude de silence recueilli, d’humilité, mais aussi toute pénétrée d’une tendresse passionnée. Saint Isaac, saint jean Climaque, les ascètes les plus sévères et les plus expérimentés, disaient qu’il faut aimer Dieu comme on aime sa fiancée et être amoureux de toute la création de Dieu afin de déchiffrer par cette " tendresse ontologique " le sens de Dieu en toute chose.

Émerveillé aussi de l’existence de Dieu, – " le monde est plein de la Trinité " -, le laïc est aussi un peu " le fou " de la folie dont parle saint Paul ; c’est aussi " l’humour " si paradoxal des " fols en Christ ", qui est seul capable de briser le pesant sérieux des innombrables doctrinaires. Comme l’huître secrète sa coquille, toute doctrine fanatique, sectaire, du type marxiste, ou même une " théologie intégriste ", secrètent un substantiel ennui. Dostoïevski disait que le monde périra non pas de catastrophes cosmiques ou militaires mais de l’ennui, de ce bâillement gigantesque, grand comme le monde, et d’où sortira le diable. Le monde moderne a évacué le sacré ; le moyen le plus efficace pour s’opposer à la profanation ultime, c’est de révéler sa platitude, sa maigre essence, ce qui rend immédiatement ridicule ; or le ridicule tue, et le diable le sait, le ridicule n’est-il pas fatalement un de ses attributs ?

Un laïc est aussi un homme que la foi libère de la " grande peur " du XXe siècle, peur de la bombe, du cancer, du communisme, de la mort ; la foi est toujours une certaine manière d’aimer le monde, une manière ultime en suivant son Seigneur jusqu’à la descente aux enfers. Le Royaume de Dieu est au milieu de vous (Lc 17,21) signifie que l’enfer est aussi au milieu de nous, qu’il nous entoure, nous précède et nous suit. Dans un certain sens, le monde moderne est déjà l’enfer, le lieu d’où Dieu est exclu. Le Christ y descend et tout laïc est appelé à le suivre, non pas en " touriste ", comme Dante, selon la parole ironique de Péguy, mais en témoin de la lumière du Christ. C’est peut-être le sens de la parole du Christ adressée au starets Silouane de l’Athos : " Garde ton esprit en enfer et ne désespère pas "... Saint Antoine le Grand disait : " L’enfer existe sûrement, mais pour moi seul... " L’apocatastase (restauration finale et universelle de toute la création) n’est pas doctrine, mais prière. Ce n’est sûrement pas d’un système théologique, mais peut-être seulement du fond de l’enfer qu’escaladent les témoins du Christ qu’une espérance éclatante, joyeuse peut naître et s’imposer... " La puissance divine étant capable d’inventer un espoir là où il n’y a plus d’espoir et une voie dans l’impossible ", dit magnifiquement saint Grégoire de Nysse.

Le christianisme, dans la grandeur de ses confesseurs et de ses martyrs, dans la dignité de tout croyant laïc, est messianique, révolutionnaire, explosif. Dans le royaume de César, il nous est ordonné de chercher et donc de trouver ce qui ne se trouve pas : le Royaume de Dieu. Le Roi est venu, son Royaume est à venir. Cet ordre signifie justement que nous devons transformer la forme du monde, changer sa figure qui passe en icône du Royaume. Changer le monde veut dire passer de ce que le monde ne possède pas encore – et c’est par cela qu’il est encore ce monde – à ce en quoi il se transfigure, et par cela devient autre chose : le Royaume.

L’appel central de l’Évangile invite à la violence chrétienne qui seule s’empare du Royaume de Dieu. C’est en parlant de saint Jean-Baptiste que le Seigneur désigne la violence. C’est que saint Jean n’est pas seulement un témoin du Royaume, il est déjà le lieu où le monde est vaincu et où le Royaume est déjà présent. Il n’est pas seulement une voix qui l’annonce, il est sa voix, l’ami de l’Époux est celui qui diminue pour que l’Autre, le Philanthrope divin, croisse et apparaisse. Être le vrai laïc, c’est être celui qui, par toute sa vie, par ce qui est déjà en lui présent, annonce Celui qui vient ; être celui qui, selon saint Grégoire de Nysse, plein " d’ivresse sobre ", lance à tout passant : " Viens et bois " ; celui qui dit avec saint Jean Climaque cette parole si ailée dans son allégresse : " Ton amour a blessé mon âme et mon coeur ne peut souffrir ses flammes ; j’avance en te chantant. "

Version raccourcie extrait de :
Le mystère de l’Esprit-Saint
(Henri Cazelles, Paul Evdokimov,
Albert Greiner), Mame, 1968.
Une autre version de ce texte paraît dans
Les âges de la vie spirituelle, pp. 209-226.


ECCLÉSIA DOMESTICA

Dans une homélie sur les Actes des Apôtres, saint Jean Chrysostome parle de la maison chrétienne : " Même la nuit... lève-toi, mets-toi à genoux et prie... Il faut que ta maison soit continuellement un oratoire, une église ". Le mot " continuellement " a valeur directive, il invite aux vigiles de l’esprit : la petite église domestique doit se tenir jour et nuit devant la face de Dieu.

La tradition orientale apparente ainsi dans leur nature profonde la communauté de l’Église et la communauté conjugale. Elle les voit sous la forme encore indifférenciée du " commencement " : au Paradis terrestre, le mystère de l’Église et la communion du premier couple humain ne font qu’une seule et même réalité. La première cellule conjugale coïncide avec la pré-église et manifeste l’essence communautaire des relations entre Dieu et l’homme. Le texte biblique le dit : Dieu... venait dans le jardin à la brise du jour pour converser avec l’homme et la femme (Gn 3,8). Cet événement préfigure tout ce que saint Paul révélera en parlant du grand Mystère (Ép 5), mystère nuptial divino-humain, fondement commun de l’Église et du mariage.

Tandis que l’histoire de l’Ancien Testament s’ouvre sur l’amour conjugal, l’histoire du Nouveau Testament débute par le récit des noces de Cana (Jn 2,1). Une pareille coïncidence ne saurait être fortuite. D’ailleurs, chaque fois que la Bible parle de la nature des rapports entre Dieu et l’humanité, elle le fait en termes matrimoniaux. L’alliance est de nature nettement nuptiale : le peuple de Dieu, puis l’Église, sont parés des noms de Fiancée du Seigneur (Os 2,19-20), d’Épouse de l’Agneau (Ap 21,9), et le Royaume de Dieu célèbre leurs Epousailles éternelles (Ap 19,7). Ainsi la théologie du mariage s’origine dans l’ecclésiologie : les deux sont apparentées, au point que l’une s’exprime au moyen des symboles de l’autre.

 

UN MÊME MYSTÉRE

Lorsque les fiancés confessent leur amour face à l’Éternel et prononcent le oui conjugal, l’office nuptial dans l’Orthodoxie est bien plus qu’une simple bénédiction, qu’un échange de consentements réciproques ressortissant à l’ordre de la création. Il s’agit ici de l’ordre de la recréation évangélique, de son achèvement plénier qui transcende l’histoire et se répercute dans l’éternel. Par le pouvoir sacramentel du prêtre, l’Église unit les deux destins et élève cette union à la valeur de sacrement. Elle accorde à l’être conjugal ainsi constitué une grâce particulière, en vue d’un officium, d’un ministère ecclésial. C’est la création d’une cellule d’Église mise au service de toute l’Église sous la forme du sacerdoce conjugal.

Dans sa théologie du mariage, saint Paul use d’une méthode analogue à celle qu’il a employée à Athènes (Ac 17,22ss). Contemplant le monument dédié au " dieu inconnu ", il déchiffre son anonymat : le deus absconditus, le dieu caché et mystérieux, est maintenant le Deus revelatus, dont le nom est Jésus Christ. De même, dans l’épître aux Ephésiens (5,31), saint Paul cite le texte de la Genèse : Les deux ne feront plus qu’une seule chair, qu’un seul être. Il prend ce mystère, encore très énigmatique à son origine, et le révèle au grand jour en disant : Ce mystère est grand, je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église (5,32). Le mystère conjugal, jadis caché, maintenant s’éclaire et se précise : il s’érige en substantielle image de sa source, en icône des rapports mystérieux entre le Christ et l’Église, et c’est pourquoi les deux ne feront qu’un seul être.

Saint Jean Chrysostome appelle le mariage le " sacrement de l’amour " et justifie sa nature sacramentelle en déclarant que " l’amour change la substance même des choses ". L’amour naturel, rendu charismatique lors du sacrement, fait le miracle, opère la métamorphose. Il soustrait le couple à l’habituel, à l’ordre des éléments de ce monde, au plan animal, et l’introduit dans l’inhabituel, dans l’ordre de la grâce, dans le mysterion offert par le sacrement. " Deux âmes ainsi unies n’ont rien à craindre. Avec la concorde, la paix et l’amour mutuel, l’homme et la femme sont en possession de tous les biens. Ils peuvent vivre en paix derrière le rempart inexpugnable qui les protège et qui est l’amour selon Dieu. Grâce à l’amour, ils sont plus fermes que le diamant et plus durs que le fer, ils naviguent dans la plénitude, ils cinglent vers la gloire éternelle et attirent toujours davantage la grâce de Dieu ". C’est pourquoi, continue le même Père, " quand mari et femme s’unissent dans le mariage, ils n’apparaissent plus comme quelque chose de terrestre, mais comme l’image de Dieu lui-même ". Seulement, précise-t-il, si l’être conjugal est une icône vivante de Dieu, c’est parce qu’il est avant tout " une icône mystérieuse de l’Église ", une cellule organique de l’Église. Or, toute parcelle organique reflète toujours le tout ; la plénitude du Corps y demeure et y palpite.

On connaît l’adage des Pères : " Là où est le Christ, là est l’Église ". Cette affirmation fondamentale découle de la parole du Seigneur Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux (Mt. 18, 20). Une pareille " réunion ", en effet, est de nature ecclésiale, car elle est intégrée au Christ et mise en sa présence. Clément d’Alexandrie, pionnier de la théologie patristique du couple, place le mariage en relation directe avec la parole citée et dit : " Qui sont les deux rassemblés au nom du Christ, et au milieu desquels se tient le Seigneur ? N’est-ce pas l’homme et la femme unis par Dieu ? " Cette découverte suscite l’étonnement profond de Clément et lui fait proclamer : " Celui qui s’est exercé à vivre dans le mariage... celui-là surpasse les hommes ". Le mariage transcende l’humain, car, tout comme le mystère de l’Église, il constitue selon Clément une microbasileia, un " petit royaume ", l’image prophétique du Royaume de Dieu, l’anticipation préfigurative du siècle futur.

Ainsi l’ecclésiologie conjugale de la " petite église " se réfère à la grande Ecclésiologie. Le sacrement du mariage, " image mystérieuse de l’Église ", montre comment les mêmes principes qui structurent l’être de l’Église, structurent l’être conjugal. Ces principes fondamentaux sont au nombre de trois : le dogme trinitaire, le dogme christologique, et aussi la Pentecôte conjugale, c’est-à-dire, selon l’expression de Clément d’Alexandrie, l’effusion de l’Esprit-Saint et de ses charismes dans la Chambre haute de la " petite maison du Seigneur ".

 LE FONDEMENT TRINITAIRE

Un Dieu à une seule Personne ne serait pas l’Amour ; de même l’homme, s’il est un être isolé ou totalement solitaire, ne serait pas " à son image ". C’est pourquoi, dès l’origine, Dieu déclare : Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul (Gn 1,18). Et Dieu le créa couple, être communautaire, autrement dit ecclésial.

C’est sous cet angle que saint Grégoire de Naziance décrit le mystère de la Trinité. Certes, cette " description " n’envisage nullement une évolution, une " théogonie " en Dieu, mais propose la vision de ce qui d’emblée est un acte unique et indivisible : " L’Être un se met en mouvement et pose l’Autre ; leur dualité exprime la multiplicité, pas encore l’unité. C’est pourquoi la dualité est franchie, et le mouvement s’arrête à la Trinité, qui est plénitude ". Chacune des trois Personnes contient les deux autres, et c’est l’éternelle circulation de l’Amour intra-divin, son Plérôme trine et un à la fois. Le dogme sauvegarde l’antinomie transcendante du mystère ; Dieu est identiquement " un et trine ". La Triade divine est au-delà du nombre. La parfaite égalité des Trois remonte au Père qui est la Source, non pas dans le temps, mais dans l’être : c’est en lui que se réalise l’Un divin.

Mais sans un troisième terme, Dieu et l’homme resteraient aussi éternellement coupés, séparés l’un de l’autre. La personne du Verbe incarné est ce troisième terme où convergent et s’unissent la nature divine et la nature humaine. C’est pourquoi l’Incarnation du Verbe est centrale et indispensable pour la communion entre Dieu et l’homme. " L’Agneau immolé " précède la création du monde (Ap 13,8).

L’iconographie offre une illustration frappante de cette vérité. Le fond des coupes nuptiales d’autrefois représentait le Christ tenant deux couronnes au-dessus des époux, révélant ainsi leur centre divin d’intégration et faisant de la communauté conjugale une image de la Trinité. Saint Théophile d’Antioche fait écho à ces symboles en déclarant : " Dieu a créé Adam et Ève pour le plus grand amour entre eux, reflétant le mystère de l’unité divine ". Le premier des dogmes chrétiens structure ainsi l’être conjugal, en fait une petite triade, icône du mystère trinitaire.

 LE FONDEMENT CHRISTOLOGIQUE

Le dogme christologique formulé par le Concile de Chalcédoine précise la portée de l’Incarnation par rapport au salut de l’homme : les deux natures, divine et humaine, sont unies dans la Personne du Verbe sans confusion ni séparation. Elles entrent en une certaine compénétration et, comme le fer plongé dans le feu, la nature humaine en est déifiée. Dès lors, c’est vers l’unité semblable de l’humain et du divin que se dirige toute l’économie du salut : la grâce divine s’unit à la nature humaine et l’Église est avant tout le lieu où s’opère cette communion.

Au niveau de l’appropriation par chaque individu de ce fruit universel de salut, l’image la plus fréquente est de caractère nuptial : ce sont les " noces mystiques " de l’Agneau et de l’Église, de l’Agneau et de toute âme humaine. Une autre image vient de la notion de " corps ", notion paulinienne et d’origine nettement eucharistique. Les membres s’intègrent dans un seul organisme, le Corps du Christ où coule la vie divine, faisant de tous " un seul Christ ", selon le mot de saint Syméon. L’unité des frères dont parlent les Actes (4,32) s’accomplit avant tout dans l’eucharistie, car celle-ci présente une authentique et plénière manifestation du Christ. Origène l’explique en disant : " Le Christ ne vit qu’au milieu de ceux qui sont unis ". Ainsi la conception eucharistique de l’Église est expressément formulée : par la participation au " seul Saint ", le Seigneur Jésus, son Corps est structuré en Communio sanctorum.

Les textes du Droit canon orthodoxe définissent précisément la communion conjugale comme une forme particulière de la " Communion des Saints ". Ainsi la formule classique de Balsamon : " Les deux personnes unies en un seul être ", n’est qu’une image concrète de l’Église, " pluralité de personnes unies en un seul corps ". Car ce n’est pas par hasard que saint Paul place son enseignement sur le mariage dans le contexte de son épître sur l’Église. Dans Éphésiens 4, 16, il écrit : Le Corps reçoit sa cohésion et se construit au moyen des liens, des jointures de toute sorte, selon le rôle de chaque partie. Le miracle de l’Église, son unité enracinée dans le Christ, résulte des formes diverses de ces liens. Or, à côté des communautés paroissiale et monastique se pose un autre type de société : la communauté conjugale, petite église domestique, cellule organique de la grande.

Dans son commentaire sur le récit de Cana, saint Jean Chrysostome dégage l’étroite parenté entre les symboles qui parlent à la fois de l’Église et du mariage. La matière du miracle accompli – l’eau et le vin – se réfère au baptême et à l’eucharistie et renvoie à la naissance de l’Église sur la Croix : Du côté percé, il. sortit du sang et de l’eau (Jn 19,34), et c’est l’essence eucharistique de l’Église. Or, on retrouve la même image dans le sacrement de mariage, mise en relief par le rite chaldéen : " L’époux est semblable à l’arbre de vie dans l’Église. L’épouse est semblable à une coupe d’or fin débordant de lait et aspergée de gouttes de sang. Que la Trinité Sainte réside à jamais dans leur demeure nuptiale ". Ainsi, un lien sacré unit le miracle de Cana, la Croix et le Calice eucharistique, et les fait converger vers la coupe commune que boivent les époux au cours de la cérémonie sacramentelle. Plus les époux s’unissent dans le Christ, plus leur commune coupe, mesure de leur vie et de leur être même, se remplit du vin de Cana, devient miracle eucharistique, signifie leur transmutation en la " nouvelle créature ", réminiscence du paradis et préfigure du Royaume.

Enfin, à Cana, Jésus manifesta sa gloire (Jn 2,11) dans le cadre d’une ecclésia domestica. Selon la tradition liturgique et iconographique, c’est le Christ qui préside aux Noces de Cana ; bien plus, c’est lui l’unique Fiancé lors de toute noce. L’icône des noces de Cana représente mystiquement les épousailles de l’Église et de toute âme avec l’Époux divin. Par le sacrement, tout couple épouse le Christ. C’est pourquoi, en s’aimant l’un l’autre, les époux aiment le Christ. " Fais, Seigneur, que nous aimant l’un l’autre, nous t’aimions toi-même toujours davantage ". Dès lors, tout instant de la vie conjugale devient doxologie, louange, chant liturgique, offrande totale de l’être conjugal à Dieu (cf. 2 Co 11,2 ; 1 Co 10, 31 ; Col 3,17) .

 LE FONDEMENT PENTECOSTAL

C’est le don de l’Esprit au jour de la Pentecôte qui acheva de constituer l’Église. L’effusion perpétuée de l’Esprit-Saint fait de tout fidèle un être charismatique, pénétré tout entier, âme et corps, des dons de l’Esprit. Le sacrement du mariage fonde l’église domestique et appelle sa propre Pentecôte. Au cœur du sacrement se place l’épiclèse, c’est-à-dire la prière demandant au Père l’envoi de l’Esprit-Saint : " Seigneur notre Dieu, couronne-les (les époux) de gloire et d’honneur ". Cette parole marque le moment de la descente de l’Esprit et c’est la Pentecôte conjugale. En demandant le couronnement des époux, l’épiclèse se réfère à la prière sacerdotale du Seigneur : Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un (Jn 17,22). Les fiancés ainsi sont couronnés de gloire afin de ne faire qu’un, dans la communio sanctorum de l’Église.

C’est que, parmi tous les liens terrestres, seul le mariage présente une plénitude en soi. Saint Jean Chrysostome écrit : " Celui qui n’est pas lié par les liens du mariage ne possède pas en lui-même la totalité de son être, mais seulement sa moitié : l’homme et la femme ne sont pas deux, mais un seul être ". Le mariage restitue à l’homme sa nature originelle, et le " nous " conjugal anticipe et préfigure le " nous " non pas de tel ou tel couple, mais du Masculin et du Féminin dans leur totalité, l’Adam reconstitué et accompli du Royaume.

Mais toute vraie joie, toute élévation se situe toujours au terme d’une souffrance, et la liturgie du couronnement en parle sans faiblesse. Seule la couronne d’épines du Seigneur donne leur sens à toutes les autres. Selon saint Jean Chrysostome, les couronnes des fiancés évoquent les couronnes des martyrs et invitent à l’ascèse conjugale. De l’amour mutuel des époux jaillit la prière de vierges martyres : " C’est toi que j’aime, divin Époux, c’est toi que je cherche en luttant, pour toi je meurs, afin de vivre aussi en toi ". Le camée des anciens anneaux nuptiaux représentait deux époux de profil unis par la croix. L’amour parfait, c’est l’amour crucifié. " Dans tout mariage, ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin " (Kierkegaard). C’est pourquoi le mariage est un sacrement qui demande la grâce et dans lequel la liturgie prie sans cesse pour " l’amour parfait " ". " Donne ton sang et reçois l’Esprit ", cet aphorisme monastique s’applique au même titre à l’état conjugal.

La célébration liturgique de la Pentecôte porte un message secret d’une immense signification, et qui est en relation avec les charismes conjugaux. Ce jour-là, le seul dans l’année, l’Église prie pour tous les morts depuis la création du monde, et autorise même la prière pour les suicidés. Dans la surabondance de sa grâce, la fête nous place devant le mystère de l’enfer. Il ne s’agit pas ici de l’élément doctrinal : éternité de l’enfer ou destin ultime des damnés. Il s’agit de l’attitude orante des vivants, seule possible devant l’insondable mystère. La liturgie, sans rien préjuger, redouble sa prière pour tous les vivants et pour tous les morts.

Or, qu’est-ce que l’enfer ? C’est le lieu d’où Dieu est exclu. De ce point de vue, le monde moderne dans son ensemble se présente bien sous cet aspect infernal. Il y a là une immense interrogation adressée à tout croyant : que faire devant ce monde démoniaque ? Il semble que l’attitude du chrétien peut trouver une indication décisive dans une très ancienne tradition évoquée par saint Jean Chrysostome : pendant la célébration du baptême, tout baptisé meurt avec le Christ, mais aussi, avec lui descend aux enfers et, tout comme le Christ ressuscité, porte sur lui le destin des pécheurs. Appel combien puissant à suivre le Christ et à descendre, nous aussi, dans l’enfer du monde moderne, non pas " en touristes ", comme disait Péguy au sujet de Dante, mais en témoins de la lumière du Christ !

Un texte liturgique du Vendredi Saint décrit la descente aux enfers et montre le Christ " sortant de l’enfer comme d’un palais nuptial ". On peut donc discerner un appel très précis adressé aux époux chrétiens : il leur faut créer un " rapport nuptial " avec le monde, même et surtout sous son aspect infernal, y entrer comme dans un " palais nuptial ", rendre témoignage de la présence universelle du Christ, et puisque, selon l’expression d’Isaac le Syrien, le péché essentiel du monde est d’être insensible au Ressuscité, s’efforcer de sensibiliser le monde et l’homme moderne au Ressuscité. Plus que jamais toute maison chrétienne est avant tout un trait d’union, un relais entre le Temple de Dieu et la civilisation sans Dieu.

 LE SACREDOCE CONJUGAL

Mais comment les époux exerceront-ils sur le monde cette influence décisive ? Par leur sacerdoce conjugal. Et ce sacerdoce s’articule sur les charismes particuliers de l’homme et de la femme.

L’homme est un être extatique : il sort de lui-même et se prolonge dans le monde par l’outil, par les actes. La femme est un être enstatique elle n’est pas acte, mais être ; elle est tournée vers sa propre profondeur, elle s’intériorise, semblable à la Vierge qui gardait les paroles divines en son coeur ; elle est présente au monde par le don total d’elle-même. Une fresque de la catacombe de saint Calliste montre l’homme, la main étendue sur l’offrande, célébrant l’eucharistie ; derrière lui se tient la femme, les bras en prière, l’orante. Si le propre de l’homme est d’agir, celui de la femme est d’être. Laissé à lui-même, l’homme s’égare dans les abstractions et les objectivations ; dégradé, il devient dégradant et fabrique un monde déshumanisé. Protéger le monde, les hommes et la vie en tant que mère et Ève nouvelle, les purifier en tant que vierge, telle est la vocation de toute femme. Elle doit convertir l’homme à sa fonction essentiellement sacerdotale : pénétrer sacramentellement les éléments de ce monde et les sanctifier, les purifier par la prière. Tout chrétien est invité par Dieu à vivre de foi : voir ce qu’on ne voit pas, contempler la Sagesse de Dieu dans l’absurdité apparente de l’Histoire, et devenir lumière, révélation, prophétie, suivre les " violents " qui prennent d’assaut le ciel et s’emparent du Royaume (Mt 11,12).

L’Évangile selon saint Jean (13,20) rapporte une parole du Seigneur, la plus grave peut-être qui soit adressée à l’Église : Qui reçoit celui que j’envoie me reçoit, et qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé. Cette parole s’adresse aussi à la " petite église " qu’est tout foyer chrétien. Elle veut dire que le destin du monde est suspendu à l’attitude inventive de l’Église, à son art d’accueillir et de se faire accueillir, à l’art de la charité de ses saints. Et cet art signifie la chose la plus simple et la plus haute à la fois : reconnaître la présence du Seigneur dans tout être humain.

Version raccourcie du texte paru dans
L’anneau d’or, Éd. du Feu Nouveau, no 107 (1962) ;
repris dans Paul Evdokimov, La Nouveauté de l’Esprit,
Études de spiritualité
, Bellefontaine (SO 20), 1977.


LE CÉLIBAT NON MONASTIQUE

Il y a diversité de dons... il y a diversité de ministères... il y a diversité d’opérations... Et l’Esprit qui se manifeste en chacun, lui est donné pour l’utilité commune... Il distribue ses dons à chacun en particulier, comme il le veut (1 Co 12,4-11).

Saint Paul nous parle des dons et des ministères que chacun reçoit en vue d’une diaconia (service) pour l’utilité commune. Personne n’est exclu de l’appel général adressé à tous, mais, comme dans une symphonie, il faut y discerner sa propre partie musicale, une vocation toute personnelle, un destin unique.

Tournant décisif en tant qu’acte spirituel et prise de position, dans la biographie d’un être, lorsque ni l’état monastique, ni l’union conjugale ne se trouvent sur son chemin. La faute la plus désastreuse serait de faire d’une condition simplement imposée par les circonstances de la vie, un destin. L’absence de quelque chose ne peut jamais ni remplir, ni construire un être. Et c’est céder à la tentation la plus ruineuse que de n’attendre plus rien de la vie. L’attente positive prend en charge le présent sans rien préjuger du lendemain. Le vrai renoncement à une situation précise (le mariage par exemple), pour être positif et enrichissant, ne peut être qu’une condition pour l’acceptation libre et pleine d’une autre situation (le célibat par exemple), qu’un point de départ pour une vocation actuelle, jamais subie, toujours acceptée et assumée, et qui remplira l’existence du moment présent.

Ceci pose le problème très précis de la vocation. Dans son aspect immédiat c’est une inclination ressortissant d’aptitudes correspondantes, de dons naturels qui prédisposent à telle forme de vie et d’activité. Plus profondément et sur le plan religieux de la foi, elle est une prédestination, plus cachée, plus mystérieuse, et qui contient le projet de Dieu sur tel être concret. C’est l’essence de moi-même que Dieu me propose comme la meilleure partie, la partie idéale de moi-même et que j’accepte d’avance et assume librement. Elle postule une disponibilité du moment présent, totalement ouverte, et sans rien préjuger du moment suivant.

À la rigueur, même un moine peut rompre ses vœux. Un homme marié peut entrer dans les ordres. Un célibataire peut voir s’ouvrir devant lui une des deux voies, comme il peut se trouver dans la perspective d’un célibat dans le monde. Pour le moment il accepte cette situation allégrement, joyeusement, assumée comme une tâche confiée pour aujourd’hui, comme la valeur présente et pleine de son existence. Le tâtonnement inévitable qui en ressort s’accompagne d’une alternative de succès et d’échecs. Mais il est vital de comprendre qu’il ne s’agit jamais d’un " devoir " morne et imposé, d’un impératif catégorique aveugle et implacable. Le sacrifice ici se changerait en suicide. Les échecs empiriques possibles, le découragement et les amertumes momentanées n’autorisent nullement la négation, le vide, l’abdication. Il faut composer avec la grâce, comme les mains qui se cherchent dans la nuit, et attendre avec un sourire que telle défaite matérielle se convertisse en victoire spirituelle. La finalité immédiate, atteinte ou non atteinte, n’est point la fin absolue de mon destin.

Toute la vocation est une option en réponse à un appel entendu. Celui-ci peut être simplement l’état présent. Il n’est jamais une voix qui explicite tout ; une demi-obscurité inhérente à la foi ne nous quitte jamais. Il y a une chose dont nous pouvons être sûrs, toute vocation est toujours accompagnée d’un renoncement. Le marié renonce à l’héroïsme monastique, le moine à la vie conjugale. Le jeune homme riche de l’Evangile n’est invité ni à se marier ni à entrer dans un couvent. Il devait renoncer à sa richesse, à l’" avoir ", à ses préférences - afin de suivre le Seigneur. De même les " eunuques " pour le Royaume de Dieu - quel que soit le sens que nous y mettions - désignent une privation, un renoncement, un sacrifice. Mais dans tous ces cas de privation dont parle l’Evangile, la grâce fait un don ; d’un renoncement négatif elle fait une vocation positive. Le renoncement à une chose signifie la consécration totale à une autre chose que ce même renoncement permet de réaliser.

Une vocation de célibataire est infiniment plus large que le célibat comme tel. Ce n’est pas le célibat qui se place au centre, mais c’est une vie qui comporte pour le moment le célibat. Pour un célibataire, son célibat n’est qu’une condition momentanée ou définitive de son ministère du Sacerdoce royal en vue du Royaume. Si un moine " s’occupe des choses de Dieu " , un célibataire vit dans ces " choses de Dieu " que constitue tout être humain ; son ministère est au service du prochain. Il est à la seconde personne, un " toi " pour le monde où il vit. C’est l’amour-compassion qui ne cherche ni réciprocité, ni rien pour lui-même, mais se donne et descend aux enfers d’un monde qui agonise dans les ténèbres. Il ne choisit pas, mais s’étend sur toute souffrance et rencontre l’autre, le prochain, dans son abandon de Dieu.

Une pareille existence centrée sur le prochain est une vocation très concrète, car elle est signe du Royaume, de sa présence dans le monde. Si le salut est au-dessus du monde, c’est au sein du monde qu’il est offert. Une exigence venant du monde lui-même appelle à y rester comme témoin de l’Évangile. C’est à ces témoins que s’applique la parole de saint Augustin : " Donne-moi quelqu’un qui aime, et celui-là comprendra ". Il s’agit ici d’aimer son destin, d’aimer la croix formée par son propre moi ; il se peut que l’acte le plus ascétique ne soit pas de renoncer, mais de s’accepter pleinement soi-même. Si je reçois ce qui m’est échu comme mon propre choix libre, tout devient à l’instant même sensé, profond, plein d’un intérêt passionnant et joyeux. L’homme n’est jamais seul, la main de Dieu est sur lui ; s’il sait l’accepter et la sentir, son destin se construit, " orienté " vers l’Orient. C’est l’expérience de tous les grands spirituels.

Pour ceux qui se sentent " laissés pour compte ", qui sont déçus dans l’attente et dans les promesses de la jeunesse, au moment où tout semble fermé et fini, c’est à ce moment que tout commence. C’est le sens si profond de la légende du Saint Graal. Un pauvre chevalier arrive quand tout s’arrête ; le vieux roi est immobilisé sur son grabat ; les sources tarissent, les oiseaux ne chantent plus et tout est enchaîné par l’immobilité de la mort. Le chevalier pose l’unique question, la seule vraie question : " Où est le Graal ? " Et alors tout revit, le vieux roi quitte son grabat, les sources rejaillissent et les oiseaux chantent à nouveau. Cette seule question-réponse est celle du fiat de notre destin. Plus qu’accepté, créé, celui-ci métamorphose les données en charismes ; l’être humain vit alors son propre miracle, vit dans le miracle. C’est le sens très précis de l’admirable parole d’Isaïe : Crie de joie, stérile qui n’enfantais pas ; éclate en cris de joie et d’allégresse, toi qui n’as pas connu les douleurs ! Car plus nombreux sont les fils de l’abandonnée que les fils de l’épouse, dit Jahvé... Ton époux sera ton Créateur (Is 54,1,5).

Les formes de la vie sociale subissent des changements rapides et imprévus ; par contre, l’action religieuse de tout croyant possède une grande stabilité. Il peut se rendre attentif aux desseins de Dieu dans le progrès si merveilleux de la science et des techniques ; il peut unir les solitudes et créer des communautés vivantes de témoins ; il peut susciter l’esprit d’adoration, de tout travail faire une prière même au cœur bétonné de la cité la plus moderne. Toutefois il n’est plus possible d’exercer ce ministère individuellement. L’état actuel de la société exige des mesures et des actes qui sont du ressort de la charité collective. C’est collégialement, de la part des hommes de prière, que la foi a ce privilège magnifique d’appeler aux droits de Dieu sur la cité humaine. C’est ici justement que les célibataires sont des agents favorisés, car ils peuvent dépenser sans mesure leurs réserves disponibles d’affection opérante.

Si, pour saint Jean Chrysostome,  " le mariage est l’image du céleste " , le célibat est une image plus directe du Royaume où " on ne se marie pas " et où " on est comme des anges " (cf. Mt 22,30). Le siècle futur ne connaîtra pas le mode dual des couples, ni tel " homme " en tant qu’homme en face de telle " femme " en tant que femme, mais l’unité du Masculin et du Féminin dans leur totalité, Adam-Ève reconstitué dans sa dimension spirituelle. Ce n’est donc pas comme un moine en marge de la vie, ni comme les époux qui s’en retirent partiellement pour construire leur unité, mais en tant que l’anticipation de l’unité future du Masculin et du Féminin que les célibataires mettent leur présence entière au service d’une amitié efficiente. Une pareille confrérie, vaste comme le monde, groupant les hommes et les femmes, se penchera conjugalement sur toute misère humaine. " Conjugalement " signifie ici unissant leurs charismes réciproques.

La transparence du don de soi est décisive. Des amitiés profondes à la mesure de leur pureté peuvent se nouer et l’âme y trouve son harmonieux épanouissement dans un rapport de personne à personne. Le célibat n’a nullement empêché certaines grandes figures du christianisme de manifester des accords d’âmes, d’exercer l’amitié mystique dans une action conjuguée : saint Jean Chrysostome et la diaconesse Olympiade, saint François d’Assise et sainte Claire, saint Jean de la Croix et sainte Thérèse. De telles amitiés ne s’opposent même pas à l’état monastique. Elles peuvent produire une riche descendance : des enfants en esprit qui suivent leur propre vocation de témoins.

La piété toute particulière des grands mystiques envers la Vierge souligne un trait important. À l’opposé de toute déviation morbide, elle y puise la pureté, la tendresse chaste et l’" état amoureux " envers toute créature. C’est que la Vierge, dans sa protection maternelle et paraclétique, est l’expression la plus forte de la Philanthropie divine. Et encore cette leçon non moins instructive dans cet adage des spirituels : " L’heure présente que tu vis, l’homme que tu rencontres ici et maintenant, la tâche que tu œuvres en ce moment, sont les plus importants de ta vie. " Ce que l’on a immédiatement devant soi, c’est l’offrande sacerdotale de soi-même qui triomphe à l’instant de toute séparation, de toute solitude et de tout " instinct de mort " . Pour celui qui a assumé pleinement sa vocation aujourd’hui, le lendemain se confond avec le jour du Seigneur.

Extrait de : Sacrement de l’amour,
Le mystère conjugal à la lumière
de la tradition orthodoxe
, DDB, 1980.
Le même texte paraît dans
Dr Assagioli et al., Le Célibat laïc féminin,
Éd. Ouvrières, 1962, pp. 292-300.


LE SACERDOCE CONJUGAL

Les sacrements ne sont pas seulement des signes qui confirment les promesses divines, ni des moyens pour vivifier la foi et la confiance ; véhicules de la grâce, ils sont à la fois les instruments du salut et le salut même, tout comme l’Église l’est. La distinction entre l’Institution et l’Événement est artificielle, car ce que l’on appelle Institution est l’anamnèse, mais, liturgiquement, l’anamnèse est toujours épiphanique, et c’est ce caractère pneumatophore qui montre, dans l’Église-Institution, l’Église-Événement perpétué. C’est pourquoi initialement tout le sacrement était une partie organique de la liturgie ; son intégration au mystère eucharistique témoignait de la descente de l’Esprit et du don reçu. Ainsi, pour le sacrement du mariage, les mariés avant tout accèdent à la synaxe eucharistique dans leur nouvelle dignité ecclésiale d’époux.

La matière des sacrements n’est pas seulement un signe visible, mais un réceptacle des énergies divines. Dans le sacrement du mariage, la matière est l’amour de l’homme et de la femme. Selon Justinien, " le mariage s’accomplit par le pur amour  " (Novelle 74, cap. 1), et pour saint Jean Chrysostome, " c’est l’amour qui unit les aimants et les unit à Dieu " (Hom. sur Ép 5,22-24, PG 62,141). La " grâce édénique ", dont parle Clément d’Alexandrie, la grâce du sacrement, transmue l’amour en communion charismatique et l’élève à la dignité ecclésiale du Sacerdoce conjugal.

Tout fidèle participe à l’unique sacerdoce du Christ, non par les fonctions sacrées (charismes des prêtres et des évêques), mais par son être sanctifié. C’est en vue de sa dignité ontologiquement sacerdotale que tout baptisé est scellé de dons, oint de l’Esprit dans son essence même. La substance sacerdotale de tout croyant signifie offrir au Seigneur en sacrifice la totalité de sa vie et de son être : faire de sa vie une liturgie. Un laïc est prêtre de son existence.

Un texte liturgique du Vendredi Saint décrit la descente aux enfers et montre le Christ " sortant de l’enfer comme d’un palais nuptial " . Cette image est comme un appel adressé aux époux afin de créer un " rapport nuptial " avec le monde justement sous un aspect infernal d’un lieu d’où Dieu est exclu. Plus que jamais la maison chrétienne, petite église, est un lien vivant entre le temple de Dieu et la civilisation sans Dieu.

L’existence des êtres qui vivent, comme ceux qui sont abandonnés de Dieu, appelle aux charismes de compassion et de secours. Une nouvelle spiritualité rappelle puissamment à l’amour humain sa vocation du Sacerdoce conjugal. L’Esprit fait germer les charismes de la charité sacerdotale des maris et de la tendresse maternelle des femmes, et les ouvre sur le monde, afin de délivrer tout prochain et de le restituer à Dieu.

Le mariage-procréation de jadis était fonctionnel, asservi aux cycles des générations et tendu vers l’événement du Messie. Le mariage chrétien est ontologique, il est la naissance de la " nouvelle créature " , afin de garder le cœur de la " fluence sale " (Grégoire de Nysse, De octava, PG 44,609A) du temps déchu et de le saturer d’éternité ; eschatologique avec le monachisme, il est " mystère du huitième jour " .

Le renoncement qui joue dans ces deux états vaut ce que vaut le contenu positif que l’homme y met : l’intensité de la soif de Dieu, de son amour. L’ascèse monastique se rencontre avec l’ascèse conjugale : " Celui qui a obtenu l’Esprit et se trouve purifié... respire la vie divine " (Grégoire de Nysse, De la vie contemplative).

Dans le mariage, la nature de l’homme est sacramentellement changée, comme elle l’est, selon un autre type, chez le moine. La plus grande parenté intérieure les unit. Les promesses échangées par les fiancés les introduisent en quelque sorte dans un " monachisme intériorisé " , car il y a là aussi une mort au passé et une naissance à la nouvelle vie. D’ailleurs, le rite de l’entrée dans les ordres se sert du symbolisme conjugal (fiancé, époux), et l’ancien rite du mariage contenait la tonsure monastique qui signifiait l’abandon commun de deux volontés au Seigneur. Ainsi, le mariage inclut intérieurement l’état monastique, et c’est pourquoi, selon le père Serge Boulgakov, cet état n’est pas un sacrement. Ils convergent comme deux aspects de la même réalité virginale de l’esprit humain. L’ancienne tradition en Russie concevait le temps de fiançailles comme un noviciat monastique et les nouveaux mariés, après l’office du mariage, partaient directement dans un couvent afin de se préparer à entrer dans leur sacerdoce conjugal. Le climat monastique, si proche au mariage dans sa spiritualité, ne rendait que plus limpide la joie des noces et l’inauguration de l’église domestique.

Ce n’est pas une voie comme telle qui peut déterminer son choix, mais le sentiment de l’appel, du don et de la vocation personnelle : " Cherchons l’Esprit-Saint... et que chacun trouve par lui-même ce qu’il doit faire ". " Que chacun marche selon la part que le Seigneur lui a faite, selon l’appel qu’il a reçu de Dieu " , car " chacun tient de Dieu un don particulier, l’un d’une manière, l’autre de l’autre " (1 Co 7,7).

Il faut s’élever jusqu’aux sphères de l’absolu, une hauteur n’est véritablement saisie que d’une autre , hauteur, et le sommet grandit à mesure que l’on s’élève sur un sommet voisin. La sainteté monastique et la sainteté conjugale sont les deux versants du Thabor ; de l’une et de l’autre, le terme est l’Esprit-Saint. Ceux qui atteignent le sommet par l’une ou l’autre de ces voies entrent " dans le repos de Dieu, dans la joie du Seigneur " , et là, les deux voies, contradictoires pour la raison humaine, se trouvent intérieurement unies, mystérieusement identiques.

Extrait de l’essai de Paul Evdokimov,
" Le sacerdoce conjugal " dans Le mariage,
" Églises en dialogue ", Mame, 1966.


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Jeudi 21 juillet 2022