Vie spirituelle

Dieu est Amour

Le Buisson Ardent

Amour divin - Amour humain


Mère de Dieu et Christ Sauveur


par le père Dumitru Staniloae


DIEU EN SOI ET DIEU EN RELATION

Ici nous touchons en réalité au mystère de la personne qui, soit-elle divine ou humaine, se communique sans s’amoindrir, restant identique à elle-même, source éternelle et inépuisable de dons. D’une part la personne pénètre par ses actes dans l’histoire d’autrui et y participe, de l’autre elle demeure en elle-même, dans une unité que l’autre ne dissout ni ne complète. Le mystère de Dieu, trinité des personnes, cache l’impossibilité d’une compréhension et d’une définition exhaustives de Dieu, l’impossibilité de le perdre ou de le restreindre, et d’autre part implique sa venue, par communication, dans le domaine de l’accessible, dans la relation par des actes que nous pouvons expérimenter, connaître, exprimer et, en partie, définir.

On pourrait dire que la personne vit simultanément sur deux registres : en soi et en relation. Le deuxième registre a de multiples ramifications qui elles-mêmes sont influencées par la vie du premier niveau. Cette vie en relation est une descente en l’autre, une conformation à lui, elle n’est cependant pas moins sincère et sérieuse que la vie au premier degré, la vie en soi. Une mère joue avec son fils, elle devient semblable à lui et joue de tout son cœur ; mais elle reste mère, consciemment et sérieusement. Le jeu avec l’enfant et la conscience de mère se recoupent sans s’altérer ; dans son jeu la mère garde une vive conscience maternelle sans que cela freine le jeu ; toute la joie de la mère est dans cette conscience. C’est là que demeure la richesse d’une vie variée.

De toute évidence il faut remarquer que personne n’existe en dehors d’une relationC’est la relation qui définit la personne. La conscience de mère est une conscience de relation. Or la relation fondamentale qui définit la conscience maternelle existe aussi en soi, bien qu’elle doive se manifester dans des relations concrètes et spécifiques. On pourrait dire que ce « quelque chose qui existe en soi » ne peut pas être réellement compris en dehors de la relation mais qu’en lui nous trouvons l’essence de l’homme, qui se manifeste par relations comme par des énergies.

Dieu lui-même peut ainsi vivre, en tant que personne, sur ce double registre : en lui-même et dans les relations avec ses créatures ; plus précisément, dans les relations infiniment variées avec ses créatures, aussi nombreuses soient ces dernières. Dieu peut, tout à fait sérieusement, participer et se conformer aux différents niveaux et états de ses créatures, sans cesser d’être, en lui, au-dessus d’elles avec sa conscience et sa toute-puissance de Créateur.

Il y a cependant une différence entre Dieu et le croyant : ce dernier, lui, est également défini par la conscience de ses relations ; il est plus ou moins libre de choisir les personnes qu’il veut rencontrer mais – en général – il ne se trouve jamais en dehors d’une relation ni de la conscience de cette relation. Cela tient, pour ainsi dire, à son essence propre.

Dieu-en-Soi n’est pas non plus en dehors d’une relation, au sens général. Mais cette relation est celle des personnes trinitaires. L’essence de Dieu ne se définit pas par la relation aux créatures ; il entre en relation avec elles tout à fait bénévolement, et cette relation externe a son fondement dans la relation divine interne, essentielle, et ces deux niveaux de relations se recoupent. Plus précisément, autant les multiples relations « externes » se recoupent entre elles, autant le font-elles avec les relations intra-trinitaires, sans toutefois s’affaiblir les unes les autres ni perdre leur pleine intensité. […]

UN DIEU QUI AIME

Le plus vaste attribut divin est l’absolu. Il désigne la totale indépendance. Dieu ne dépend de rien et tout dépend de lui. Il est tout en lui. En lui il possède l’existence en-soi, mieux : la plénitude inépuisable et irréductible de l’existence. Il n’a besoin de rien en dehors de lui et n’attend rien de personne. Il n’est en relation (schesis) avec rien ni personne, ni par son essence ni par besoin.

Mais si par son essence il est au-dessus de toute relation, par sa volonté il entre en relation avec un monde qu’il crée et qu’il soutient bénévolement. Ainsi nous découvrons un nouvel aspect à l’absolu divin : tout dépend de lui. Même l’acte de la création est un acte premier où Dieu entre en relation avec quelque chose en dehors de lui ; plus encore : c’est lui qui pense l’acte créateur et le contenu de la création.

Voilà le paradoxe : le même Dieu, par une œuvre ou par la somme de plusieurs œuvres, se trouve en relation avec quelque chose d’autre, mais il reste aussi au-dessus de la relation. En d’autres termes il est maître et souverain dans cette relation, il ne lui est pas soumis, ne se trouve pas en elle et n’y demeure pas par nécessité. En même temps que Dieu se manifeste à lui-même son absolu dans la relation où il entre et demeure, il rend cet absolu sensible aussi à ceux qui ouvrent leurs yeux spirituels.

L’absolu ne peut être le propre d’une substance composite et donc soumise nécessairement aux relations des parties entre elles, ni le propre d’une loi générale qui ne peut être contenue sans être appliquée à une réalité et qui en est donc dépendante. Absolu, seul peut l’être le sujet ou le soi qui ne se compose d’aucune partie et existe réellement en soi-même. Seul le sujet a une existence en soi, et ne peut tomber sous la domination de rien ni personne sans sa volonté. D’une certaine manière le sujet humain, qui ne peut être ni pris ni contenu ni dominé par quiconque, est aussi absolu. Mais, lié à la chair qui est un objet susceptible d’être pris et dominé, le sujet humain n’est pas totalement absolu ; de plus le sujet se sait dépendant dans sa venue à l’existence et dans la durée de son existence. Seul Dieu, sujet éternel et non-incarné, est pleinement absolu. Cependant les sujets créés peuvent s’opposer, dans leurs décisions, même à Dieu. L’absolu de Dieu s’arrête face à ces autres » absolus » que sont les sujets créés, face à ces » absolus » créés à l’image de l’Absolu incréé, face à ces » dieux créés ». Mais est-ce que Dieu est encore absolu si tout ne dépend pas de lui ? Il l’est, car c’est par sa volonté que les sujets existent en tant qu’absolus. Un Dieu qui peut amener à l’existence d’autres absolus est plus absolu que celui qui ne le peut. Paul Evdokimov déclare : » Plus Dieu »s’humanise» et met l’homme à son propre niveau, en faisant de lui son image exacte, et plus il est devant l’immensité de sa propre idée sur l’homme, justement là où l’homme est la réplique de l’Existant ».

Un sujet enfermé dans une totale singularité ne peut se concevoir. Le sujet se réfère à quelque chose. C’est là un paradoxe qui lui est propre : il est la non-domination en soi et se réfère à quelque chose. Le sujet divin se réfère, lui aussi, à quelque chose d’éternel, mais aucun objet ne peut satisfaire le désir divin d’un rapport éternel, de même qu’aucun objet ne peut étancher la soif de relation de l’homme. Seul un autre sujet, éternel lui aussi, peut combler ce besoin de relation éternelle d’un sujet divin ; mais ce sujet-là ne peut exister en dehors du premier sujet, car cela signifierait que le premier devrait se satisfaire de quelque chose d’extérieur à lui. Dans ce cas il ne serait pas totalement absolu. Il faut donc que ce deuxième sujet, satisfaisant le désir de relation éternelle du premier, lui soit non seulement égal en infinitude, mais qu’il lui soit aussi intérieur. Cependant il est encore nécessaire de poser un troisième sujet, comme référence commune aux deux autres, et qui doit leur être aussi intérieur et égal.

En cela Dieu est absolu. Karl Barth, envisageant l’essence de Dieu dans l’amour, considère que Dieu est absolu en ce sens que son amour se satisfait en Dieu lui-même sans qu’il ait besoin d’une intervention étrangère. « Dans son être et dans son acte, c’est-à-dire dans son amour, Dieu n’est pas tel qu’il ait besoin de trouver un autre objet que lui-même. Il est lui-même son propre objet, et il lui suffit d’être le seul objet de son amour. Il ne serait pas moins celui qui aime s’il lui plaisait de ne pas aimer d’autre objet que lui-même ». Mais aucun objet ne saurait satisfaire par soi-même son amour.

Dans la relation absolue, essentielle et éternelle d’un sujet divin il y a la possibilité d’une relation volontaire, non-éternelle, contingente, avec les sujets relatifs. Si un sujet divin est le Père d’un autre sujet divin, il peut, par sa bonne volonté et sa grâce, l’être pour des sujets créés. Saint Siméon le Nouveau Théologien énonce : « Si Dieu était privé de l’un des deux, soit du Fils soit de l’Esprit, il ne serait plus Père, il ne serait même plus vivant, séparé de l’Esprit qui à tous donne la vie et l’être ». La relation vivante et interpersonnelle, existant éternellement et naturellement en Dieu, inclut en elle la possibilité d’une relation vivante avec les sujets créés et relatifs. Cette relation historique n’a pas lieu pour satisfaire le besoin divin, éternel et essentiel, de relation, car il est satisfait par le mouvement intra-trinitaire. Si Dieu ne vivait dans cette relation interpersonnelle et éternelle, il ne serait pas absolu dans sa relation avec le monde. D’autre part c’est seulement sur la base de cette relation interpersonnelle et éternelle, ou sur la base de son caractère absolu, que Dieu peut fonder une relation contingente avec les sujets relatifs. Et c’est également sur cette unique base que Dieu, en relation avec des sujets relatifs, fait l’expérience que son propre bonheur est indépendant de cette relation. Toujours sur cette seule base, Dieu entre en relation contingente avec les sujets et, les élevant au niveau de sujets capables de vivre – par la grâce – la relation avec l’absolu divin, les fait participer au bonheur d’une relation avec un sujet absolu, source inépuisable de vie et de félicité. Ainsi dans sa relation contingente avec les sujets relatifs, Dieu se révèle à lui-même son propre absolu, de même qu’il rend les êtres créés et relatifs capables de le vivre. Nous trouvons ici une nouvelle illustration tangible du paradoxe suivant : Dieu est descendu dans une relation avec les êtres créés, il rend son absolu accessible, mais ne cesse de demeurer lui-même absolu.

Descendant vers les créatures, prenant leur forme, Dieu montre toute la valeur qu’il accorde à ce monde, il la manifeste par sa venue déificatrice. L’homme dont le Christ prend le visage devient lui-même visage du Christ, se constitue demeure du Christ ; plus encore : il reflète le Christ, devient un Christ. Il est Christ non seulement par ce qui, en lui, est divin, mais aussi par ce qui, en lui, est créé et uni à ce qui est incréé ; comme le Christ est, lui-même, non seulement Dieu incréé mais aussi homme créé, ces deux points ne pouvant être disjoints. […]

L’ÉTERNITÉ ET LE TEMPS : 
DIEU ATTEND NOTRE AMOUR

L’éternité doit être une plénitude de vie. L’éternité est vie, mais l’Occident ne connaît que la fausse éternité d’une substance immuable, ou celle – tout aussi fausse – d’un devenir continuel ; pendant longtemps il a opté pour Parménide et Thomas d’Aquin et aujourd’hui il passe à Héraclite et Hegel. Mais la vraie éternité est au-delà de cette alternative : c’est celle de la Sainte Trinité. La Sainte Trinité est l’éternité de la « tripersonnalité » avec une « essence-source » d’énergies inépuisables. La vie est mouvement, mais pas un mouvement répétitif et cyclique, donc monotone et fini dans ses modalités.

Karl Barth a écrit avec justesse : « L’immobile au sens absolu, l’immobilité pure, c’est la mort. Si Dieu est immobilité pure, cela signifie donc que la mort est Dieu. En d’autres termes, la mort se trouve élevée au rang d’absolu, définie comme l’origine première et la fin dernière de tout, elle est la seule réalité authentique. C’est d’elle que l’on affirmera ensuite qu’elle n’a pas de limite ni de fin, ou qu’elle est toute-puissante. Et il faudra bien admettre qu’elle n’a pas été vaincue et qu’il n’existe pas d’espérance permettant d’en triompher déjà aujourd’hui ». Or ce qui est mobile, mais de façon répétitive et automatique est tout aussi mort. La vie n’existe que là où il y a communion entre des sujets ; elle n’est intarissable, illimitée et éternelle que dans la parfaite communion des sujets entre eux, communion dans une totale intériorité réciproque. Celui qui participe à une telle communion interpersonnelle et divine reçoit, lui aussi, la vie éternelle : « Voilà la vie éternelle : qu’ils te connaissent, Toi l’Unique vrai Dieu, et Celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17, 3).

L’inépuisable vie de la subjectivité ne réside pas dans le passage d’une préoccupation à l’autre ; elle ne dépend pas des réalités finies, même si c’est elle qui les pense, et en nombres infinis. Une telle vie, même infinie, serait faite d’une succession d’instants clos, composée de pensées finies ; dans ce cas Dieu serait obligé de penser à des choses finies pour avoir la vie, et sa vie serait dépendante du fini, de ce qui est limité et passager. La vie divine, devenue une mutation constante, ne serait plus une véritable éternité.

La vie de l’éternelle subjectivité divine doit être une plénitude immuable à tous égards ; elle doit consister à aimer une subjectivité de même plénitude, de sorte qu’elle soit à la fois vivante et inépuisable. Elle est un rapport infini à sa propre subjectivité, contemplée dans un autre « je », afin qu’elle soit vraiment amour, éternel et intarissable ; c’est un rapport à un autre « je » qui est lui-même porteur de sa plénitude et y répond avec le même amour. Un « je » divin aime d’un amour éternel, intarissable ce qui est à lui, sa propre plénitude comme celle de l’autre. Voilà quelle est la variété permanente de la vie divine, qui s’accorde avec la plénitude immuable, mouvement continu d’un « je » à l’autre, intérieur à la même subjectivité infinie et au même amour parfait.

L’éternité, dans ce sens véritable, rend possible la compréhension du temps et de son rapport à l’éternité. Il n’est plus nécessaire de les considérer comme irréconciliables. Le temps n’est plus quelque chose de contraire à l’éternité, sa déchéance. L’éternité divine, vie dans la plénitude, dialogue de l’amour parfait avec des « je » qui lui sont parfaitement intérieurs, porte en elle-même la possibilité du temps. Inversement le temps porte en lui la possibilité de l’éternité, qui peut être actualisée dans la communion avec Dieu ou par la grâce. (Avec cette expression « par grâce » nous mettons en évidence que Dieu nous a créés capables de répondre à son offre d’amour). Il nous a donc mis en relation avec l’éternité, et c’est en communion avec lui que nous l’obtenons. C’est pour cela que l’éternité des croyants n’est pas semblable à celle de Dieu.

L’amour est l’offre de soi à un autre « je » et l’attente de la réponse : l’offre totale de l’autre. C’est uniquement dans une réponse immédiate et complète que l’aimé s’unit à l’aimant et que l’amour est intégral. Le temps est la durée de cette attente. Il exprime en effet la distance spirituelle entre les personnes, alors que l’éternité est au-dessus de cette distance. Saint Maxime le Confesseur déclare : « Le mystère de la Pentecôte est donc l’union (enosis) immédiate de la Providence avec les créatures qu’elle protège, l’union de la nature créée avec le Verbe, par l’opération de la Providence, union dans laquelle toute manifestation du temps et du devenir est exclue », En Dieu l’attente est réduite à zéro, car l’amour entre les « je » est parfait. Le don de soi d’un sujet divin à un autre et la réponse du deuxième au premier sont simultanés et de la même perfection.

Ne pouvant faire croître ni détruire cette simultanéité ou cette perfection, l’amour divin demeure – en tant qu’offre et réponse – un acte bilatéral, ou trilatéral – intemporel et éternel. Dieu créa les partenaires de l’amour, mais ces partenaires ne furent plus capables d’être par nature porteurs de sa subjectivité, infinie sous tous les rapports (donc aussi sous celui de l’amour), il fallut donc qu’ils en devinssent volontairement participants. Cela implique effort et croissance. Ainsi leur réponse ne pouvait plus être, à la base, un don, un amour équivalant à l’offre divine, simultané et parfait. C’est pourquoi Dieu a nuancé son offre en fonction de leur capacité de réponse.

Dans sa relation avec les hommes, participants de sa subjectivité, Dieu concrétise bénévolement ses énergies, il n’est plus en communication avec son être entier. Car les hommes tardent à répondre, ou à répondre parfaitement et immédiatement à Dieu et à leurs semblables. Cette croissance dans la capacité d’offrir et de répondre, ce retard et cette attente sont équivalents au temps. Mais les partenaires ont la possibilité de recevoir de Dieu une aide dans leur cheminement vers son éternité, vers la simultanéité et la perfection de l’offre et de la réponse. Puisque Dieu est éternel nous pouvons, nous aussi, croître vers l’éternité.

Dieu chemine avec nous vers l’éternité et vit lui-même l’attente et donc le temps, la restriction imposée par l’évolution de l’offre de son amour. Il vit simultanément son éternité dans ses relations intra-trinitaires et le rapport temporel avec les créatures spirituelles.

C’est une kénose acceptée bénévolement par Dieu, dans l’ordre de la création, une descente dans le rapport avec le monde, que Dieu vit simultanément avec l’éternité de sa vie trinitaire. Il vit ces deux actes dans le fait même qu’il offre son amour éternel dans notre instant temporel ; ainsi nous sommes nécessairement invités à répondre, car nous ressentons dans cet instant non seulement notre temporalité, mais également notre éternité, même si notre réponse est partielle ou négative.

Dieu attend » avec une immense patience » notre retour, notre éveil à l’amour qu’il offre, et en même temps il se réjouit de l’intemporalité, de l’immédiateté, de la réciprocité existant dans les manifestations aimantes des sujets trinitaires. Le paradoxe est encore plus grand : la joie de l’immense amour trinitaire demeure dans l’attente de la réponse amoureuse des hommes et dans la tristesse due à son retard. « Voici je me tiens à la porte et je frappe ! Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui » (Ap 3, 20). Le temps signifie pour Dieu la durée de son attente à la porte, jusqu’à ce qu’elle s’ouvre tout entière.

Dieu n’entre pas de force dans le cœur de l’homme. L’union avec lui ne peut se réaliser sans la réponse libre des croyants à l’offre de son amour. Pour cela il leur donne le temps. Mais ce temps est également vécu par Dieu. On pourrait même dire qu’il est plus vécu par Dieu que par nous, car Dieu est conscient qu’il se trouve en attente, à la porte, alors qu’occupés par les affaires domestiques, nous ne l’attendons pas, ne savons même pas qu’il attend à la porte. Si Dieu entrait de force, s’il ne donnait aux hommes un délai pour répondre, il forcerait leur réponse, or une réponse forcée n’est plus celle de l’amour. C’est justement parce que Dieu désire leur amour qu’il laisse le temps aux hommes. Le temps est l’expression du désir qu’a Dieu de l’amour des croyants, l’expression du prix qu’il donne à cet amour. Sans doute nous attendons, nous aussi, toutes sortes de choses, mais l’attente la plus intense est celle de l’amour ; or ayant perdu l’espoir de voir notre attente comblée, nous n’attendons presque plus rien de tel. Cependant nous nous trouvons dans le temps et sommes face à un manque, c’est pourquoi le temps passe difficilement, plus difficilement encore que lorsque nous attendons avec espoir l’amour total d’une personne. Alors nous vivons l’éternité, ne serait-ce qu’en espérance, par anticipation, et cela nous procure un certain bonheur. Dieu est dans cette espérance attentive, dans cette attente de l’amour d’un homme, plus importante que tout.

Cependant parce que nous n’avons pas atteint la pleine union avec Dieu dans l’amour, son activité en notre faveur, son offre d’amour, tient compte du point où nous sommes parvenus dans l’intervalle qui nous sépare encore de l’union totale. Dans ce sens-là on peut parler d’une » historicité », d’un » devenir » de Dieu dans son activité à notre égard. Non seulement nous avançons vers l’union totale avec Dieu, mais en même temps nous avançons dans l’atmosphère aimante de sa personne ; ainsi notre temps se remplit peu à peu d’une éternité toujours plus sensible. D’autre part l’éternité est présente à Dieu dans ce temps même qu’il accepte, espérant et suivant la venue progressive du croyant.

L’intervalle séparant l’offre divine de la réponse humaine ne diminue pas nécessairement de manière régulière. Les croyants devraient répondre plus vite que les autres. Si les uns, effectivement, répondent plus vite, d’autres déçoivent à plusieurs reprises l’attente de Dieu : « Jérusalem, Jérusalem (...) combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ». (Mt 23, 37), ou : « Et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ». (Jn 5, 40). […]

DIEU SE DONNE LUI-MÊME EN AMOUR

Si Dieu, par la création et par ses énergies, offrait son amour aux êtres créés et conscients, en Christ il se donne lui-même comme hypostase. En Christ l’hypostase divine devient accessible – à notre niveau humain – pour une pleine communion : Dieu comble l’intervalle nous séparant de lui, mais l’écart demeure de notre côté et Dieu souffre de ce que nous maintenons cette distance que lui a franchie. C’est par son incarnation qu’il l’a comblée, et c’est justement pourquoi il souffre de nous voir rester à distance. Il souffre que nous ne puissions le rencontrer bien qu’il nous soit tout proche. Par contre ceux qui acceptent son amour peuvent déjà, d’une certaine manière, goûter l’éternité, le dépassement de cette distance.

La possibilité pour Dieu d’entrer bénévolement en relation avec la temporalité humaine et sa souffrance, volontaire, due au refus humain de répondre à son amour, expliquent l’union réelle de la divinité et de l’humanité dans l’unique personne du Christ, le lien entre l’impassibilité divine et la souffrance humaine, sans, toutefois, que cette souffrance n’atteigne l’essence divine elle-même. […]

LE DIALOGUE AMOUREUX DE DIEU

Le parfait amour trinitaire donne à Dieu la puissance d’entrer en dialogue amoureux avec les êtres spirituels créés, respectivement avec les hommes et à leur niveau. Ce dialogue se déroule selon un processus évoluant sans que Dieu en ait besoin et sans, non plus, qu’il abandonne l’amour trinitaire parfait et donc éternel et bienheureux. Dans cet amour qu’il nous prodigue, Dieu peut souffrir de notre propre souffrance due à l’imperfection de l’amour que nous offrons en tant que partenaires du dialogue.

Mais, dans cet échange, la créature reçoit également ce qu’elle peut de l’éternité ou du bonheur de l’amour divin. Elle peut progresser dans cet amour, donc dans l’espérance de l’éternité. Le croyant est – par nature – placé dans ce dialogue amoureux, devant cette possibilité de saisir l’offre divine et devant la nécessité d’y répondre personnellement. Il peut combler la distance entre l’offre divine et sa réponse, tout en sachant que ce pouvoir, cette capacité de répondre sont précisément contenus dans l’offre elle-même. C’est par l’amour de Dieu qu’il peut croître dans l’amour, par l’éternité ou la plénitude de la vie divine qu’il peut avancer sur le chemin de l’éternité et de la vie. Ainsi grandit sa propre humanité. Aucune contradiction ne gît entre le divin et l’humain. L’humain est le divin sous sa forme créée, il est lié au divin incréé, au divin-en-soi.

Ainsi en Christ il n’y a ni confusion ni contradiction entre la nature divine et humaine. Comme écrit J. Meyendorff : « En christologie chalcédonienne, cette interpénétration exclut, évidemment, toute confusion des natures, toute absorption de l’humain par le divin : au contraire, comme Maxime le Confesseur le montre bien, la communion avec le Logos garantit précisément l’existence d’une humanité proprement naturelle. L’homme n’est vraiment homme que lorsqu’il participe à la vie divine et qu’il réalise en lui-même l’image de Dieu ».

En Christ l’humanité rencontre la divinité non seulement dans l’abaissement du divin jusque dans la » temporalité » et la passion, mais également dans l’élévation de l’humain vers l’éternité de l’amour et dans la force qui surgit de l’impassibilité. Sur la croix Jésus n’est pas ce sujet tout abattu et décomposé de douleur, tel que représenté par la peinture occidentale, mais il est celui qui supporte la mort dans une tension et un accord spirituel, sources de vigueur. L’Orient a développé toute une spiritualité du « silence », de la maîtrise de soi, des miséreux et des martyrs. Par cet accord et cette tension de la foi l’esprit humain pénètre dans la zone de l’éternité et y respire.

Le Fils de Dieu s’est incarné non seulement pour participer à la souffrance humaine, non seulement pour communier à notre temporalité, mais aussi pour que nous communiions à l’éternité divine. « Dieu s’est fait homme pour diviniser l’homme ». Saint Maxime le Confesseur a développé l’idée de la conformité des deux volontés en Christ : Dieu, le Créateur, ne peut vouloir quelque chose d’hostile à ses créatures qui, elles, ne peuvent s’opposer à leur Créateur. Il n’y a aucune contradiction de nature entre les énergies divines et humaines. Ces dernières sont destinées à faire place en elles aux premières et vice-versa, elles sont appelées à devenir, avec celles de Dieu, les énergies théandriques du croyant et de Dieu.

En résumé, Dieu s’incarne dans un monde qui est sien, le monde de ses énergies dont le mouvement – quand il suit sa nature – est soutenu par ces énergies divines. Le temps est une échelle dressée par Dieu pour que ses créatures montent à lui, et sur laquelle Dieu lui-même descend par ses énergies pour aider ses créatures à monter. Dieu n’est pas lui-même cette échelle car il n’a pas à devenir pour manifester sa plénitude.

Saint Grégoire Palamas écrit que ceux qui communient aux énergies incréées deviennent eux-mêmes « incréés », » éternels » ou sans commencement, non par nature, mais par participation aux énergies incréées de Dieu. Mais alors s’ils peuvent devenir ainsi, n’auraient-ils pas en eux une prédisposition, une capacité d’être « éternels » ? » De ceux qui communient à ses forces et travaillent conformément à elles, déclare le théologien, Dieu en fait des dieux selon la grâce, sans commencement et sans terme. » Saint Grégoire cite ensuite Saint Maxime le Confesseur : » Non selon leur nature créée, qui régit le commencement et le terme de leur existence, mais selon la grâce divine et incréée, infiniment au-dessus de toute nature et de toute contingence temporelle, issue du Dieu existant éternellement. En soumettant leurs esprits aux rayons incréés et immortels de Dieu le Père et en naissant, par la grâce, de Dieu le Fils dans l’Esprit ils reçoivent leurs noms en toute justice ; ce nom leur est conféré non en vertu de leurs attributs naturels, mais par cette note divine et bienheureuse dans laquelle leur visage s’est transformé et qui n’est soumise ni au temps, ni à la nature, ni à la parole, ni à la raison, bref à rien de ce qui est ». […]

DISTANCE DE DIEU – DISTANCE DES AUTRES

Dieu a créé les êtres limités pour qu’ils tendent à répondre totalement et définitivement à l’offre de son amour et qu’ils vivent entre eux dans une même relation ; il a également créé le temps et est descendu agir dans l’histoire. L’offre progressive de son amour aux créatures est constituée par la création du temps et l’abaissement divin. Le fondement du dialogue de l’amour bénévole avec les êtres créés, pour l’achèvement duquel les créatures ont besoin du temps que Dieu leur accorde, ce fondement se trouve dans le dialogue-même de l’amour trinitaire, achevé de toute éternité.

Créant ces êtres limités, les appelant à s’approcher le lui et à se rencontrer les uns les autres dans l’amour, Dieu a placé aussi entre eux la distance pour qu’ils cherchent à la dépasser par l’amour. Et lorsque cette distance spatiale entre les êtres n’est plus source d’une distance spirituelle, lorsque l’état d’un parfait amour entre tous est atteint, alors les êtres auront atteint également l’état d’un amour achevé face à Dieu.

Les distances spatiales sont la forme visible de l’altérité des êtres limités, impliqués dans la chair, mais elles peuvent tout aussi bien être le signe du dialogue incomplet de l’amour qu’ils se portent et le stimulant pour le parfaire. Pour combler cette distance il est besoin de temps. Cet espace géographique en implique un autre, temporel, et ce dernier nécessite une distance spatiale et marque une distance spirituelle.

Cet intervalle entre les personnes créées traduit celui qui sépare l’amour plénier de Dieu et la réponse hésitante et suspecte de l’homme. Personne ne peut posséder en soi Dieu par un amour absolu, tant qu’il n’est pas uni à ses semblables par un amour correspondant. Mais c’est totalement qu’il possédera Dieu lorsqu’il sera uni dans l’amour avec tous ses semblables. Jusque là Dieu n’est dans l’homme que le soutien du désir de lui et des autres. Dans la distance qui nous sépare des autres se reflète celle qui nous écarte de Dieu. Dieu s’est placé dans la distance qui nous coupe de chacun, et nous ne l’atteindrons que lorsque nous aurons comblé ce fossé. […]

LES SAINTS ET L’AMOUR

Que l'on puisse ainsi s'élever au-dessus de l'espace, l'existence de certains saints nous le prouve, pour lesquels toute distance disparaît. Il s'agit là d'une suppression non seulement extérieure des distances, comme le réalise, dans une certaine mesure, la technique humaine d'aujourd'hui (téléphone, radio, télévision), mais il s'agit également d'une suppression intérieure. C'est par l'amour qu'elle se réalise. Le saint répond totalement et certainement à l'offre d'amour de ses semblables et de Dieu. En quelque sorte il anticipe l'eschatologie.

Si parfois une mère peut combler par son amour la distance qui la sépare de son fils lorsqu’il est dans le malheur, les saints peuvent aussi le faire par leur grand amour pour les autres hommes. Ils participent à l’omniprésence de Dieu qui, secrètement, est présent en chacun par son amour. Ils vivent cette présence avec leur sensibilité spirituelle et y participent à leur manière. Ces hommes peuvent voir dans le Dieu omniprésent un peu de cette réalité lointaine. Alors que pour certains « Dieu habite une lumière inaccessible » (1 Tm 6, 16), il devient spirituellement sensible à ceux qui ont atteint au Christ par amour. […]

Extraits de Dumitru Staniloae, Dieu est Amour,
Labor et Fides, Genève, 1980, passim.
Nos titres et italiques. Pour les notes de bas de page,
voir le Bulletin Lumière du Thabor No. 26,
Archives du Bulletin.


 Amour divin - Amour humain : Introduction

 



Dernière modification: 
Samedi 23 juillet 2022